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répéter quand on raconte des histoires qui se sont passées dans le pays de Caux. Les lectrices pourraient s'en prendre à l'auteur de l'étrangeté de la plupart des noms des personnages, ce serait une injustice; non-seulement ces noms existent, mais sont encore très-communs dans nos pays. Bérénice, Almaïde, Astérie, Isoline, Généreux, Césaire, Clovis, etc., sont des noms que l'on entend toute la journée; Cléopâtre est plus rare, mais j'en ai cependant connu deux exemples. J'attribue l'habitude de ces noms bizarres à l'influence des livres de mademoiselle de Scudéri. Cette illustre fille qui, malgré beaucoup de prétentieux et de maniéré, n'était pas sans mérite, a eu de son temps une très-grande réputation, sa renommée a dû surtout être bien accueillie au Havre où elle est née. Pendant la grande mode de ses romans, les dames qui étaient marraines d'enfants de pêcheurs et de paysans n'ont pas manqué de leur donner les noms qui étaient alors en faveur, et ces noms se sont naturellement perpétués dans le pays.

La Normandie a été féconde en personnages distingués dans les lettres et dans les arts. Clément Marot et son père, Jean Marot, lequel s'intitulait poëte de la magnifique reine Anne de Bretagne, étaient tous deux de Caen; M. de Malherbe était de Caen; Sarrazin et Segrais étaient de Caen ; M. de Scudéri et sa sœur sont nés au Havre, ainsi que Bernardin de Saint-Pierre, Casimir Delavigne et M. Ancelot; Saint-Amand, les deux Corneille, Brébeuf, Fontenelle, Boïeldieu, sont de Rouen; Mézeray est né près d'Argentan ; Benserade est de Lious, près Rouen; le cardinal du Perron était bas Normand; l'abbé de Saint-Pierre, auquel la langue doit le mot de bienfaisance, est né à Barfleur, etc., etc.

Maître Généreux Hérambert était un maître d'école comme on en voit assez peu et comme on en verrait

davantage si nous n'étions pas dans un pays où, dans l'argot du gouvernement, l'instruction publique, l'agriculture, le commerce et la justice s'appellent les petits ministères, ministères que l'on confie d'ordinaire à des doublures ou à des personnages qui font à peu près dans le gouvernement le rôle des confidents dans la tragédie.

Maître Généreux Hérambert n'était pas de ces instituteurs obligés pour vivre d'être chantres à l'église et de feindre de mettre avant tout dans l'instruction les petites pratiques, et de penser que le but de l'éducation est de rendre les gens, comme dit Saint-Simon, excellents en certaines minuties et inutiles puérilités.

Ce n'était pas non plus un de ces instituteurs qui plaignent les leçons à leurs élèves et en donnent trop aux gouvernements, et font de leur classe un sous-comité des affaires publiques. Précisément parce qu'il était très-supérieur aux maîtres d'école ordinaires, il savait être maître d'école et rien de plus. On avait appris je ne sais comment et répété dans le pays que c'était un très-savant homme et qu'il était même reçu avocat; il est vrai que quelquefois il s'était laissé aller à donner des conseils à quelque pauvre opprimé et l'avait aidé à obtenir justice, mais à part cela, il n'avait qu'un goût, et ce goût était une passion; il aimait les fleurs, et cultivait avec une intelligente tendresse un petit coin de terre que la commune lui avait attribué. Du reste, il était doux pour les enfants, leur faisait faire des progrès suffisants; et instruisait gratis tous ceux dont les parents étaient trop pauvres pour payer les mois d'école.

Il prit Clovis en amitié.

Pauvre enfant, se disait-il, né dans un sillon, il n'avait qu'à le suivre, la vie eût pour lui été douce sans

efforts, honnête sans combats. Dans quels hasards vat-on le jeter!

Il lui donnait des leçons dans son jardin, et lui disait :

-

Tu vas quitter la nature, le livre de Dieu, pour les livres des hommes ; ne l'oublie cependant pas.

Et tout en parlant de latin, il parlait du ciel et de la terre, et des arbres, et des fleurs, cette fête de la vue, comme disaient les Grecs.

La première déclinaison de la grammaire latine de Lhomond, celle qu'on apprenait alors au collége, je ne sais s'il en est toujours ainsi, donne pour type rosa, la rose. Comme Clovis venait de dire le nominatif rosa, la rose, à propos de la rose Hérambert apprit à Clovis, et comment elles végètent et fleurissent, comment elles fructifient et se reproduisent, comment on greffe, et quels sont les résultats de la greffe; de là à lui dire la marche de la séve, il n'y avait qu'un pas, on en fit deux; on arriva à la contemplation du système végétal, puis il le posta huit jours entre le nominatif et le génitif de la première déclinaison de la grammaire de Lhomond, mais outre ces huit jours que de charmantes découvertes, de science réelle, d'enchantements ravissants, de sentiments élevés !

Clovis répétait une partie de ces leçons à la petite Isoline, et tous deux au printemps greffèrent des églantiers que Clovis avait pendant l'hiver arrachés dans les bois pour les planter dans le jardin d'Isoline. Pendant ce temps, la veuve Gosselin filait et sarclait, et ne négligeait rien pour gagner un peu d'argent, et aussi elle faisait des connaissances pour acquérir des protections pour le moment où Clovis devrait entrer au collége.

Certes Clovis était intelligent, mais il était assez paresseux; toutes les pages du rudiment ne prêtaient pas à des développements aussi intéressants que les premières

déclinaisons; il se demandait parfois pourquoi il était retenu à l'école plus longtemps que les autres enfants; il voyait passer déjà une troisième génération de camarades, les deux premières avaient quitté l'école aussitôt qu'ils avaient su ce que Clovis savait déjà depuis longtemps; mais sa mère mettait tant d'enthousiasme et d'éloquence dans ses reproches, dans ses prières, dans ses encouragements, tant de fermeté et de persistance dans ses projets, qu'il reprenait courage, et qu'au bout d'un an maître Hérambert annonça à la veuve Gosselin que son fils alors âgé de quatorze ans pouvait entrer au collège en troisième. De ce moment, la veuve Gosselin se livra à des travaux inouïs. Elle eut des recommandations des curés, du maire, du souspréfet, des plus gros négociants du Havre.

Elle alla trois fois à Rouen à pied; elle mettait trois jours pour aller, elle restait un ou deux jours et revenait; elle mangeait sur la route des croûtes de pain et couchait dans des granges. Mais elle finit par obtenir pour son fils une bourse au collège de Rouen. Sa conviction, son ardeur, étonnaient les gens et en intéressaient quelques-uns. Elle rassembla, on ne sut comment, un trousseau à peu près convenable, et Clovis entra au collège à la rentrée des vacances.

Il avait dit adieu assez lestement à Isoline et à Hérambert; sa mère lui avait tellement monté la tête qu'il entrait au collége avec une joie à laquelle n'était pas étrangère une sorte d'uniforme que portaient les collégiens. De temps en temps la veuve Gosselin dictait au maître d'école des lettres très-touchantes qu'elle envoyait à son fils pour l'exciter au travail; elle lui parlait des grandes espérances qu'elle faisait reposer sur lui, de l'heureuse vieillesse qu'il lui donnerait après une vie qu'elle lui aurait consacrée tout entière. Héram

bert était bien un peu effrayé de cette exaltation, mais il n'osait en atténuer l'expression.

La veuve Gosselin savait que les études du collége finies, il faudrait aller à Paris suivre des cours. Elle était décidée à y accompagner son fils, et elle ne doutait pas un moment qu'elle ne réussit à les y faire vivre tous les deux. Mais le voyage, l'installation, les premières inscriptions, devaient coûter cher; elle y avait pensé depuis longtemps, et elle s'était réservé pour cette époque de vendre, d'abord le lot de terre, puis ensuite la masure. Aussi fut-elle cruellement désappointée quand Hérambert lui apprit d'abord qu'aux yeux de la loi, ni le lot de terre ni la chaumière n'étaient à elle, mais appartenaient à son fils; ensuite, que luimême n'en pouvait pas disposer avant l'âge de vingt et un ans. Après quelques jours d'abattement et de réflexion, la veuve Gosselin reprit sa quenouille.

Mais comme elle ne pouvait pas ainsi gagner plus de six à huit sous par jour, ce qui était à peu près doublé par le revenu du lot de terre, elle ne recula devant aucune industrie pour parvenir à amasser une somme d'une certaine importance pendant les trois ans que son fils avait à passer au collége. A force de s'occuper de l'avenir et du diplôme de son fils, elle fit un peu de médecine elle-même; de là à guérir avec des paroles et des secrets, il n'y avait qu'un pas, puis un autre pas pour tirer les cartes et dire la bonne aventure; elle les eut bien vite franchis.

Quand les vacances arrivèrent, Clovis vit avec tristesse partir tous ses camarades, et lui presque seul rester au collége. Mais sa mère lui écrivit que le voyage serait coûteux, et ferait perdre du temps. Elle fit sibien qu'elle le décida à employer ses vacances à travailler. Quand Clovis écrivait, il ajoutait toujours, ou

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