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Rousseau, des Werther et des futurs René, clle n'a pas été sans le reconnaître et sans le dénoncer à sa source: « Dans cet état d'illusion et de ténèbres, dit-il, nous voudrions changer la nature même de notre âme; elle ne nous a été donnée que pour connaître, nous ne voudrions l'employer qu'à sentir. » Le vrai sage, selon lui, est celui qui sait maîtriser ces fausses prétentions et ces faux désirs « Content de son état, il ne veut être que comme il a toujours été, ne vivre que comme il a toujours vécu; se suffisant à lui-même, il n'a qu'un faible besoin des autres, il ne peut leur être à charge; occupé continuellement à exercer les facultés de son âme, il perfectionne son entendement, il cultive son esprit, il acquiert de nouvelles connaissances, et se satisfait à tout instant sans remords, sans dégoût, il jouit de tout l'univers en jouissant de lui-même. Un tel homme est sans doute l'être le plus heureux de la nature. » Donnez un motif, un ressort de plus à ce sage, donnez-lui « la gloire, ce puissant mobile de toutes les grandes âmes,» faites qu'il se la propose comme un but éclatant qui l'attire sans le troubler, et vous aurez Buffon lui-même, Buffon, qui, pour peindre le plus noble idéal de l'homme, n'a eu qu'à en saisir les traits en lui. A tout le mal qu'il dit des passions, on peut lui opposer cependant une seule chose : « Mais vous-même, pourrait-on lui dire, auriez-vous échappé à cet ennui, à cette langueur de l'âme qui suit l'âge des passions, si vous n'avicz pas été soutenu et possédé de cette passion fixe de la gloire? »

Comme peintre de métaphysique, dans ce discours et dans ceux qui sont relatifs aux sens, Buffon est du premier ordre. Ce qu'il y a de contestable et de hasardé se rachète par des vues qui sont d'une raison profonde et définitive. Comme peintre d'animaux, il n'a rien fait

de plus noble, de plus majestueux et de plus accompli que ses portraits du Cheval, du Cerf, du Cygne : ce sont des tableaux de nature vivante, de la plus grande manière et de la plus royale. Dans le Cerf, on remarquera avec quel art il a employé à dessein tout le vocabulaire de l'ancienne vénerie: si ce vocabulaire était perdu, c'est là qu'il faudrait le retrouver, ménagé de la façon la plus ingénieuse et la plus large. On lui a reproché dans cet article du Cerf d'avoir fait sans restriction l'éloge de la chasse, ce passe-temps destructeur. Mais, indépendamment du plaisir qu'il prenait en effet à la peindre avec la grandeur qu'il y voyait, ne sent-on pas que Buffon, par un tel morceau, visait à enlever tous les suffrages à la cour? Cela le couvrait du côté de ses ennemis et lui valait bien de l'appui et de la faveur pour l'agrandissement du Jardin du Roi.

Je ne sais où l'on a pris que le style de Buffon a de l'emphase: il n'a que de la noblesse, de la dignité, une magnifique convenance, une clarté parfaite. Il est élevé, moins par le mouvement et le jet, que par la continuité même dans un ordre toujours sérieux et soutenu. Fontenelle, avant Buffon, avait beaucoup fait pour introduire parmi le monde, pour insinuer la science; mais quelle différence entre cette démarche oblique et mince et la manière grande, ouverte et vraiment souveraine de Buffon! Ce à quoi Buffon tenait avant tout en écrivant, c'était à la suite, au lien du discours, à son enchaînement continu. Il ne pouvait souffrir ce qui était haché, saccadé, et c'était un défaut qu'il reprochait à Montesquieu. Il attribuait le génie à la continuité de la pensée sur un même objet, et il voulait que la parole en sortît comme un fleuve qui s'épand et baigne toutes choses avec plénitude et limpidité. « Il n'a pas mis dans ses ouvrages un seul mot dont il ne pût rendre compte. »

On voit, d'après une critique qu'il fit en causant d'un écrit de Thomas, ce qu'il entendait par ces petits mots, par ces liens naturels et ces nuances graduées du discours, et quelle finesse de goût il y apportait. Il était en ce genre de soin aussi scrupuleux que le plus délicat des anciens; il avait l'oreille, la mesure et le nombre. La clarté autant que l'enchaînement était sa grande préoccupation. En faisant lire tout haut à son secrétaire ses manuscrits, au moindre arrêt, à la moindre hésitation, il mettait une croix et corrigeait ensuite le passage jusqu'à ce qu'il l'eût rendu lumineux et coulant. Après cela, je ne trouve pas chez lui une nouveauté ni une création d'expression aussi vive qu'il se pourrait aujourd'hui imaginer; Chateaubriand à cet égard, et même Bernardin de Saint-Pierre, l'ont fait pâlir. On cite chez lui quelques exemples charmants d'une langue neuve et véritablement trouvée, mais ils sont rares. La grande beauté chez Buffon consiste plutôt dans la suite et la plénitude du courant. Son expression, du moins, n'a jamais ce tourment ni cette inquiétude qui accompagne chez d'autres l'extrême désir de la nouveauté. Elle offre dans certains coins de tableaux de ces grâces légères qui me touchent plus que les endroits plus souvent cités. Par exemple, parlant du cerf: « Le cerf, dit-il, paraît avoir l'œil bon, l'odorat exquis et l'oreille excellente. Lorsqu'il veut écouter, il lève la tête, dresse les oreilles, et alors il entend de fort loin: lorsqu'il sort dans un petit taillis ou dans quelque autre endroit à demi découvert, il s'arrête pour regarder de tous côtés, et cherche ensuite le dessous du vent pour sentir s'il n'y a pas quelqu'un qui puisse l'inquiéter. » Quel tableau léger, dessiné en trois lignes, et tranquillement complet! Ainsi, parlant de la fauvette babillarde, de cet oiseau au caractère craintif et si prompt à s'effrayer, il

dira: « Mais l'instant du péril passé, tout est oublié, et le moment d'après, notre fauvette, reprend sa gaieté, ses mouvements et son chant. C'est des rameaux les plus touffus qu'elle le fait entendre; elle s'y tient ordinairement couverte, ne se montre que par instants au bord des buissons, et rentre vite à l'intérieur, surtout pendant la chaleur du jour. Le matin on la voit recueillir la rosée, et, après ces courtes pluies qui tombent dans les jours d'été, courir sur les feuilles mouillées et se baigner dans les gouttes qu'elle secoue du feuillage. C'est dans ces parties fines et transparentes que Buffon se rejoint comme peintre à Bernardin de Saint-Pierre, lequel apportera de plus, dans ces scènes de la nature, un rayon de lune et une demi-teinte de mélancolie.

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En général, Buffon peint la nature sous tous les points de vue qui peuvent élever l'àme, qui peuvent l'agrandir, la rasséréner et la calmer; il aime d'un mot à tout ramener à l'homme; il a de la volupté souvent dans le pinceau, mais il n'a pas cette sensibilité où Rousseau et d'autres excelleront: Buffon est un génie qui manque d'attendrissement.

Le plus parfait écrit de Buffon, je l'ai dit, est son discours ou tableau des Époques de la Nature qu'il publia en 1778, à l'âge de soixante et onze ans, et qu'il avait fait recopier, assure-t-on, jusqu'à dix-huit fois (rabattez-en, si vous le voulez) avant de l'amener au degré de perfection qui le pût satisfaire. Il y reprenait les anciennes idées de son premier volume sur la théorie de la terre, et les présentait dans un jour plus complet et avec des combinaisons, je n'ose dire avec des vraisemblances nouvelles. Car c'est ainsi que Buffon sc corrigeait dans son ampleur de forme, il était l'ennemi des remaniements; comme un grand artiste, il trouvait plus simple, l'ouvrage une fois produit, de se corriger

dans un ouvrage nouveau, dans un tableau nouveau, et en recommençant derechef comme fait aussi la nature. Ici, dans les Époques, il raconte et décrit en sept tableaux les révolutions du globe terrestre depuis le moment où il le suppose fluide jusqu'à celui où l'homme y apparaît pour régner. Buffon n'y présente point son hypothèse comme réelle, mais comme un simple moyen de concevoir ce qui a dû se passer d'une manière plus ou moins analogue et de fixer les idées sur les plus grands objets de la philosophie naturelle. Cette précaution une fois prise, il raconte avec une suite, une précision et un sentiment de réalité qui étonne et fait illusion à la fois, ces scènes immenses et terribles de débrouillement, ces spectacles effroyables, et qui n'eurent point de spectateur humain. On dit que Buffon aimait fort le romancier Richardson « à cause de sa grande vérité, et parce qu'il avait regardé de près tous les objets qu'il peignait. » On pourrait lui appliquer le même éloge pour les Époques de la Nature: il sait et voit ces choses d'avant l'homme pour les avoir regardées de près. Richardson, en vérité, ne sait pas mieux l'intérieur de la famille Harlowe que Buffon ne paraît savoir ces époques à jamais inconnues et évanouies qu'il rend présentes, cet intérieur de l'univers auquel il nous fait assister. Jamais, dans ce vaste détail circonstancié, le sourire du doute ne vient effleurer sa lèvre. Il a traité ce roman sublime avec la précision achevée qu'il aurait mise à une description de la nature existante et réelle. « Où étiez-vous, disait Dieu à Job, lorsque je jetais les fondements de la terre?» M. de Buffon semble nous dire sans s'émouvoir : J'étais là! Il élève la pensée, il l'agrandit, il la trouble et la confond aussi par cette hardiesse qui consiste à se mettre si résolûment dans ce récit, soi, simple mortel, en lieu et place de Dieu, de

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