Images de page
PDF
ePub

presque toujours, à ses lettres un mot de souvenir pour Hérambert et pour Isoline.

Celle-ci cependant était devenue une charmante fille, dans la solitude profonde où elle vivait, se levant le matin pour filer, et se couchant le soir quand elle était fatiguée de filer. Elle avait conservé les impressions de sa première enfance d'autant plus facilement qu'il n'en était pas venu d'autres les effacer; elle n'avait rien oublié et rien appris ; il y avait si peu d'événements dans sa vie, que ceux qui y étaient entrés avaient pour elle une immense importance; elle avait toujours le chardonneret que lui avait apporté Clovis quand elle l'avait pris pour son ange gardien, elle cultivait soigneusement son jardin, et quand la veuve Gosselin venait avec une lettre de son fils raconter à la veuve Séminel et à sa fille, d'abord les quelques mots obligeants qu'il écrivait pour elle, ensuite la nouvelle de quelque succès obtenu par son fils dans ses études, Isoline s'en réjouissait, comme si elle avait le droit à sa part dans ce qui arrivait d'heureux à Clovis; elle ne songeait jamais à séparer sa destinée de celle du fils de la veuve Gosselin. Comme celle-ci tricotait des bas pour son fils, Isoline se mit à l'ouvrage et en fit sa part sans songer même à lui faire dire qu'elle s'occupait de lui, tant il lui semblait naturel de travailler pour Clovis.

Rien ne changea pendant les quatre années que Clovis passa à Rouen, si ce n'est qu'au bout de la troisième année, il fut décidé qu'il viendrait passer les vacances auprès de sa mère. La veuve Gosselin lui envoya six francs, économisés sur ses croûtes de pain pendant un mais elle avait vu dans ses dernières lettres des symptômes de découragement, et elle pensait qu'il était bon de lui donner un peu de repos et de distraction. Une autre raison la portait à faire venir son fils.

an;

A la distribution des prix, Clovis Gosselin fut couronné trois fois, son nom fut cité dans le Journal de Rouen d'abord, et ensuite dans le Journal du Havre, qui revendiqua la gloire de son jeune concitoyen. Le principal du collége, dans un discours pompeux, avait dit à Clovis comme aux autres lauréats :

Macte animo, generose puer, sic itur ad astra,

vers latin que l'on cite à toutes les distributions de prix, et qui semble faire partie du cérémonial de la fête. Courage, jeune homme, cela vous conduit à tout!

Il s'agissait de montrer Clovis aux connaissances et aux protecteurs que s'était acquis la veuve Gosselin. Clovis, avec ses six francs, vint au Havre par le bateau à vapeur, qui parcourait alors les sinuosités de la Seine jusqu'à la mer, entre les rives les plus riches et les plus pittoresques du monde, et descendait jusqu'à la

mer.

Il se faisait un plaisir de surprendre la veuve Gosselin en arrivant un jour plus tôt qu'elle ne l'attendait. Pour Isoline, elle l'attendait toujours, elle ne donnait aucun nom aux sentiments qu'elle éprouvait pour Clovis, elle ne savait pas si c'était de l'amour. Quand la veuve Gosselin disait : « Oh! nous réussirons, » Isoline disait aussi « Nous réussirons. » Cependant la veille du jour où on attendait le collégien triomphant, Isoline râtissa le petit jardin qu'il avait planté pour elle, elle vit avec joie que quelques violettes s'y étaient épanouies dans l'herbe et exhalaient leur parfum, en même temps que les chèvrefeuilles laissaient tomber le leur du sommet des arbustes qu'ils entrelaçaient.

Comme elle se laissait bercer par de douces rêveries, elle entendit un grand bruit avec des cris de terreur;

un taureau en fureur s'était échappé de la prairie voisine et poursuivait en mugissant une troupe d'enfants qui l'avaient irrité; un berger s'était jeté au-devant de lui pour le détourner, mais le taureau l'avait renversé, lui avait labouré les flancs de ses cornes et avait passé par-dessus son corps. Les chiens sortaient des masures et le poursuivaient en aboyant sans oser l'aborder. Cependant il s'effraya de leurs poursuites, et trouvant ouverte la porte de la cour de la veuve Séminel, il se précipita dedans. Isoline, surprise et terrifiée, voulut s'enfuir, mais ses jambes tremblantes lui refusèrent leur service. Le taureau n'était plus qu'à quelques pas d'elle, lorsqu'un bras vigoureux la saisit et l'enleva sur le talus qui séparait la cour de la veuve Séminel de la cour de la veuve Gosselin. A ce moment, le taureau lancé vint frapper le talus de ses cornes au-dessous d'Isoline, puis il se détourna, et apercevant Clovis qui, pressé de sauver Isoline, n'avait pas encore eu le temps de se mettre lui-même bien à l'abri, il s'élança sur lui les cornes basses. En un bond, Clovis fut sur le talus à côté d'Isoline tremblante et presque inanimée. Le taureau poussa un horrible mugissement et laboura le talus de ses cornes; mais les habitants du village et leurs chiens arrivaient de toutes parts; il essaya de s'échapper, mais entouré de tous côtés par le fossé et par les arbres, voyant la seule issue gardée par une foule de paysans, il se jeta dans une grange où il fut facile de l'enfermer jusqu'au moment où il fut assez calmé pour qu'il fût possible de l'enchaîner.

Clovis porta Isoline chez la veuve Gosselin, lui fit boire de l'eau et lui en jeta au visage.

- O Clovis! dit-elle, cette fois encore tu m'es apparu comme mon ange gardien.

Clovis ne fit pas grande attention à ces paroles; d'ail

leurs il ne se serait pas rappelé à quel souvenir éloigné elles faisaient allusion; beaucoup de petits événements avaient traversé sa vie depuis qu'il avait quitté le hameau, beaucoup d'idées nouvelles étaient entrées dans sa jeune tête.

-Oui, dit-il, je suis arrivé à temps, et je n'ai pas besoin de te dire que j'en suis bien content. Où est ma mère?

Elle travaille en journée, comme de coutume; nous ne t'attendions que demain.

J'ai bien fait de venir plus tôt, ma bonne Isoline; cette pauvre vieille mère s'exténue pour moi, mais je vais la récompenser; j'apporte une charge de livres, trois prix et trois couronnes; viens les voir.

Clovis en effet était entré d'abord dans sa maison, il avait trouvé la clef cachée sous le larmier comme autrefois, et après avoir regardé dans la cour s'il ne voyait pas sa mère, il y avait déposé un paquet, quelques hardes et tous ses livres; c'est alors qu'il avait entendu les cris d'effroi et qu'il s'était précipité sur le talus qui séparait les deux cours, et de là dans la cour Séminel où il était arrivé à temps, comme nous l'avons vu, pour sauver à Isoline peut-être la vie, mais à coup sûr de cruelles blessures. Isoline admira les beaux livres reliés; c'étaient probablement les premiers qu'elle voyait; ils étaient entourés de rubans bleus.

[ocr errors]

-Oh! les jolis rubans, dit-elle.

- Ils seront pour toi, Isoline, mais quand ma mère aura vu mes livres dans toute leur parure.

- Et ces couronnes?

On me les a mises sur la tête au son de la musique et des applaudissements devant toute la belle société de Roucn, le préfet, l'archevêque, etc. Tiens, voilà le prix de version grecque.

Qu'est-ce que c'est qu'une version grecque?

C'est juste, tu ne peux pas savoir cela, c'est assez ennuyeux, mais on est très-fier quand on reçoit le prix, on dit que ça vous conduira à être savant et riche, à être médecin et docteur et à avoir un cheval pie comme en avait un le docteur Lemonnier.

[ocr errors]

Celui qui m'a soignée et toi ensuite que tu as eu pris ma maladie, je me le rappelle bien; mais, Clovis, il était bien vieux, le docteur Lemonnier.

Il n'y a pas besoin d'être aussi vieux pour être médecin. J'ai encore un an à passer au collége, puis quatre ans à Paris.

[ocr errors]

A Paris! dit Isoline avec tristesse.

Puis elle resta silencieuse quelques instants.
Mais tout à coup :

Tu dois avoir faim et soif? Viens à la maison, il y a des œufs et du cidre. Ta mère ne rentrera qu'à la nuit. Elle verra bien par tes beaux livres que tu es arrivé. D'ailleurs tu viendras voir de temps en temps.

Les deux voisins repassèrent par le tunnel que Clovis avait construit autrefois entre les deux cours, et qu'on s'était depuis contenté de boucher avec des broussailles, et Isoline se hâta d'allumer du feu, puis elle alla au poulailler ramasser les œufs qui pouvaient s'y trouver, et elle fit une omelette pour Clovis. Elle couvrit d'une serviette bien blanche une table de chêne, et mit sur la table une cuiller et une fourchette d'étain luisant comme de l'argent, une assiette sur laquelle étaient peints un coq jaune et des fleurs bleues, puis un verre et un pot de grès plein de cidre.

Que de peine je te donne, ma bonne Isoline! disait Clovis la bouche pleine.

- De la peine, Clovis? dit-elle d'un ton de reproche. Puis elle ajouta en riant:

« PrécédentContinuer »