voir auquel on est forcé de convenir qu'il n'a que trop obéi. Il oublia que les lecteurs croient plus facilement le mal que le bien, et que le mal, plus que le bien, reste dans leur mémoire et s'y grave. Le ruban volé, la calomnie odieuse qui en fut la suite, l'habit de Claude Anet, l'abandon du maître de chapelle au moment d'une attaque d'épilepsie, l'envoi de ses enfants à l'hôpital...; toutes ces fautes se présentent en foule à la mémoire, qui ne fait aucun effort pour se les rappeler. Il faut la creuser avec attention et même avec le désir d'être juste, pour la forcer à retracer une action louable. Cette observation ne fait pas honneur au cœur humain, mais elle est vraie. Il ne se souvient plus de ce qui peut atténuer la faute; de la vive et touchante expression des remords que causent ce vol de ruban, cet abandon du musicien : deux traits qu'on n'aurait jamais pu savoir, si l'auteur ne les avait pas racontés. Malgré cette remarque, on peut faire hardiment cette question: Les Confessions contribuent-elles à détruire, au moins en partie, les imputations calomnieuses dont Rousseau fut l'objet ? Je n'en fais aucun doute aux yeux de celui qui, recherchant de bonne foi la vérité, sait que, pour la découvrir et pour être juste, il faut écouter les deux parties. Si Rousseau n'eût jamais écrit ses mémoires, que croirait-on ? quels seraient les résultats de son silence? Les voici : 1o On ne connaîtrait aucune des circonstances atténuantes qui le déterminèrent au coupable abandon de ses enfants; 2o On mettrait nécessairement tous les torts de son côté, dans sa rupture avec ses soi-disant amis; 3o On ne saurait autre chose de lui que ce que ses ennemis en ont publié; on ne le connaîtrait que d'après leur langage, c'est-à-dire comme un monstre d'ingratitude, un méchant homme, un envieux dont le repos était continuellement troublé par le succès de ses rivaux. Les mémoires publiés depuis les Confessions ont prouvé la véracité de Rousseau. C'est une remarque qu'il ne faut pas perdre de vue. Mais pour l'obtenir il a fallu faire l'examen de ces mémoires, et des rapprochements qui en levaient à la vérité le voile dont on avait voulu la couvrir. Ainsi, la Correspondance de madame d'Épinay, publiée pour servir de correctif aux Confessions, ne sert au contraire qu'à les confirmer: celle de Grimm produit le même effet. Ainsi, dans les Mémoires intéressants de Marmontel, cet auteur met tout en œuvre pour rendre Jean-Jacques odieux et entasse mensonges sur mensonges, que le simple rappel des dates suffit pour mettre au grand jour1. Ainsi ce Diderot, à qui l'effroi du déshonneur et les remords d'une conscience coupable dictèrent l'infame note à l'occasion de Sénèque; ce Diderot qui aurait eu honte de cette attaque s'il eût vu dans quels termes son ancien ami parlait de lui; ce Diderot, lorsqu'il attribuait la prétendue haine de Rousseau (qui n'éprouvait que de l'indignation) à l'inutilité des avances réitérées faites I 1 Voyez l'article Marmontel, dans l'Hist. de Rousseau, t. II, Biographie des contemporains. par lui pour obtenir son pardon, était loin de se douter qu'une pièce irrécusable prouverait que c'est au contraire Rousseau qui repoussa les avances de Diderot 2; ainsi d'Holbach... mais je m'arrête et je renvoie aux preuves 3. J'appelle ainsi les résultats que donne le parallèle entre ces divers mémoires et ceux de Rousseau, entre sa correspondance et la leur. Du choc des deux parties jaillit la vérité, malgré tous les efforts que l'on fait pour l'étouffer. On m'accordera sans peine que Jean-Jacques avait le droit de publier ses rapports avec les personnages que je viens de nommer. S'il ne l'avait pas fait, on le jugerait d'après leur témoignage; on le condamnerait sans hésiter, parce qu'on suppose toujours que lorsque l'accusé ne dit rien pour sa défense, c'est qu'il n'a rien à dire. Et n'oublions pas une observation importante faite sur les diverses positions de cet accusé et de ses ennemis : cette différence de situation montre d'un côté Jean-Jacques écrivant ses Confessions dans la solitude, sans le secours de personne, et ne consultant que ses souvenirs; de l'autre, ses ennemis répandus dans le monde, survivant la plupart à Rousseau; et ce ne sont ni ceux qui en furent le moins jaloux, ni ceux qui eurent le moins de talents: quelques-uns même jouissent d'une célébrité méritée 4. 'Expressions de Diderot. Voyez dans la Correspondance la lettre du 6 avril 1765. M. d'Escherny rapporte dans ses Mélanges, celle que lui avait écrite Diderot pour le prier de le réconcilier avec Jean-Jacques. 3 Dans la Biographie des contemporains de Rousseau, articles HOLDiderot, d'AlEMBERT, GRIMM, etc. BACH, 4 Diderot, d'Alembert, Marmontel, Saint-Lambert, Grimm, le baron d'Holbach. Aucun n'est resté dans l'obscurité. Tous ont connu les Confessions. Ils ont eu le temps de répondre, d'arranger les événements dans un récit captieux; et, ce qui mérite notre attention, c'est que ceux qui l'ont tenté ont échoué1 complétement. Le temps est souvent favorable à la vérité. Rousseau semblait en être persuadé, lorsqu'il écrivait ces paroles remarquables : <«<Il faut que chacun ait son tour; le mien viendra «< tard : il viendra toutefois, je m'en fie à la Providence. «J'ai un défenseur dont les opérations sont lentes, << mais sûres; je les attends, et je me tais. » (Let. du 7 sept. 1766, à M. Roustan.) Ayant terminé ses Confessions, que nous regardons comme un plaidoyer pour réhabiliter sa mémoire, Rousseau sentit que, si on l'avait condamné sans l'entendre, il ne devait pas imiter cet exemple, et courir le risque d'être injuste, parce qu'on le fut envers lui. Il forma le projet de lire son manuscrit en présence des personnes intéressées, et de discuter contradictoirement avec elles les faits ou les inculpations dont elles avaient à se plaindre. C'est plaindre. C'est pour remplir un devoir aussi sacré qu'il leur fait cet appel : « J'ai <«< dit la vérité; si quelqu'un sait des choses contraires I 'Marmontel, dans ses Mémoires; Grimm, dans sa Correspondance; madame d'Épinay, dans la sienne; d'Holbach, dans ses Confidences à Cerutty, confirment la sincérité de Rousseau; et, ce qu'il y a de singulier, expliquent des particularités qui paraissaient obscures avant que leurs lettres ou mémoires n'eussent paru. Voyez Hist. de Rousseau, t. I, page 59 et suivantes. 2 Peu de temps avant de venir de Monquin à Paris, Jean-Jacques paraissait décidé à se rendre à Chambéry. Tout-à-coup il change d'avis, et le 4 juin 1770 il écrit à son ami M. Moultou: « Ne parlons < plus de Chambéry, ce n'est pas là que je suis appelé. L'honneur et «le devoir crient: je n'entends plus que leur voix. « à ce que je viens d'exposer, fussent-elles mille fois «prouvées1, il sait des mensonges et des impostures; « et, s'il refuse de les approfondir et de les éclaircir « avec moi, tandis que je suis en vie, il n'aime ni la «justice, ni la vérité. » Dans cette intention, il se rendit à Paris pour y faire des lectures publiques de ses Confessions. Il y en eut deux. Sur la demande de madame d'Épinay, M. de Sartine défendit à Rousseau de les continuer 2. Ce projet prouve à quel point était l'exaltation de son esprit; mais il ôte aux Confessions le caractère de libelle diffamatoire que M. Servan cherche à leur donner, ainsi qu'on le verra bientôt. Rien ne met plus à même de juger un ouvrage, que l'examen des critiques dont il est devenu l'objet. Comme, dans des mémoires particuliers, l'auteur est le sujet de son livre, cet examen est propre à faire connaître le livre et l'auteur. La Harpe et Servan étant ceux qui ont jugé les Confessions avec le plus de sévérité, il est nécessaire de reproduire leurs opinions. Répondre à leurs attaques, c'est réfuter celles des autres critiques, qui n'ont fait que répéter leurs arguments. Dans les siens, La Harpe met de l'humeur ou de la mauvaise foi; il écrit avec passion. Servan sait se garantir de cette influence; il se présente en magistrat accoutumé dans une carrière utile, noble, et parcourue avec éclat, à venger l'innocence et la vertu. Comme sa critique pré I Nous reviendrons sur ce passage dont La Harpe a tiré parti, en examinant sa critique des Confessions. 2 Voyez la lettre de madame d'Épinay, dans l'Hist. de Rousseau ; t. I, p. 209. |