- Et après ? Après, s'il plaît à Dieu, je serai médecin et je reviendrai ici remplacer le docteur Lemonnier. Eh bien ! je t'attendrai. A ce moment, Isoline releva les yeux sur Clovis ; il y avait dans son regard tant de calme et cependant de résolution, tant de douce et confiante tendresse, que Clovis en fut touché jusqu'aux larmes. Chère Isoline! dit-il en lui tendant la main. Isoline mit sa petite main dans celle de Clovis, et répéta: -Vois-tu, je comprends ta mère, non pas son désir de te voir médecin, un laboureur vaut un médecin, mais je la comprends dans sa patience et dans sa fermeté. Tu t'en vas pour cinq ans, je vais t'attendre cinq ans, tu me retrouveras ici occupée à filer et à t'attendre. Hélas! je regretterai souvent de ne pas te voir, de ne pas pouvoir t'aider dans tes épreuves et m'employer d'une manière utile pour toi., Clovis et Isoline se tenaient par la main, leurs regards se confondaient, ils éprouvèrent une transformation : l'amour prenait possession de leur âme. La libellule qui voltige dans les prairies, portant sur deux ailes de gaze un corps d'émeraude ou de saphir, a été longtemps une sorte de punaise grise vivant dans la fange des eaux. Il vient un jour où par un doux soleil de printemps elle sort de la vase en rampant, et se hisse au haut de la tige flexible d'une sagittaire dont les feuilles semblent des fers de flèche ou d'un butome couronné de fleurs roses. La peau de la punaise se déchire, et la libellule, la demoiselle, en sort étincelante en voltigeant et s'enfuit dans la prairie. Un seul regard d'amour échangé a produit chez Clo vis et chez Isoline une métamorphose semblable. Leur âme s'est éveillée. Hier c'étaient un jeune garçon et une jeune fille comme tous les autres ; aujourd'hui Clovis se sent tous les courages, comme Isoline tous les dévouements. Clovis est grand, fort et généreux; Isoline noble, patiente, vertueuse. La voix de leur cœur se mêle en une douce et suave harmonie, ils planent au-dessus de la terre et nagent dans le ciel. La veuve Séminel entre, ils ne peuvent plus échanger qu'un mot. Je ne penserai qu'à revenir, dit Clovis. — Moi, je t'attendrai, dit Isoline. Quelques jours après, Clovis repartit pour Rouen, où, ainsi que le lui avait prédit Hérambert, il s'aperçut avec surprise qu'il avait prodigieusement fait de progrès en se promenant dans les allées étroites du jardin du maître d'école. De ce jour et plus que jamais Isoline se considéra comme de la famille. Elle aidait la mère Gosselin dans toutes les occasions qui se présentaient, elle soignait la cour qui appartenait à Clovis plus encore que son propre jardin, qui lui était cependant bien cher. Elle avait dans l'amour de Clovis une foi entière; cet amour, qui ne s'était expliqué qu'une seule fois et par un seul mot, ne lui inspirait jamais un instant de doute; elle savait qu'elle serait la femme de Clovis Gosselin, qu'il fût riche ou pauvre, médecin ou laboureur. Elle ne croirait pas plus être généreuse dans le second cas que devoir être reconnaissante dans le premier. Quand la fin de l'année approcha, elle vit que la veuve Gosselin faisait ses préparatifs de départ. Cette découverte lui serra un peu le cœur. Cependant elle songea que, puisqu'il fallait que Clovis passât quatre ans à Paris, le mieux était que cet exil fût entamé et qu'il partit le plus tôt possible. Clovis, dans ses lettres, ne disait qu'un mot pour Isoline. Ce mot ne disait pas grand'chose pour les autres: Souvenir à Isoline; mais, pour elle, c'était lui dire : Qu'elle ait à se rappeler avec moi du jour où, nos mains pressées, nos regards confondus, nos âmes mêlées, nous nous sommes dit qu'elle m'attendrait, et que je ne partais que pour revenir. Il se souvient, pensait-elle, et je me souviens aussi. La veuve Gosselin commença sa tournée; elle alla voir tous ses protecteurs, elle reçut d'eux quelques présents, elle vendit dans la ferme tout ce qui pouvait se vendre, elle loua pour quatre ans la cour et la masure et le lot de terre qui en dépendait depuis quelque temps déjà ; elle préparait le trousseau de Clovis, qui aurait besoin d'être renouvelé à sa sortie du collége. Isoline l'avait aidée et avait cousu de sa main une grande partie des hardes destinées à son amour. L'année scolaire terminée, Clovis avait fini sa philosophie, et fut reçu bachelier ès lettres. Sa mère écrivit à monsieur, monsieur Clovis Gosselin, bachelier, à Rouen, pour lui enjoindre de l'attendre, attendu qu'ils iraient tout droit à Paris suivre leurs cours. Quelques jours avant le départ de la veuve Gosselin, elle se trouvait le soir chez la veuve Séminel, et elle parlait naturellement de Clovis et de son avenir; toutes les autres idées étaient mortes d'inanition dans sa tête. - Une fois Clovis médecin, je ne serai pas embarrassée, dit-elle, de lui faire faire un beau mariage; le gars n'est pas désagréable; et d'ailleurs un médecin, c'est l'égal de tout le monde et ça peut prétendre à tout. Aux premiers mots Isoline pålit; mais elle ne tarda pas à se remettre. « Est-ce que je ne me souviens pas? » dit-elle. Mais la veuve Séminel : - Vous avez aussi par trop d'ambition, ma chère Astérie, dit-elle; au commencement vous osiez à peine ajouter foi à votre rêve qui vous annonçait que votre fils remplacerait un jour le docteur Lemonnier, vous avez fait l'impossible, voici votre fils reçu... quoi donc ?... Bachelier. - Voilà votre fils bachelier, il est probable que votre fils sera médecin. Mais le docteur Lemonnier, qui était un grand médecin,-il lui a passé deux générations par les mains, s'était pourtant contenté d'épouser une fille d'ici, la fille d'Onésime Goufreville, qui est mort à la mer, et qui n'était qu'un pêcheur; et pourtant le docteur Lemonnier n'était pas fils de paysan comme est Clovis; sa famille était une grande famille, son père avait été huissier à Criquetot. Vous aurez beau faire, Clovis sera toujours le fils d'un paysan et d'une paysanne, et vous ne ferez pas son bonheur en le faisant entrer dans une famille qui le méprisera et qui vous méprisera vous-même par-dessus le marché. On a bien raison de dire que les ambitieux sont des oublieux c'est tout au plus si vous : nous parlerez quand votre fils sera médecin, et pourtant ma fille et moi nous sommes vos plus anciennes et vos plus fidèles amies. Il faut dire que la veuve Séminel avait vu la pâleur subite de sa fille, et que d'ailleurs elle-même avait toujours regardé Clovis comme son gendre futur. L'impression reçue par Isoline n'avait pas échappé non plus à Astérie Gosselin, et l'amertume des reproches de la veuve Séminel lui fit entrevoir une ambition qu'elle n'avait pas jusque-là soupçonnée, tant elle lui aurait paru exagérée. Elle n'avait été éclairée à ce sujet, ni par les soins de la veuve Séminel, ni par la sollicitude continuelle d'Isoline. Dans son idée fixe sur la grandeur de son fils, il lui semblait qu'en s'occupant de lui et en le poussant vers le but qu'elle avait assigné à sa vie, on ne faisait que son devoir, et que l'avenir de Clovis devait intéresser la nature entière, tout le reste des hommes et des choses n'étant qu'accessoire et pouvant se remettre à une autre époque. Le soleil n'était destiné, selon elle, qu'à éclairer Clovis, pour qu'il pût lire ses livres et suivre ses cours de médecine, et aussi à faire pousser et mûrir les drogues qu'il aurait plus tard à ordonner à ses futurs malades. Ainsi elle dit à la veuve Séminel : Écoutez-moi, Zoé Séminel, vous venez de dire des choses qui m'étonnent et me chagrinent, et dont il faut que nous parlions une bonne fois. Certes vous êtes une bonne voisine, et je fais grand cas de vous ainsi que d'Isoline, que j'ai vue naître et qui est une excellente fille, et aussi charmante qu'il est possible dans votre classe. Et de quelle classe donc sommes-nous? reprit aigrement la veuve Séminel. Nous sommes paysannes, filles de paysans, à dire vrai; mais je n'ai jamais entendu dire que vous fussiez autre chose ni que vous descendissiez de Charlemagne. Ce n'est pas de moi que je veux parler, répondit la veuve Gosselin, ne vous emportez pas si vite et laissez-moi aller jusqu'au bout. Je disais donc que je vous aime beaucoup ainsi qu'Isoline, mais qu'il faut que chacun suive sa destinée. Il y a dans la vie des carrefours où les meilleurs amis se séparent. Je ne voudrais pas que cette petite Isoline se rendît malheureuse. Il faut savoir rester dans sa sphère et ne pas s'évertuer à en sortir. Isoline est jolie, elle épousera quelque honnête laboureur. Ma fille et moi nous vous remercions, Astérie Gosselin ; c'est bien bon à vous de donner ainsi votre |