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juger avec quelle lenteur, fur-tout pour un homme abfolument dé-' pourvu de mémoire verbale, & qui de la vie n'a pu retenir fix vers par cœur. Il y a telle de mes périodes que j'ai tournée & retournée cinq ou fix nuits dans ma tête avant qu'elle fût en état d'être mise fur le papier. De-là vient encore que je réuffis mieux aux ouvrages qui demandent du travail, qu'à ceux qui veulent être faits avec une certaine légéreté, comme les lettres; genre dont je n'ai jamais pu prendre le ton, & dont l'occupation me met au fupplice. Je n'écris point de lettres fur les moindres fujets qui ne me coûtent des heures de fatigue, ou fi je veux écrire de fuite ce qui me vient, je ne fais ni commencer ni finir, ma lettre eft un long & confus verbiage; à peine m'entend - on quand on la lit.

Tome I.

V

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Non-feulement les idées me coûtent à rendre, elles me coûtent même à recevoir. J'ai étudié les hommes & je me crois affez bon obfervateur. Cependant je ne fais rien voir de ce que je vois; je ne vois bien que ce que je me rappelle, & je n'ai de l'efprit que dans mes fouvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on fait, de tout ce qui se passe en ma présence, je ne sens rien, je ne pénetre rien. Le figne. extérieur est tout ce qui me frappe. Mais enfuite tout cela me revient: je me rappelle le lieu, le tems, le le regard, le gefte, la circonftance, rien ne m'échappe. Alors fur ce qu'on a fait ou dit, je trouve ce qu'on a penfé, & il eft rare que je me trompe.

ton,

Si peu maître de mon efprit feul avec moi-même, qu'on juge de ce que je dois être dans la converfa

tion, où, pour parler à propos, il faut penfer à la fois & fur le champ à mille choses. La feule idée de tant de convenances dont je fuis für d'oublier au moins quelqu'une, fuffit pour m'intimider. Je ne comprends pas même comment on ofe parler dans un cercle : car à chaque mot il faudroit paffer en revue tous les gens qui font là: il faudroit connoître tous leurs caracteres, favoir leurs hiftoires, pour être fûr de ne rien dire qui puiffe offenfer quelqu'un.Là-deffus ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage : fachant mieux ce qu'il faut taire ils font plus furs de ce qu'ils difent: encore leur échappe-t-il fouvent des balourdifes. Qu'on juge de celui qui tombe là des nues! il lui eft prefque impoffible de parler une minute impunément. Dans le tête-à-tête il ý a un autre inconvénient que je

trouve pire; la néceffité de parler toujours. Quand on vous parle, il faut répondre, & fi l'on ne dit mot, il faut relever la converfation. Cette infupportable contrainte m'eût feule dégoûté de la fociété. Je ne trouve point de gêne plus terrible que l'obligation de parler fur le champ & toujours. Je ne fais fi ceci tient à ma mortelle averfion pour tout af fujettissement; mais c'est affez qu'il faille abfolument que je parle pour que je dife une fottife infailliblement. Ce qu'il y a de plus fatal eft qu'au lieu de favoir me taire quand je n'ai rien à dire, c'eft alors que pour payer plutôt ma dette j'ai la fureur de vouloir parler. Je me hâte de balbutier promptement des paroles fans idées, trop heureux quand elles ne fignifient rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la mon

trer.

Je crois que voilà de quoi faire affez comprendre comment n'étant pas un fot, j'ai cependant souvent paffé pour l'être, même chez des gens en état de bien juger d'autant plus malheureux que ma phyfionomie & mes yeux promettent davantage, & que cette attente fruftrée rend plus choquante aux autres ma ftupidité. Ce détail qu'une occafion particuliere a fait naître n'est pas inutile à ce qui doit fuivre. Il contient la clef de bien des chofes extraordinaires qu'on m'a vu faire, &qu'on attribue à une humeur fauvage que je n'ai point. J'aimerois la fociété comme un autre, fi je n'étois fûr de m'y montrer nonfeulement à mon défavantage, 'mais tout autre que je ne fuis. Le parti que j'ai pris d'écrire & de me cacher eft précisément celui qui me convenoit, Moi présent on n'auroit

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