qu'un sot. Je le sentais moi-même, et j'en gémissais, enviant les talents de mon ami Venture, tandis que j'aurais dû remercier ma bêtise des périls dont elle me sauvait. Je demeurai pour madame de Menthon le maître à chanter de sa fille et rien de plus; mais je vécus tranquille et toujours bien voulu dans Chambéri. Cela valait mieux que d'être un bel esprit pour elle et un serpent pour le reste du pays. Quoi qu'il en soit, maman vit que pour m'arracher au péril de ma jeunesse il était temps de me traiter en homme; et c'est ce qu'elle fit, mais de la façon la plus singulière dont jamais femme se soit avisée en pareille occasion 1. Je lui trouvai l'air plus grave, et le propos plus moral qu'à son ordinaire. A la gaieté folâtre dont elle entremêlait ordinairement ses instructions succéda tout-à-coup un ton toujours soutenu, qui n'était ni familier ni sévère, mais qui semblait préparer une explication. Après avoir cherché vainement en moi-même la raison de ce changement, je la lui demandai; c'était ce qu'elle I 'Nous touchons au récit des circonstances qui ont servi à former contre Rousseau l'une des accusations les plus graves dont il ait été l'objet, celle d'ingratitude, en publiant les turpitudes de sa bienfaitrice. Ce reproche a été examiné dans l'avis qui précède les Confessions. Il importe, pour juger avec impartialité, de lire avec attention ces détails sur le caractère de madame de Warens, sur les principes qu'elle avait reçus, et l'énumération de ses qualités. Il est de toute justice de les mettre en opposition avec le déréglement de sa conduite, résultat et conséquence nécessaires, et de l'une de ces qualités, et des principes de M. de Tavel : résultat non justifié sans doute aux yeux du lecteur, mais légitimé ou naturel à ceux de madame de Warens, séduite par les sophismes les plus captieux de son instituteur, ainsi que le fera voir la suite du récit. a attendait. Elle me proposa une promenade au petit jardin pour le lendemain : nous y fûmes dès le matin. Elle avait pris ses mesures pour qu'on nous laissât seuls toute la journée : elle l'employa à me préparer aux bontés qu'elle voulait avoir pour moi, non, comme une autre femme, par du manége et des agaceries, mais par des entretiens pleins de sentiment et de raison ", plus faits pour m'instruire que pour me séduire, et qui parlaient plus à mon cœur qu'à mes sens. Cependant, quelque excellents et utiles que fussent les discours qu'elle me tint, et quoiqu'ils ne fussent rien moins que froids et tristes, je n'y fis pas toute l'attention qu'ils méritaient, et je ne les gravai pas dans ma mémoire comme j'aurais fait dans tout autre temps. Son début, cet air de préparatif m'avait donné de l'inquiétude: tandis qu'elle parlait, rêveur et distrait malgré moi, j'étais moins occupé de ce qu'elle disait que de chercher à quoi elle en voulait venir; et sitôt que je l'eus compris, ce qui ne me fut pas facile, la nouveauté de cette idée, qui depuis que je vivais auprès d'elle ne m'était pas venue une seule fois dans l'esprit, m'occupant alors tout entier, ne me laissa plus le maître de penser à ce qu'elle me disait. Je ne pensais qu'à elle, et je ne l'écoutais pas. Vouloir rendre les jeunes gens attentifs à ce qu'on leur veut dire, en leur montrant au bout un objet très-intéressant pour eux, est un contre-sens très-ordinaire aux instituteurs, et que je n'ai pas évité moi-même dans mon Émile. Le jeune homme, a VAR. « Pleins de sens et de raison. frappé de l'objet qu'on lui présente, s'en occupe uniquement, et saute à pieds joints par-dessus vos discours préliminaires pour aller d'abord où vous le menez trop lentement à son gré. Quand on veut le rendre attentif, il ne faut pas se laisser pénétrer d'avance; et c'est en quoi maman fut maladroite. Par une singularité qui tenait à son esprit systématique, elle prit la précaution très-vaine de faire ses conditions; mais sitôt que j'en vis le prix, je ne les écoutai pas même, et je me dépêchai de consentir à tout. Je doute même qu'en pareil cas il y ait sur la terre entière un homme assez franc ou assez courageux pour oser marchander, et une seule femme qui pût pardonner de l'avoir fait. Par une suite de la même bizarrerie, elle mit à cet accord les formalités les plus graves, et me donna pour y penser huit jours, dont je l'assurai faussement que je n'avais pas besoin : car, pour comble de singularité, je fus très-aise de les avoir, tant la nouveauté de ces idées m'avait frappé, et tant je sentais un bouleversement dans les miennes qui me demandait du temps pour les arranger! On croira que ces huit jours me durèrent huit siècles: tout au contraire, j'aurais voulu qu'ils les eussent duré en effet. Je ne sais comment décrire l'état où je me trouvais, plein d'un certain effroi mêlé d'impatience, redoutant ce que je désirais, jusqu'à chercher quelquefois tout de bon dans ma tête quelque honnête moyen d'éviter d'être heureux. Qu'on se représente mon tempérament ardent et lascif, mon sang enflammé, mon cœur enivré d'amour, ma vigueur, ma santé, mon âge. Qu'on pense qué dans cet état, altéré de la soif des femmes, je n'avais encore approché d'aucune; que l'imagination, le besoin, la vanité, la curiosité, se réunissaient pour me dévorer de l'ardent désir d'être homme et de le paraître. Qu'on ajoute surtout, car c'est ce qu'il ne faut pas qu'on oublie, que mon vif et tendre attachement pour elle, loin de s'attiédir, n'avait fait qu'augmenter de jour en jour; que je n'étais bien qu'auprès d'elle; que je ne m'en éloignais que pour y penser; que j'avais le cœur plein, non-seulement de ses bontés, de son caractère aimable, mais de son sexe, de sa figure, de sa personne, d'elle, en un mot, par tous les rapports sous lesquels elle pouvait m'être chère. Et qu'on n'imagine pas que pour dix ou douze ans que j'avais de moins qu'elle, elle fût vieillie ou me parût l'être. Depuis cinq ou six ans que j'avais éprouvé des transports si doux à sa première vue, elle était réellement très-peu changée, et ne me le paraissait point du tout. Elle a toujours été charmante pour moi, et l'était encore pour tout le monde. Sa taille seule avait pris un peu plus de rondeur. Du reste c'était le même œil, le même teint, le même sein, les mêmes traits, les mêmes beaux cheveux blonds, la même gaieté, tout jusqu'à la même voix, cette voix argentée de la jeunesse, qui fit toujours sur moi tant d'impression, qu'encore aujourd'hui je ne puis entendre sans émotion le son d'une jolie voix de fille. Naturellement ce que j'avais à craindre dans l'attente de la possession d'une personne si chérie était de l'anticiper, et de ne pouvoir assez gouverner mes désirs et mon imagination pour rester maître de moi-même. On verra que, dans un âge avancé, la seule idée de quelques légères faveurs qui m'attendaient près de la personne aimée allumait mon sang à tel point qu'il m'était impossible de faire impunément le court trajet qui me séparait d'elle. Comment, par quel prodige, dans la fleur de ma jeunesse, eus-je si peu d'empressement pour la première jouissance? Comment pus-je en voir approcher l'heure avec plus de peine que de plaisir? Comment, au lieu des délices qui devaient m'enivrer, sentais-je presque de la répugnance et des craintes? Il n'y a point à douter que si j'avais pu me dérober à mon bonheur avec bienséance, je ne l'eusse fait de tout mon cœur. J'ai promis des bizarreries dans l'histoire de mon attachement pour elle; en voilà sûrement une à laquelle on ne s'attendait pas1. Le lecteur, déjà révolté, juge qu'étant possédée par un autre homme, elle se dégradait à mes yeux en se partageant, et qu'un sentiment de mésestime attiédissait ceux qu'elle m'avait inspirés : il 1 Une autre bizarrerie non moins remarquable est la réunion de deux sentiments contradictoires: la persuasion dans laquelle il est que la conduite de madame de Warens doit révolter le lecteur, et l'espoir de ramener ce lecteur à des idées moins défavorables pour elle. Mais c'est en vain qu'il emploie toutes les ressources de son éloquence: il n'en a tant que parce qu'il est de bonne foi: et c'est par l'intention qu'on doit le juger. |