bannières plantées tout autour du vaste amphithéâtre dont le seizième gradin atteignait presque aux chapiteaux de la colonnade, indiquaient la place que devaient occuper les diverses écoles, et portaient le nom de la paroisse ou du quartier de Londres auxquels elles appartiennent. Au moment de l'entrée des groupes d'enfants, ces divers compartiments, se peuplant successivement du haut en bas, formaient un coup d'œil singulier, rappelant le spectacle qu'offre dans le monde microscopique le phénomène de la cristallisation. Les aiguilles de ce cristal aux molécules humaines, se dirigeant toujours de la circonférence au centre, étaient de deux couleurs, le bleu foncé de l'habit des petits garçons sur les gradins d'en haut, et le blanc des robes et de la coiffe des petites filles occupant les rangs inférieurs. En outre, les garçons portant sur leur veste, les uns une plaque de cuivre poli, les autres une médaille d'argent, leurs mouvements faisaient scintiller la lumière réfléchie par ces ornements métalliques, de manière à produire l'effet de mille étincelles s'éteignant et se rallumant à chaque instant sur le fond sombre du tableau. L'aspect des hauts échafaudages couverts par les filles était plus curieux encore; les rubans veris et roses qui paraient la tête et le cou de ces blanches petites vierges faisaient ressembler exactement cette partie des amphithéâtres à une montagne couverte de neige au travers de laquelle se montrent çà et là des brins d'herbe et des fleurs. Ajoutez les nuances variées qui se fondaient au loin dans le clair-obscur du plan incliné où siégeait l'auditoire, la chaire tendue de rouge de l'archevêque de Cantorbéry, les bancs richement ornés du lord maire et de l'aristocratie anglaise sur le parvis au-dessous de la coupole, puis à l'autre bout et tout en haut les tuyaux dorés du grand orgue; figurez-vous cette magnifique église de Saint-Paul, la plus grande du monde après Saint-Pierre, encadrant le tout, et vous n'aurez encore qu'une esquisse bien pâle de cet incomparable spectacle. Et partout un ordre, un recueillement, une sérénité qui en doublaient la magie. Il n'y a pas de théâtre si grand et si riche qu'il soit, pas de décorations, pas de mise en scène, si admirables qu'on les suppose, qui puissent jamais approcher de cette réalité que je crois encore avoir vue en songe à l'heure qu'il est. Au fur et à mesure que les enfants parés de leurs habits neufs venaient occuper leurs places avec une joie grave exempte de turbulence, mais où l'on pouvait observer un peu de fierté, j'entendais mes voisins anglais dire entre eux : « Quelle scène! quelle scène!!... » Et mon émotion était profonde, quand les six mille cinq cents petits chanteurs étant enfin assis, la cérémonie commença. Après un accord de l'orgue, s'est alors élevé en un gigantesque unisson le premier psaume chanté par ce chœur inouï : All people that on earth de dwell Inutile de chercher à vous donner une idée d'un pareil effet musical. Il est à la puissance et à la beauté des plus excellentes massés vocales que vous ayez jamais entendues comme SaintPaul de Londres est à l'église de Ville-d'Avray, et cent fois plus encore. J'ajoute que ce choral aux larges notes et d'un grand caractère est soutenu par de superbes harmonies dont l'orgue l'inondait sans pouvoir le submerger. J'ai été agréablement surpris d'apprendre que la musique de ce psaume, pendant longtemps attribuée à Luther, est de Claude Goudimel, maître de chapelle à Lyon au xvre siècle. Elle fut imprimée pour la première fois à Genève en 1543, avec des paroles latines, trèsprobablement. Malgré l'oppression et le tremblement que j'éprouvais, je tins bon, et sus me maîtriser assez pour pouvoir faire une partie dans les psaumes récités sans mesure (reading psalms) que le chœur des chantres musiciens eut à exécuter en second lieu. Le Te Deum de Boyce (écrit en 1760), morceau sans caractère, chanté par les mêmes, acheva de me calmer. A l'antienne du couronnement, les enfants se joignant au petit chœur de l'orgue de temps en temps, et seulement pour lancer de solennelles exclamations telles que: God save the king! live the king! — May the king live for ever! lujah! l'électrisation recommença. Je me mis à compter beaucoup de pauses, malgré les soins de mon voisin qui me montrait Long - Amen! Halle à chaque instant sur sa partie la mesure où on en était, pensant que je m'étais perdu. Mais au psaume à trois temps de J. Ganthamy, ancien maître anglais (1774), chanté par toutes les voix, avec les trompettes, les timbales et l'orgue, à ce foudroyant retentissement d'une hymne vraiment brûlante d'inspiration, d'une harmonie grandiose, d'une expression noble autant que touchante, la nature reprit son droit d'être faible, et je dus me servir de mon cahier de musique, comme fit Aga memnon de sa toge, pour me voiler la face. Après ce morceau sublime, et pendant que le lord archevêque de Cantorbéry prononçait son sermon que l'éloignement m'empêchait d'entendre, un des maîtres de cérémonies vint me chercher, et me conduisit, ainsi tout lacrymans, dans divers endroits de l'église, pour contempler dans tous ses aspects ce tableau dont l'œil ne pouvait d'aucun point embrasser entièrement la grandeur. Il me laissa ensuite en bas, auprès de la chaire, parmi le beau monde, c'est-à-dire au fond du cratère du volcan vocal ; et quand, pour le dernier psaume, il recommença à faire éruption, je dus reconnaître que pour les auditeurs ainsi placés sa puissance était plus grande du double que partout ailleurs. En sortant, je rencontrai le vieux Cramer, qui, dans son transport, oubliant qu'il sait parfaitement le français, se mit à me crier en italien : Cosa stupenda! stupenda! la gloria dell' Inghilterra ! Puis Duprez... Ah! le grand artiste qui, pendant sa brillante carrière, émut tant de gens, a reçu ce jour-là le payement de ses vieilles créances, et ses dettes de la France ce sont des enfants anglais qui les lui ont payées. Je n'ai jamais vu Duprez dans un pareil état : il balbutiait, il pleurait, il battait la campagne, pendant que l'ambassadeur turc et un beau jeune Indien passaient près de nous froids et tristes comme s'ils fussent venus d'entendre hurler dans une mosquée leurs derviches tourneurs. O fils de l'Orient, il vous manque un sens : l'acquerrez-vous jamais?... Maintenant quelques détails techniques. Cette institution des Charity Children fut fondée par le roi George III en 1764. Elle se soutient par les dons volontaires ou souscriptions qui lui viennent de toutes les classes riches ou seulement aisées de la capitale. Le bénéfice du meeting annuel dans Saint-Paul, dont les billets se vendent une demi-couronne et une demi-guinée, lui appartient aussi. Quoique toutes les places réservées au public soient en pareil cas enlevées longtemps d'avance, l'emplacement occupé par les enfants et le sacrifice qu'il faut faire d'une grande partie de l'église pour y établir les admirables dispositions dont je viens de parler, nuisent nécessairement beaucoup au résultat pécuniaire de la cérémonie. Les dépenses en sont d'ailleurs assez considérables. Ainsi l'établissement seul des neuf amphithéâtres et du plancher incliné coûte quatre cent et cinquante liv. st. (onze mille deux cent cinquante francs). La recette de jeudi s'est élevée à huit cents liv. st. (vingt mille francs). Il n'est donc resté que huit mille sept cent cinquante francs tout au plus aux six mille cinq cents pauvres petits qui ont donné une pareille fête à la cité mère; mais les dons volontaires ont été, dit-on, fort considérables. Ces enfants ne savent pas la musique, ils n'ont jamais vu une note de leur vie. On est obligé tous les ans de leur seriner avec un violon, et pendant trois mois entiers, les hymnes et antiennes qu'ils auront à chanter au meeting. Ils les apprennent ainsi par cœur, et n'apportent en conséquence à l'église ni livre ni quoi que ce soit pour les guider dans l'exécution: voilà pourquoi ils chantent seulement à l'unisson. Leurs voix sont belles, mais peu étendues; on ne leur donne à chanter en général que des phrases contenues dans l'intervalle d'une onzième, du si d'en bas au mi entre les deux dernières portées (clef de sol). Toutes ces notes, qui d'ailleurs sont à peu près communes au soprano, au mezzo soprano et au contralto, et se trouvent en conséquence chez tous les individus, ont une merveilleuse sonorité. Il est douteux qu'on pût les faire chanter à plusieurs parties. Malgré l'extrême simplicité et la largeur des mélodies qu'on leur confie, il n'y a même pas, pour l'oreille des musiciens, une simultanéité irréprochable dans les attaques des voix après les silences. Cela vient de ce que ces enfants ne savent pas ce que c'est que les temps d'une mesure et ne songent point à les compter. En outre, leur directeur unique, placé très-haut au-dessus du chœur, ne peut être aperçu aisément que des rangs supérieurs des trois amphithéâtres qui lui font face, et ne sert guère qu'à indiquer le commencement des morceaux, la plupart des chanteurs ne pouvant le voir et les autres ne daignant presque jamais le regarder. Le résultat prodigieux de cet unisson est dû, selon moi, à deux causes: au nombre énorme et à la qualité des voix d'abord, ensuite à la disposition des chanteurs en amphithéâtres très-élevés. Les réflecteurs et les producteurs du son se trouvant dans de bonnes proportions relatives, l'atmosphère de l'église, attaquée par tant de points à la fois, en surface et en profondeur, entre alors tout entière en vibration, et son retentissement acquiert une majesté et une force d'action sur l'organisation humaine que les plus savants efforts de l'art musical, dans les conditions ordinaires, n'ont point encore laissé soupçonner. J'ajouterai, mais d'une façon conjecturale seulement, que dans une circonstance exceptionnelle comme celle-là, bien des phénomènes insaisissables doivent avoir lieu, qui se rattachent aux mystérieuses lois de l'électricité. Je me demande maintenant si la cause de la différence notable qui existe entre les voix des enfants élevés par charité à Londres et celles de nos enfants pauvres de Paris ne serait point due à l'alimentation, abondante et bonne chez les premiers, insuffisante et de mauvaise qualitéchez les seconds. Cela est très-probable. Ces enfants anglais sont bien forts, musclés, et n'offrent rien de l'aspect souffreteux et débile que présente à Paris la jenne population ouvrière, épuisée par un mauvais régime alimentaire, le travail et les privations. Il est tout naturel alors que les organes vocaux participent chez eux de l'affaiblissement du reste de l'organisme, et que l'intelligence même puisse s'en ressentir. En tout cas, ce ne sont pas les voix seulement qui manqueraient aujourd'hui pour révéler à Paris, d'une aussi étonnante façon, la sublimité de la musique monumentale. Ce qui manquerait d'abord, c'est la cathédrale aux gigantesqnes proportions (l'église de Notre-Dame elle-même ne conviendrait pas); c'est, hélas! encore la foi dans l'art; c'est un élan direct et chaleureux vers lui; c'est le calme, la patience, la subordination des élèves et des artistes; c'est une grande volonté, sinon du gouvernement, au moins des classes riches, d'atteindre le |