monta sur le fossé pour tâcher de voir la petitė voisine; elle était dans la cour, mais aussitôt qu'elle l'aperçut elle rentra dans la maison en donnant les marques d'un grand effroi de l'assassin de son pauvre chardonneret. Le surlendemain était un dimanche. Clovis prit les quelques sous que sa mère lui donnait ce jour-là et s'en alla chez un paysan qui demeurait à l'autre bout du village et qui était renommé pour prendre et élever les oiseaux. Il marchanda un beau chardonneret dans une petite cage, mais le prix qu'on en demandait dépassait de beaucoup ses ressources, et il sortit de chez l'oiseleur avec une envie de pleurer qu'il ne tarda pas à contenter, en se reprochant amèrement les folles dépenses en douillons (poires cuites dans la pâte) qu'il avait faites les dimanches précédents. Quand il eut suffisamment pleuré, il réfléchit, et le résultat de ses réflexions fut qu'il retourna chez l'oiseleur auquel il proposa une combinaison financière que celui-ci accepta après quelque hésitation. Cette combinaison était que l'oiseleur lui livrerait immédiatement le chardonneret et la cage contre les quelques sous que Clovis avait à sa disposition, à la condition que l'acquéreur lui apporterait tous les dimanches quatre sous jusqu'à parfait payement de la somme énorme de quinze sous. Clovis retourna donc à la maison, perdu de dettes, mais aussi heureux qu'il avait été désespéré quelques instants auparavant. Possesseur de l'oiseau, il attacha la cage à une branche d'arbre qui pendait sur la cour de sa petite voisine, et se tint aux environs, assez près pour préserver l'oiseau de tout accident, assez loin pour ne pas effrayer sa petite voisine. Mais elle ne parut ni ce jour-là, ni les jours suivants. Clovis alors alla rôder autour de la maison, et il ne tarda pas à apprendre que la petite fille était au lit, malade, et qu'on ne laissait aucun autre enfant entrer dans sa chambre. Il épia alors la voisine, madame Séminel, et la voyant sortir pour aller chercher quelque médicament pour l'enfant, il se glissa tout doucement dans la maison avec sa cage; la petite fille avait la petite vérole, c'est pourquoi on écartait d'elle et de sa chambre tous les autres enfants qui auraient pu prendre le mal. Elle était assoupie, mais, malgré les précautions de Clovis, il fit un peu de bruit en posant la cage sur une table qui était à côté du lit, et elle se réveilla, mais tellement accablée par la fièvre, qu'elle ne fit aucun mouvement, mais suivit seulement des yeux Clovis qu'elle ne reconnut pas. La cage placée, Clovis s'enfuit, et voyant de loin madame Séminel qui rentrait, il s'échappa par le fond de la cour, en franchissant le fossé qui séparait les deux habitations. La joie de l'enfant fut grande en voyant l'oiseau qu'elle croyait être celui qu'elle avait perdu et pleuré de si bon cœur, elle ne put rien répondre de précis aux questions que lui fit sa mère, questions peu nombreuses pour ne pas la fatiguer, puis elle s'endormit. Elle ne tarda pas à recouvrer la santé. Comme elle avait souvent demandé qui lui avait rapporté son chardonneret, sa mère, ne pouvant satisfaire sa curiosité, et voulant cependant la calmer, avait fini par lui dire que c'était son ange gardien, mais on ne tarda pas à connaître l'auteur du présent. On sut bientôt qu'à la suite de grandes douleurs de tête, le petit Gosselin était au lit, et que le médecin l'avait déclaré atteint de la petite vérole. A force de questions, on lui fit avouer qu'il s'était introduit chez la voisine Séminel pendant que la petite fille était malade. Les deux mères se trouvèrent ainsi en relations et ne tardèrent pas à se lier étroitement. Toutes deux, d'ailleurs, étaient veuves de soldats, toutes deux étaient restées avec un enfant, à cette différence qu'Astérie était propriétaire et demeurait chez elle, tandis que madame Séminel tenait sa maison à fief et payait une redevance de quatre-vingts francs par an. De plus elle travaillait en journée pour augmenter la toute petite pension qu'elle recevait depuis la mort de son mari. La première fois que, Clovis étant guéri, les deux enfants se revirent, la petite fille aborda Clovis avec un sentiment de joie et de respect profond causé par le souvenir de ce que lui avait dit sa mère sur le personnage mystérieux qui lui avait apporté l'oiseau. Elle prenait Clovis pour son ange gardien, et de la peur qu'il lui avait inspirée à leur première rencontre, et du plaisir que lui avait apporté la seconde, elle avait composé un sentiment d'affection presque respectueuse. Un attrait puissant attirait cependant les deux enfants l'un vers l'autre, et il n'y avait pas un mois que Clovis était guéri, que déjà, trouvant long et gênant de faire le tour par les portes pour se réunir à la petite Isoline, non pas pour lui qui avait bien vite fait de franchir le fossé et la haie, mais pour elle, il avait pratiqué dans le talus, au-dessous de la haie qui séparait les deux habitations, un trou qui leur permettait de passer librement et à tout instant d'une cour dans l'autre. Là il lui disait : Il n'y a pas de groseilles dans ta cour, cueille et mange celles qui sont ici, cueille aussi des violettes autant que tu en voudras. Si bien qu'un jour que les deux mères les regardaient, la veuve Séminel dit à la veuve Gosselin : Que comptez-vous faire de Clovis? A quoi la veuve Gosselin prit un air capable et dit : Qui sait ce que Clovis deviendra? Et vous, quelles sont vos intentions pour Isoline? : Elles sont bien simples, reprit la veuve Séminel, elle commence à très-bien filer, elle sait coudre, lire un peu, écrire en demi-gros; elle sera bien au fait du ménage, honnête, pieuse, travaillante. Elle attendra qu'il se présente un brave homme qui prenne sa figure, son caractère, son amour du travail et sa science du ménage pour une dot. A la façon dont la veuve Séminel prononça ces paroles, il sembla à la veuve Gosselin qu'elle avait laissé entrer dans son esprit des idées remarquablement ambitieuses, ce qui fit qu'elle la quitta froidement. Sans doute elle s'endormit préoccupée des hautes destinées de son fils, et dans son sommeil elle mêla ses diverses impressions de la journée, pour en faire un ensemble assez incohérent, ce qui produisit un songe extraordinaire. Les songes, en effet, se font comme les figures dans les kaleidoscopes; des idées ordonnées et réglées dans l'état de veille se groupent au hasard dans le sommeil et produisent des images bizarres, dans lesquelles on fait entrer toutes sortes de souvenirs confus, et parfois même des bruits qui réveillent à moitié. La veuve Gosselin rêva qu'elle voyait un cheval pie sans cavalier dans le chemin qui conduisait à sa masure, ce cheval était sellé et bridé. En le regardant plus attentivement, elle reconnut le cheval d'un officier de santé, chirurgien d'armée, qui s'était depuis longtemps retiré dans le pays, et qui traitait à peu près tout l'arrondissement dans un rayon de quatre à cinq lieues. L'image du médecin et celle du cheval pie étaient présentes à la mère, car c'était ce même docteur Lemonnier qui avait soigné incessamment la petite Isoline et Clovis Gosselin. Quoi qu'il en soit, le cheval était seul dans le rêve de la veuve Gosselin. Il vint un homme qui s'approcha du : cheval et qui voulut le monter, mais le cheval lui lança une ruade qui le jeta à terre, et se sauva au galop. Plusieurs personnes se mirent à sa poursuite, essayant de s'élancer en selle, mais elles tombaient sous les pieds du cheval, ou sautaient par-dessus lui et retombaient de l'autre côté. Tout à coup Clovis Gosselin parut, et, d'une main, saisissant la crinière de l'animal, il s'élança sur son dos. Alors le cheval pie se soumit et se laissa monter sans résistance. La veuve Gosselin se réveilla et dit : Le docteur Lemonnier est mort, et c'est mon fils qui le remplacera. Il faut dire que le docteur Lemonnier était fort vieux et malade déjà depuis longtemps. Néanmoins, quand la veuve Gosselin apprit que, si le docteur n'était pas mort, il était très-dangereusement attaqué et au lit, elle eut peur elle-même de la presque réalisation de son rêve. Le docteur mourut peu de temps après, et Astérie Gosselin, quand elle racontait son rêve, changeait un peu les paroles qu'elle avait prononcées en se réveillant, et disait qu'elle s'était écriée : Le docteur Lemonnier va bientôt mourir. Toujours est-il que son rêve s'étant réalisé relativement à la mort du docteur Lemonnier, elle ne fit pas le moindre doute qu'il ne se réalisât également à l'égard de Clovis, et qu'il ne fût appelé à devenir un médecin, et un grand médecin qui hériterait du cheval pie et de la clientèle du docteur Lemonnier. - Et cette pauvre Séminel, pensa-t-elle, qui s'avise de rêver que sa petite Isoline épousera Clovis ! Il y a réellement des gens bien extraordinaires par leur manie de vouloir sortir de leur classe, et rêver des destinées auxquelles ils ne sont pas appelés ! Puis, laissant aller son imagination, elle se dit: |