Sais-tu que quand je voyais les cornes du taureau si près de moi, j'aurais bien voulu être devant la cheminée à faire une omelette? Tu ne manges pas avec moi, Isoline? -Non, j'ai diné, et d'ailleurs je suis tout émue... la peur, le plaisir... je ne pourrais pas manger. Quand la première faim fut passée, Clovis demanda des nouvelles des voisins, puis il raconta ses peines et ses plaisirs du collége. - Pour nous, dit Isoline, nous vivons toujours la même chose. Quelquefois je travaille aux champs avec ma mère, mais le plus souvent je reste ici à filer. Le dimanche nous allons à la messe et aux vêpres; nos plus grands plaisirs, c'est quand ta mère a reçu une lettre de toi et qu'elle vient nous la lire, alors nous parlons de toi tout le reste du jour; mais puisque te voilà ici, nous irons un peu nous promener, nous reverrons le bois où tu as arraché les chèvrefeuilles pour mon jardin et où nous avons cueilli tant de noisettes. La veuve Gosselin ne tarda pas à rentrer. Il n'est pas besoin de décrire sa joie et son orgueil quand elle vit les prix et les couronnes de son fils. Mais dès le lendemain elle le conduisit chez le maire, elle voulut qu'il portât ses prix avec lui, mais Clovis refusa obstinément. Le jour d'après et les jours suivants il fallut aller au Havre se faire voir à tous les protecteurs qui avaient aidé la veuve Gosselin à faire entrer Clovis au collége de Rouen. Il y avait déjà une semaine qu'il était arrivé, et il n'avait pas encore vu Généreux Hérambert, il n'avait pu revoir Isoline qu'un instant pour lui donner les rubans bleus qui entouraient ses prix. Le dimanche suivant, on la vit à la messe avec un bonnet orné de rubans bleus qui lui allait à ravir. Il faut dire qu'il y a passablement de choses qui vont bien à une très-belle fille de seize ans. Quand Clovis fut un peu libre, il alla voir Hérambert. -Je t'attendais, dit celui-ci, mais je sais pourquoi tu n'es pas revenu plus tôt; ton cœur n'y est pour rien. Obéis à ta mère; son dévouement, quoiqu'il ne te conduise peut-être pas au plus grand bonheur possible, est respectable et touchant. Après cela, ce que j'appelle le bonheur ne serait peut-être pas le bonheur pour toi. Mais, quoi qu'il t'arrive, rappelle-toi que tu as deux vrais amis dans un petit coin de la terre, moi d'abord et ensuite la petite Isoline; ne nous sacrifie à rien ni àt personne. "Ta mère veut que tu travailles pendant les quelques jours que tu as à passer ici, mais ne t'en effraye pas trop; nous ne ferons ni thèmes ni versions; tu en es un peu saturé, disons le mot en langage de la campagne, tu en es bourré; le cerveau a des indigestions comme l'estomac; nous allons assaisonner les connaissances qu'on t'a ingérées au collége avec des condiments, cette diète à laquelle je vais mettre ton cerveau lui fera faire une bonne digestion, et tu verras avec étonnement que tu auras fait de très-grands progrès à la fin de tes vacances.» En effet, c'est en se promenant dans le jardin d'Hérambert, et quelquefois dans la campagne, le jeudi et le dimanche, seuls jours où le maître d'école avait un peu de liberté, que les deux amis traitaient divers sujets de morale, de science, de littérature. Hérambert lui faisait voir qu'on ne lui avait appris que des mots : De l'Université, cette mère féconde, Après huit ans? Le plus fort, que sait-il? Il lui montrait la grandeur de Dieu dans les magnificences de la nature, il l'initiait aux mystères de la végétation, lui parlait un peu d'astronomie, corrigeait les erreurs de physique et de morale qu'on lui avait fait apprendre avec les auteurs appelés classiques. La veuve Gosselin, cependant, n'interrompait pas son travail opiniâtre. Son fils lui épargnait tout ce qu'il y avait de fatigant dans la ferme; mais, comme elle allait en journée, elle rentrait parfois très-lasse. Ma mère, disait Clovis, abandonnons de vains projets. Je ne puis vous laisser ainsi vous fatiguer pour moi. C'est moi, au contraire, qui dois vous nourrir et travailler pour vous. Laissez-moi revenir ici, chassons nos pensées ambitieuses, et soyons tout simplement heureux. Je suis fort, je ne manquerai pas d'ouvrage. -Mon cher Clovis, quel démon t'inspire la pensée de désespérer ta vieille mère? Ne t'inquiète pas de mes fatigues, elles me sont douces quand je pense au but que je veux atteindre, et j'y pense toujours. Mon imagination est tellement préoccupée de toi et de ton avenir, que mon corps n'est plus qu'une machine dont elle est indépendante. Souvent la journée est finie sans que je me sois aperçue des travaux auxquels je me suis livrée. Je vis déjà par la pensée dans un avenir dont nous ne sommes plus séparés que par quelques années. C'est un rêve, un heureux rêvc dont je ne me réveille que très-rarement. Vois-tu, mon Clovis, le plus fort est fait; voilà tout à l'heure tes études terminées, ensuite nous irons à Paris pour que tu y fasses tes cours. Eh quoi! ma mère, vous viendrez à Paris? -Oui, certes. Qui prendrait soin de toi? qui te ferait gagner un temps précieux, en ne te laissant rien faire que ce qui conduit à notre but? qui t'encouragerait en te donnant de son courage et de sa confiance dans les moments d'irrésolution comme celui que tu viens d'avoir? Ne me crois pas malheureuse, j'ai toute la joie orgueilleuse qu'aurait une poule qui aurait couvé un œuf d'aigle. « Je suis la mère d'un homme supérieur, je suis fière et heureuse, je ne veux pas que tu restes à gratter dans la basse-cour, je veux que tu ailles planer au-dessus des nuages, comme ton espèce t'y porte. Je suis prête à toutes les fatigues, à toutes les difficultés ; mais que je ne te voie jamais hésiter, tu verras comme nous irons vite. Ce qu'on ne fait pas, c'est qu'on ne le veut pas assez; mais désirer n'est pas vouloir, c'est ne jamais marcher, en rond ni en zigzag; vouloir, c'est ne jamais faire un pas, un mouvement qui ne vous rapproche de votre but, c'est ne jamais penser à autre chose. Je veux, moi! et je me sens, quand je dis ces paroles, une puissance invincible. » Clovis embrassa sa mère et lui dit : Je ferai ce que vous voudrez, ma mère. Il alla trouver Hérambert et lui dit : - Vos leçons m'élèvent l'esprit par-dessus les ambitions humaines et me ramènent à la nature. Je comprends que la condition la plus haute, la plus près du bien, la plus heureuse, est la condition de celui qui traite directement avec la nature. ་་ Mais, comme vous me l'avez dit également, l'opiniâtreté de ma mère a quelque chose de grand et de touchant; j'ai fait ce matin une tentative pour lui faire abandonner ses rêves ambitieux; mais non-seulement je n'ai rien gagné sur elle, mais elle m'a un peu ébranlé : elle est si convaincue, elle trouve tant de force dans cette volonté incessante, qu'en l'entendant parler je crois aussi que le but qu'elle veut atteindre n'est pas inaccessible. Je lui ai promis de ne plus lui faire d'objection, je m'abandonne à elle, je vais ramer sans relâche, elle tiendra le gouvernail et mènera l'embarcation où elle voudra. - Alors, dit Hérambert en laissant échapper un soupir, refaisons un peu de latin et de grec, et occuponsnous aussi, pendant les quelques jours qui nous restent à passer ensemble, de te préparer à la classe dite de philosophie dans laquelle tu vas entrer. La philosophie de collége n'enseigne pas à être plus sage et plus heureux, elle enseigne à parler d'un certain nombre de choses. Causons-en donc un peu. Le soir, la veuve Gosselin se couchait de bonne heure ; le plus souvent Clovis allait passer quelques heures chez la voisine Séminel, là Isoline filait, et Clovis la regardait, et tous deux se rappelaient avec joie les plaisirs de leur enfance. - J'ai bien cru hier, dit Clovis, que je ne retournerais plus à Rouen et que je n'irais pas à Paris; j'ai essayé de faire renoncer ma mère à son idée fixe de me voir médecin; je serais resté ici, travaillant comme vous autres et avec vous autres. Je n'ose pas dire avec quelle joie j'envisageais cette existence; mais j'ai vu ma mère si désolée, que je lui ai promis de me laisser guider par elle. Tu retournes donc bientôt à Rouen? dit Isoline. Et après? Après, je ne sais pas si je reviendrai ici aux vacances; ce n'est pas l'intention de ma mère; elle doit me prendre à Rouen, et nous irons à Paris. |