Les Confessions forment une des principales accusations contre Rousseau, non sous le rapport du talent ou du style, mais sous celui des convenances. C'est donc sous ce dernier point de vue que nous devons les considérer. Commençons par faire observer qu'il y a dans cet ouvrage des fragments que les premiers éditeurs ont eu le bon esprit de retrancher, que leurs successeurs ont rétablis, et que l'usage et le goût du public, qui fait loi en matière d'édition, nous mettent, à notre grand regret, dans l'obligation de conserver. Quand le public a été pris pour juge une fois, on perd le droit de rien supprimer : ce sont comme les pièces d'une procédure qu'il faut toutes reproduire. Au nombre de ces fragments est la description choquante, dégoûtante, et d'un cynisme révoltant, que Rousseau fait d'une scène qui se passa dans l'hospice des catéchumènes à Turin1. Jean-Jacques est sans excuse, parce que cette sale peinture était inutile au procès. Car les Confessions ne sont que le plaidoyer 1 Liv. II. R. XIV. a d'un homme qui croit qu'on ne le connaît pas, qu'on le calomnie, qu'on le condamne sans l'entendre, et d'après le dire de ses adversaires. Tout fait étranger à la cause de l'accusé, doit être soigneusement écarté de sa défense, lorsqu'il n'est ni instructif, ni moral, ni philosophique, et que le lecteur n'y doit trouver aucun plaisir. Or, le tableau que j'indique, loin de remplir aucune de ces conditions, n'est propre qu'à faire détourner avec dégoût les yeux de celui qui l'aperçoit. J'ai dit le but des Confessions. C'est l'ouvrage d'un solitaire malheureux qui croit sa mémoire flétrie; qui ne voit autour de lui que des ennemis ou des accusateurs; et qui, s'examinant avec scrupule, se reconnaissant meilleur qu'on ne le fait, n'hésite pas à mettre au grand jour ses actions louables ou *honteuses, ses pensées les plus secrètes, ses intentions les plus cachées, enfin les mouvements de son ame que lui seul connaît, qu'il pourrait couvrir d'un voile épais, lorsqu'ils sont blâmables ou même équivoques. Il pense que ce sacrifice lui donne le droit de publier dans tous leurs détails, les rapports les plus intimes qu'il eut avec ses semblables, puisqu'il est calomnié par eux. Se livrant sans aucune réserve, se trahissant pour ainsi dire, ne gardant aucun ménagement envers lui, il croit n'en avoir plus à garder envers les autres, pourvu que ses révélations exactes et rigoureusement conformes à la vérité, soient strictement renfermées dans le cercle de sa défense. Ici je m'arrête, parce que je touche à l'accusation capitale. C'est ce droit que l'on conteste. Si l'on a le droit de se diffamer soi-même, on n'a point celui de diffamer les autres. Je n'affaiblis point l'objection : je vais y répondre : procédons par ordre. Je conviens d'abord qu'on n'a jamais le droit de diffamer les autres, mais je nie que Rousseau l'ait exercé; car se défendre, énoncer des faits accusateurs pour se justifier, ce n'est point diffamer quand ces faits sont exacts et liés à l'accusation dont soi-même on est l'objet. « Je suis persuadé, dit un illustre critique1, qu'il est <«<et de la justice et du bien public que les mauvaises <«< actions soient traduites au tribunal de la renommée, << pour y recevoir les châtiments qu'elles méritent; in«terest reipublicæ cognosci malos. Mais tout le monde «<< ne doit pas se mêler de cette fonction; car, si le mal qu'on veut divulguer est de nature à être puni par « les lois civiles, il faut laisser faire les magistrats... « que si le mal est d'une autre espèce, jouissant de « l'impunité, ou à cause de la tolérance de la justice, «< ou à cause des personnes qui le font, alors il faut <«< laisser le soin de le punir à l'histoire. >> Ici le mal n'est pas de nature à être puni par les lois civiles : il est d'une autre espèce jouissant de l'impunité. Si un écrivain désintéressé peut faire connaître l'auteur de ce mal et le punir par l'opprobre, à plus forte raison ce droit doit-il appartenir à celui dont la mémoire est flétrie par ce mal. Si Rousseau s'est strictement renfermé dans les limites de sa défense, s'il n'est point sorti du droit qu'elle lui donnait, il me semble que l'accusation tombe; car sa base repose sur la non-existence de ce droit. 1 Voyez la Dissertation de Bayle sur les libelles diffumatoires, Ive vol. du Dictionnaire in-folio, p. 581. a. Maintenant, pouvait-il l'établir? Une fois admis, a-t-il dépassé les bornes qu'il devait se prescrire ? Double question qu'il importe d'examiner rapidement et de résoudre avec certitude. Tout homme a droit de répondre aux attaques dirigées contre lui: c'est un droit naturel si bien reconnu par la société, qu'elle protége l'opprimé de ses lois; mais de même qu'il est des crimes qui leur échappent et qu'elles n'ont pas prévu, de même il est des positions où l'on ne peut plus invoquer leur appui. L'une de ces positions est l'isolement où se trouve celui qui, ayant renoncé au monde, s'est jeté dans une sphère en quelque sorte idéale, et n'a plusde rapport avec la société que comme membre de la république des lettres. Le seul tribunal, le tribunal souverain dans cette république est, comme on sait, celui de l'opinion. Si l'on en invoque un autre, on est frappé d'infamie: le ridicule et la honte sont le prix de tout autre recours. Dans cette république, Rousseau ne tenait une place que par ses ouvrages : étranger à l'intrigue, aux cotteries qui ont tant d'influence; réduit à ses propres forces, il s'isolait encore de ses collégues. Son unique bien, le seul auquel il mît du prix, était sa renommée. Ce n'est donc ni sans une surprise fondée, ni sans une douloureuse indignation qu'il apprend qu'on l'attaque, et qu'il se sent blessé par la calomnie dans la solitude profonde où il s'est enseveli. Que fait-il? l'examen le plus rigoureux de toute sa vie. Il s'impose l'obligation de tout dire, et, par la devise qu'il adopte, intus et in cute, il se prescrit un de |