opinion on devait avoir de l'auteur. >> Toutes les con'clusions de cet examen furent favorables à Jean-Jacques. M. de La Harpe entreprit de faire la critique de ces Lettres. Il était sur son terrain; car c'est particulièrement lorsqu'il dépèce un ouvrage, que son talent, muet pour la louange, brille de tout son éclat. C'est cette critique que nous allons examiner à notre tour. La Harpe commence par l'article de madame de Warens. Quoique Ginguené n'excuse point l'indiscrétion de Rousseau, cette espèce de concession ne suffisait point à l'aristarque, et l'occasion d'attaquer Jean-Jacques avec avantage était trop belle pour la laisser passer. Comme il est, malgré toute sa bonne volonté, bien moins fort que Servan, avec lequel nous venons de discuter ce reproche, nous n'ajouterons à ce que nous avons dit sur ce sujet, qu'une observation provoquée par la question que se fait La Harpe. « Je de<«< mande, s'écrie-t-il, ce que deviendrait la société, si << tant de personnes qui, sans avoir le talent de Rous<< seau, ont vécu beaucoup plus que lui dans le monde, <<< ont eu des aventures beaucoup plus curieuses et plus «< intéressantes que les siennes, se croyaient permis de «publier ce qu'ils ont fait, ce qu'ils ont obtenu, ce qu'on leur a dit, ce qu'ils ont vu?» Ne croirait-on pas, d'après cette singulière question, que Jean-Jacques a publié tout ce qu'il a fait, obtenu et vu dans ce genre? L'influence qu'eut madame de Warens sur sa destinée, rendait nécessaires les détails dans lesquels il est entré; aussi lui reproche-t-on plus particulièrement de l'avoir nommée. « Mais son nom, re<< marque Ginguené, est pour nous comme un nom « de roman, et ne dit rien de plus aux lecteurs que ne <«< leur dit, dans l'Héloïse, celui de madame d'Orbe «< ou de madame de Wolmar. D'ailleurs madame de « Warens n'avait jamais jeté de voile sur son inconduite, dont tout Annecy, tout Chambéry, avaient << connaissance. >> Supposons que Rousseau n'eût point nommé cette femme, que de recherches la curiosité n'eût-elle pas faites pour la connaître? et si, comme la chose pouvait arriver, la méchanceté en eût désigné une autre, que de graves inconvénients n'aurait pas alors produits la discrétion de l'historien? Il fallait ou supprimer tout ce qui la concerne, ou la nommer, puisqu'elle n'avait plus de parents ni d'alliés1. de <«< M. Ginguené, dit La Harpe, croit à l'existence <«< d'une trame contre Rousseau, et confirme tous ses soupçons, toutes ses conjectures. » Il n'y eut pas trame proprement dite, mais un mouvement spontané de la part de presque tous les écrivains de cette époque. Nous l'avons fait voir ailleurs 2, et l'occasion d'en donner de nouvelles preuves va bientôt se présenter. Quant à l'arrêt du parlement qui condamnait l'Émile, le critique fait des rapprochements entre cette condamnation et celle de plusieurs ouvrages, prononcée par même corps: c'étaient ceux de Voltaire, d'Helvétius, de l'abbé Raynal. Il n'y a aucune analogie, parce que aucun de ces auteurs n'avait une garantie, tandis le I 1 J'ai vainement cherché les noms de Latour-de-Pil et de Warens dans le Dictionnaire historique et statistique de la Savoie, commencé en 1786, et dans lequel on trouve des notions généalogiques sur les familles de ce pays. Les tables chronologiques des gouverneurs, des fonctionnaires civils et militaires, n'offrent aucun de ces deux noms. 'Histoire de J. J. Rousseau, t. 1er, 2o période, p. 99 et suiv. que Rousseau ne publiait l'Émile que d'après la protection d'un prince du sang, d'un maréchal de France, et surtout du magistrat chargé de la librairie, qui même corrigeait les épreuves et les transmettait du libraire à l'auteur et de l'auteur au libraire. Encore l'édition se faisait-elle en Hollande. Au moment de la publication, ou plutôt la veille de l'arrêt, on fait partir nuitamment Rousseau pour la Suisse, après avoir mis en sûreté la correspondance qui constatait et la protection donnée, et la bonne foi de l'auteur. La Harpe parle d'insinuations perfides, d'accusations absurdes contre les trois patrons. Il y eut dans cette affaire une obscurité que des renseignements qui n'ont été connus que long-temps après ont éclaircie. Il en résulte que chacun fut obligé de céder à la force, et que le tort des protecteurs fut de se croire assez puissants pour soutenir leur protégé. C'est seulement ce que fait entendre Jean-Jacques; et c'est ce que l'événement a vérifié. M. de La Harpe gourmande Ginguené de ce qu'il laisse entrevoir dans Voltaire quelques mouvements de jalousie contre Rousseau. Comme le patriarche de Ferney ne pouvait être jaloux de personne, attendu qu'il possédait tout ce qui, dans ce monde, est un objet d'envie, le critique s'étend avec complaisance sur ce point. D'abord ce n'est point Rousseau qui exprima ce soupçon contre Voltaire : l'hommage constant rendu par le premier au second le prouve. Ensuite, si l'on se rappelle l'inquiétude de Voltaire au Tous se trouvent dans l'Histoire de Rousseau, t. I page 69 et suivantes. bruit que firent les Mémoires de Beaumarchais, on conviendra qu'il n'aimait pas voir un autre que lui occuper les trompettes de la renommée. La Harpe fait une concession pour en obtenir à son tour. « J'af« firme, dit-il, que Voltaire fut très-jaloux du prodigieux succès de l'Héloïse. Je l'ai vu ses écrits, ses <«<lettres le prouvent ; j'en ai même d'autres preuves : qu'il est superflu d'expliquer. » Cette concession n'en était pas une, du moment où la correspondance du patriarche obligeait de la faire. Mais le critique veut que l'on avoue que la jalousie fut du côté de Rousseau. Il l'infère de la fameuse lettre dans laquelle celui-ci dit à Voltaire : « Je ne vous aime pas... je vous hais puisque vous l'avez <«< voulu mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer si vous l'aviez voulu. De tous « les sentiments dont mon cœur était pénétré pour «< vous, il n'y reste que l'admiration, qu'on ne peut << refuser à votre beau génie, et l'amour de vos écrits. >> Si ce sont là les expressions de l'envie, quelles sont donc celles dont on se servira pour la louange? Les plus beaux éloges qu'ait reçus Voltaire sont sortis de la plume de Rousseau. (( << Rousseau haïssait le mérite de Voltaire, fait pour <«< obscurcir tous les autres.» Conjecture calomnieuse et démentie par les faits. Rousseau dit que c'est aux ouvrages de Voltaire qu'il dut le désir d'apprendre à écrire avec élégance, et de tâcher d'imiter le beau coloris de cet auteur dont il était enchanté. C'est hair le mérite d'une façon toute particulière que de s'exprimer ainsi. Du reste ils ne devaient être ni envieux, ni rivaux l'un de l'autre, ayant écrit dans des genres différents. 1 « Je ne dissimulerais pas, dit La Harpe, les torts de <«< d'Alembert, s'il en avait eu : mais heureusement il «< n'en eut aucun. » Voici ceux qui sont parvenus à notre connaissance : 10 Il eut part au persiflage de Walpole contre Rousseau. 2o Au factum de M. Hume. 30 Il excita Voltaire contre Jean-Jacques. 4o Il outragea Rousseau dans l'éloge de milord Maréchal; et, pour se justifier des reproches qu'il recevait, il supposa une lettre et un personnage imaginaires : faits démontrés par Dupeyrou. Toutes ces assertions ont reçu ailleurs le développement et les preuves qui les rendent d'une certitude évidente: continuons. Je cite La Harpe. « Lors de l'étrange querelle que fit Rousseau à Da« vid Hume, le premier adressa au second un incon« cevable manifeste.» Inconcevable accusation! Rousseau veut rompre avec David Hume. Qu'il eût tort ou raison, il n'emploie d'autre attaque que le silence, n'écrit plus à l'historien, et laisse ses lettres sans réponse. David, pour en obtenir une, fait agir plusieurs personnes, entre autres l'hôte de Rousseau, M. Davenport. Le premier promet au second d'écrire une lettre explicative. Il tient parole. David Hume met des notes à cette longue lettre qu'il allonge encore, et publie le tout. Il envoie un exemplaire à d'Alembert, qui fait traduire par M. Suard cette lettre, en supprimant quelques I Histoire de Jean-Jacques Rousseau. Les développements et preuves des faits énoncés rapidement ici, se trouvent dans cet ouvrage. |