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injures que David avait mises, et qui n'auraient fait de tort qu'au philosophe anglais. Le tout est publié sous le titre d'Exposé succinct, précédé d'une préface où l'on reconnut la plume de d'Alembert. Celui-ci, désigné par le public, qui prend toujours le parti de l'opprimé ou du malheureux, se justifie par une dénégation imprimée à la suite de l'Exposé, dans une seconde édition. Il est cru. Ce n'est qu'en 1820 qu'on a découvert le mensonge en publiant à Londres la Correspondance privée de David Hume, dans laquelle on trouve la lettre par laquelle il remercie d'Alembert de ses corrections, et de la suppression qu'il a faite de plusieurs injures qui auraient mis les torts de son côté. L'Exposé succinct, les lettres de Rousseau, paraissaient à son insu, sans qu'il se doutât qu'il fût question de lui; et voilà l'inconcevable manifeste qu'il est accusé d'avoir fait !

<< M. Ginguené croit, avec Rousseau, que Voltaire <«< avait travaillé à l'article GENÈVE de l'Encyclopédie.» Il est certain que d'Alembert consulta le seigneur de Ferney, et c'était naturel; celui-ci, habitant dans le voisinage, devait connaître mieux que le géomètre les goûts et les dispositions des Génevois.

La Harpe, qui proclame hautement son estime ou son amitié pour d'Alembert, revient sur les soupçons ou les accusations de Rousseau. On jugera de la défense de Ginguené par le langage que tient le critique, et de l'erreur de celui-ci par nos courtes observations.

« Il faut, dit-il, appeler les choses par leur nom. « Ce sont là des mensonges, des absurdités, des con<«< tradictions. J'ai tort si je ne le prouve pas. » On

peut ajouter et très-grand tort, d'employer alors de pareilles expressions.

<< 1o Il est faux que d'Alembert fut le premier confi« dent de la querelle avec David Hume : ce fut le ba<< ron d'Holbach.» Nous n'avons d'autre peine à prendre qu'à énoncer le fait contraire, et nous disons: Il est certain que d'Alembert fut instruit en même temps que d'Holbach, et chargé par Hume de communiquer la lettre de l'historien. Afin que rien ne manquât à la publicité, d'Alembert s'adressa de suite à Voltaire. Les preuves s'en trouvent dans la lettre remarquable de madame de Boufflers à David Hume. Elle lui fait des reproches sanglants sur son commérage.

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2o« Il est faux que d'Alembert ait conseillé la pu«blicité. Il était ennemi de toute espèce d'éclat. Je « défie M. Ginguené de produire une preuve de son << assertion. » Nous venons de le faire.

3o « Il est faux que d'Alembert ait été le rédacteur « et l'éditeur de l'Exposé succinct. » Il a corrigé la traduction de M. Suard, retranché ce qui pouvait nuire à M. Hume, et contribué à la publication du Succinct Exposé. Ginguené ne méritait pas de démenti.

4° « M. Ginguené trouve mauvais que Hume ait <«< mieux aimé publier cette lettre que d'y répondre. >> Et M. Ginguené a raison.

« J'ai prouvé que d'Alembert et Hume n'avaient eu <«< aucun tort avec lui. » On a vu comme il l'a prouvé. « La note de Diderot contre l'auteur des Confessions, <«< fut une représaille beaucoup trop violente. Mais

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Voyez cette lettre, Histoire de Rousseau, t. 1, page 130 et suivantes.

« Rousseau fut l'agresseur. » C'est beaucoup pour La Harpe de convenir que la représaille était violente. Quant à l'attaque, elle consistait dans la note de l'ecclésiastique mise à la fin de la préface de la Lettre sur les Spectacles. Rousseau fut l'agresseur en public: mais les premiers torts vinrent de Diderot. Les Mémoires de madame d'Épinay le prouvent, si l'on n'en croit point Jean-Jacques.

Revenant sur cette note de Diderot, La Harpe trouve mauvais que Ginguené la qualifie de violent délire. C'est pis qu'un délire : c'est un outrage calomnieux, médité, combiné, écrit dans le repos, quoiqu'avec l'impétuosité de la tempête ; c'est l'injure d'un homme qui se sent coupable et court au-devant d'une accusation qu'on peut lui faire et qu'on ne lui fait pas.

L'appel qui termine les Confessions, et dont nous avons parlé plus haut, fournit à La Harpe une observation qu'il croit victorieuse, et qu'un peu de réflexion détruit facilement. « Si quelqu'un sait des choses con

'La Harpe parle de démélés qui donnèrent lieu à cette note hostile, ne se croyant pas permis de les discuter, parce que les deux personnes intéressées sont encore vivantes. Il écrivait en 1792. Ainsi, c'est de madame d'Houdetot et de Saint-Lambert qu'il est question. Après avoir dit qu'il avait un ami, et qu'il le regrette, Rousseau rapporte un passage dans lequel sont indiquées les circonstances où l'on doit pardonner les torts de l'amitié, et celles où ces torts ne peuvent être oubliés. La révélation du secret de son ami est du nombre des derniers. Jean-Jacques avait confié à Diderot la faute qu'il s'est reprochée amèrement : l'envoi de ses enfants à l'hospice. C'est par Diderot que, de confidence en confidence, le public l'apprit. Lorsque Rousseau conçut pour madame d'Houdetot cette passion dont il décrit la violence avec tant d'énergie, on écrivit une lettre anonyme à SaintLambert. La Harpe a l'air de croire qu'on accuse Diderot. Jean-Jacques désigne Grimm; et c'est dans le caractère de Grimm, plutôt que dans celui de Diderot.

«< traires à ce que je viens d'exposer, fussent-elles « mille fois prouvées, il sait des mensonges et des

impostures. On demandera comment ce qui est mille « fois prouvé peut être un mensonge et une imposture. <<< Cette proposition est évidemment absurde, puisqu'elle << se contredit dans les termes. >>

Il est facile de répondre. La fausse madame de Douhaut a prouvé par deux cents témoins qu'elle était la véritable: et il a été prouvé, 1o que c'était une fille sortie de la Salpêtrière; 2o que madame de Douhaut était morte à Orléans. Les deux faits sont également appuyés d'actes authentiques, d'enquêtes, de procèsverbaux. L'un des deux est une imposture. Pour qu'il y eût, dans le langage de Rousseau, la contradiction dont l'accuse La Harpe, il faudrait que ce qui est prouvé fût toujours vrai. Or, que de faits faux sont prouvés et admis comme vrais. Je me suis contenté d'un exemple connu de tout le monde.

Quoique Jean-Jacques ait écrit en propres termes: « Je me sens le cœur ingrat par cela seul que la re« connaissance est un devoir! M. Ginguené refuse de << l'en croire, et soutient que cela ne veut pas dire qu'il « fût en effet ingrat. » Et M. Ginguené peut bien n'avoir pas tort. Se sentir le cœur ingrat n'est pas dire qu'on le soit; si on ne l'est pas, la reconnaissance en a bien plus de mérite: car il n'y en a pas à faire ce qui plaît. La question est donc de savoir si Rousseau triompha de son penchant. Or, le langage qu'il tient dans les Confessions et dans un grand nombre de lettres sur le maréchal de Luxembourg, le prince de Conti, M. de Malesherbes, milord Maréchal, lève tous

les doutes, et fait conclure que si réellement il avait du penchant à l'ingratitude il sut le vaincre. Du reste, La Harpe a grand soin de prendre Jean-Jacques au mot; ainsi, répétant ce que celui-ci dit de lui-même, il prétend qu'il était nul dans la conversation, gauche, embarrassé, ne pouvant rien dire. Cela pouvait être quelquefois, souvent même, suivant le genre ou le ton de la société dans laquelle il se trouvait, les dispositions de son esprit, son humeur ou sa santé. Mais il faut être La Harpe et vouloir trouver dans JeanJacques un homme très-commun, pour assurer, au moyen de ce passage, que c'était d'après ce motif et parce qu'il ne pouvait rien dire, qu'il recherchait la solitude. Dussaux et le prince de Ligne rendent compte de plusieurs entretiens qu'ils eurent avec Rousseau, et le peignent comme sublime; Grétry, Bernardiu de Saint-Pierre, Corancès, madame de Genlis même, qui a le droit d'être difficile, le représentent dans les conversations qu'ils rapportent, comme d'une rare amabilité. D'après ces témoignages, nous pourrions conclure qu'il en était toujours ainsi, si nous adoptions la logique de M. de La Harpe; mais nous nous en garderons bien.

Nous craignons que cette discussion ne soit déjà trop longue, et cependant il nous reste encore quelques remarques importantes à faire sur la critique de La Harpe; une, entre autres, qui met au grand jour sa mauvaise foi; car les expressions dont il se sert donnent le droit d'employer le mot propre. Mais nous préférons mettre cette remarque en note au bas du passage des Confessions auquel elle est relative, et

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