tage de son mari à des enfants étrangers ; enfin du ridicule à vouloir faire entrer en compensation les vertus qui ennoblissent, et le vice qui avilit, parce que les premières sont ternies, détruites même par le second. L'envie vient alors au secours de la morale, qui lui sert d'égide, et lui prête des armes victorieuses. M. Servan profite de l'avantage que lui donne cette position, mais avec peu de générosité, parce que cet avantage était si grand, qu'il n'avait pas besoin d'aggraver l'accusation par des circonstances inexactes. « Si madame de Warens vivait, dit-il, eût-on fait <«<imprimer ces infamies? Or, elle vit encore2: elle vit « dans safamille, dans celle de son mari, dans la per<«<sonne de tous ses proches. De cette assertion, qui n'est qu'une supposition gratuite, découlent de beaux mouvements oratoires, que l'avocat-général met habilement en œuvre pour montrer des hommes dont le front pur n'aurait jamais rougi pour eux-mêmes, forcés de rougir pour une femme, etc. Or, la famille du mari de madame de Warens était éteinte en 1730: la sienne s'éteignit en 1745, par la mort du seul parent qu'elle eût, qui était à Constantinople, et dont elle réclama vainement l'héritage. Elle n'avait donc ni proches, ni parents; et les révélations de Rousseau n'ont fait de tort qu'à la mémoire l'on faisait, on est allé au point de demander qui l'on préférerait avoir dans sa famille, ou de la fameuse marquise de Brinvilliers, ou de la baronne de Warens, et de donner la préférence à la première ? 'Elles sont indiquées dans l'Histoire de Rousseau, t. II, article WARENS, assez pour ceux qui connaissent leurs aventures, pas assez pour les autres. Les désigner, c'eût été mériter le reproche dont on veut laver Jean-Jacques. * Elle était morte en 1764, et Servan écrivait en 1783. d'une femme connue dans son pays sous les rapports qui nous la font connaître. Il n'apprenait rien aux habitants de Chambéry, si ce n'est l'existence de vertus et de qualités qu'ils avaient ignorées; mais il a tellement agrandi la sphère, qu'elle embrasse le monde lettré dans sa circonférence 1. Après avoir injustement aggravé les torts de Jean-Jacques, M. Servan, qui lui reproche ses indiscrètes confidences sur sa bienfaitrice, lui interdit tout éloge. Il trouve mauvais qu'il en médise; il le blâme de la louer. « On répondra sans doute, dit-il, que Rousseau, à quel<«<ques vérités fâcheuses pour madame de Warens, a «< mêlé les plus séduisants éloges. Mais qu'on y prenne garde, ces éloges ne louent point; je dis plus, ils «< diffament..... Retranchez à une femme ce qu'on appelle son honneur, elle ne paraît plus susceptible d'au<«< cun autre honneur.... Tout homme qui s'avise de pu<«<blier les louanges d'un autre, est obligé de le louer <<< selon les principes de l'opinion publique, et non se«<lon les siens.... Je ne crois point exagérer, en assu<«<rant que les éloges de Rousseau diffament encore << plus celle qui en est le misérable objet. >> « Il n'y a dans aucun sens exagération; mais il y a erreur et paradoxe. Que le suffrage de Rousseau, qui 1 Il est une autre accusation dont il me paraîtrait plus difficile de justifier Rousseau : ce serait d'avoir nominé une autre femme qu'il abandonna pour madame de Warens; je suis étonné qu'on n'en ait point parlé. Mais il est douteux que ce soit lui qui ait fait connaître ce nom. Il y aurait une grande maladresse à rappeler ce fait, si l'on ne se proposait, avant tout, d'être sincère et vrai. C'est la vérité qu'on recherche dans cet examen. On n'établit point en système la perfection de Jean-Jacques, on passe en revue les reproches qu'on lui a faits. honore madame de Warens, ne puisse balancer seul ̊ les milliers de suffrages qui la diffament, ainsi que l'exprime M. Servan, nous en conviendrons avec lui; mais que les louanges ajoutent à cette diffamation, c'est ce que nous ne concevons plus. Nous ne pouvons comprendre comment la bienfaisance, l'humanité, la bonté, la discrétion, la sûreté de caractère, l'indulgence, le désintéressement, toutes les qualités les plus rares, augmentent le déshonneur de la personne qui les possède. En lisant l'énumération de ces qualités, et le récit des faits qui prouvent que madame de Warens en est douée, on se dit bien : Quel dommage qu'elles soient ternies par l'absence de la pudeur! On regrette ce qui lui manque, ce qu'elle a perdu. Mais, si l'on n'admet point la compensation à laquelle Rousseau veut inutilement arriver par les moyens les plus propres à l'obtenir, du moins l'impression fâcheuse qu'on a reçue n'en peut-elle être augmentée. M. Servan, mettant en scène une femme du monde qui résiste aux combats des passions, suppose que, pour céder, elle s'autorise de l'exemple de Jean-Jacques, et lui fait tenir ce discours : « Quelle duperie, à moi, <«<de refuser à l'amour ce que madame de Warens << accordait à la seule pitié! elle s'abandonnait au «premier venu par principe, et moi je n'accorderais « rien à l'homme choisi par mon cœur! Mon amant a << bien raison de dire que tout cela n'est qu'une affaire « de préjugé! Qui ne voit qu'au fond, Rousseau, le << grand Rousseau pensait absolument comme lui?» Qui ne le voit? Tous ceux qui ont l'esprit juste, et qui sont de bonne foi. Saint-Preux et Julie n'ont-ils R. XIV. b pas sacrifié un rendez-vous à une bonne action? et ce sacrifice n'est-il pas peint de manière à inspirer le désir d'en faire de pareils? et la conduite de madame de Warens n'est-elle pas représentée de manière à faire naître le dégoût? Avant de passer à La Harpe, rapportons les conclusions que tire l'avocat-général, soit à propos de ce qu'il appelle les personnalités (concernant M. Bovier et les personnes dont il présume devoir être question dans les six derniers livres des Confessions, qu'il ne connaissait pas), soit à propos des faits qu'il regarde comme douteux, et dont la certitude a depuis été démontrée. Ces conclusions sont remarquables. «Que veux - je <<< conclure de tout ceci, dit-il? que Rousseau a menti? << Non, mais qu'il s'est misérablement trompé lui-même... «Qui ne connaît l'ascendant de cet esprit sur les autres esprits? Qui n'a éprouvé la force incroyable des deux « moyens qu'il emploie toujours, la bonne foi la plus «entière, la sensibilité la plus exquise? On le croit, « parce qu'il se croit d'abord lui-même. >> Ce langage ne prouve-t-il pas que, si le célèbre magistrat eût eu les renseignements qu'on a publiés depuis ; s'il eût connu les mémoires et correspondances dont nous avons parlé; s'il se fût bien convaincu par là que les révélations de Rousseau, dans la seconde partie de ses Confessions, dont Servan youlait empêcher la publicité, n'étaient qu'une réponse à ses ennemis, une véritable justification; s'il eût vu qu'en le faisant il provoquait une injustice, il aurait infailliblement jeté son éloquent réquisitoire au feu. Si nous nous étions proposé de reproduire des injures et d'y répondre, cette tâche avec La Harpe se¡ rait pénible et longue. Mais nous ne devons nous arrêter qu'aux raisonnements ou jugements qu'il prétend motiver. Nous aimerions mieux des faits positifs; ce genre de preuves lui a manqué : quand il en fait usage, il est inexact, ainsi qu'on va le voir. Laissons-le donc traiter Rousseau de vil charlatan, du plus impudent des cyniques, et bornons-nous à l'examen de la critique des Confessions. Il leur a d'abord consacré un chapitre dans son Cours de littérature; il n'y dit mot de l'ouvrage, et ne s'occupe que de l'homme. C'est dans ce chapitre qu'il représente Jean-Jacques comme n'ayant rien de particulier que le degré de talent et l'excès d'orgueil. «La suscepti«bilité de l'orgueil porté jusqu'à la démence, ajoute«t-il, ne saurait s'appeler une originalité, sans quoi << toute espèce de folie en serait une. A ce genre de folie près, voyez si Rousseau, même d'après ses Con«fessions, n'est pas un homme très-commun. » L'ouvrage et l'homme fixèrent particulièrement l'attention de La Harpe à propos des Lettres sur les Confessions, que publia un auteur dans qui la réunion du talent, du savoir et du goût, à l'aménité des mœurs, au sentiment des convenances, aux qualités du cœur et de l'esprit, donnait un avantage qui manquait au critique, parce que celui-ci n'écoute que trop souvent ses passions en prenant la plume. Ginguené s'était proposé d'examiner, « 1° si Rousseau devait écrire ses Confessions, et les écrire comme il l'a fait; 2o quel jugement il fallait porter de cet ouvrage; 3° quelle b. |