reur et celui de marin, et se décider après ce sérieux examen, est très-ordinairement employé par tout le monde. On plaide par devant soi-même une cause que l'on a jugée d'avance; on se décrit l'envers de sa position, que l'on compare à l'endroit de la position des autres. Mais comme les gens agissent ainsi à leur insu, il n'est peut-être pas hors de propos d'en donner un bref spécimen. Quand on est laboureur, se disait Césaire Gosselin, il faut travailler dehors, à la pluie, à la neige, au froid; il faut labourer, semer, herser, faucher et endurer toutes les fatigues imaginables, et puis il y a des années où la récolte ne rend pas, et la fatigue et le travail sont perdus. Quand on est pêcheur, au contraire, le vent travaille pour vous; une petite brise de sud-est tempère l'ardeur du soleil et conduit votre canot; on glisse sur la mer bleue comme un cygne, on s'amuse à tendre des filets et à pêcher à la ligne, un des plus grands plaisirs qui existent, et le soir on rentre chargé de poissons que les femmes vont vendre au marché. Réellement, dit-il en se résumant, c'est un beau métier que celui de marin et un sot état que celui de laboureur. Je ne dirai à personne le résultat de mon consciencieux examen, car pas un des laboureurs que je connais ne voudrait rester laboureur, tout le monde voudrait être pêcheur, et la terre se trouverait bien embarrassée. Césaire Gosselin se fit donc pêcheur. Pendant longtemps d'abord il fut en butte aux sarcasmes des anciens pêcheurs, qui professent un grand mépris pour les cultivateurs, qu'ils désignent tous sous le nom de berquers (bergers), mais il s'y accoutuma; pendant longtemps il fut malade à la mer, mais il s'y accoutuma. Il s'aperçut qu'il n'avait pas, dans son examen comparatif des deux professions, tenu assez de compte de certains détails. En face de la légère brise de sud-est qui fait glisser les canots comme un cygne sur la mer bleue, il avait négligé de se représenter de furieux vents de nord-ouest, empêchant de mettre les canots à la mer bouleversée pendant quinze jours, ou les renversant et noyant les pêcheurs, puis les jours où l'on ne prend pas de poisson, puis la pluie comme sur la terre et le froid un peu plus vif, etc. Entre les choses qu'il avait oubliées, il y en avait une assez grave, c'est que pour exercer la pêche il faut être marin, que quand on est marin on est inscrit au bureau des classes maritimes, et que quand on est inscrit au bureau des classes maritimes, on est à la disposition du ministre de la marine depuis seize ans jusqu'à un âge qui a varié, à diverses époques, de quarante à soixante ans. Cette circonstance lui fut rappeléc un matin par un gendarme qui lui remit une feuille de route pour Cherbourg. Il avait douze heures pour faire ses adieux et son paquet et aller prendre au Havre le bateau qui devait le conduire à Cherbourg, ainsi qu'une cinquantaine d'autres pêcheurs ramassés par lui sur la côte. Arrivé à Cherbourg, il fit comme les autres, passa sur divers navires, puis enfin, comme on avait la guerre avec les Anglais, il resta sur une goëlette armée en corsaire, dont l'état était de surprendre les navires marchands, de les amener dans un port français et de les vendre avec leur cargaison; d'autre part, il faut avec un soin au moins égal éviter les vaisseaux de guerre, qui ont les jambes longues, et des canons qui portent loin. Après plusieurs affaires heureuses, il arriva un jour que le capitaine du corsaire aperçut un petit navire. marchand anglais qui lui parut de bonne et facile prise. On commença à courir dessus avec une ardeur qui s'augmenta singulièrement quand on s'aperçut que le navire faisait force de voiles pour éviter le corsaire, dont la goëlette s'appelait l'Aimable Adèle. - L'Aimable Adèle gagnait sur l'Anglais et gagnait si bien, que quand le capitaine découvrit qu'il était dupe d'une ruse de guerre et que le prétendu navire de commerce était un corsaire comme lui, plus fort que lui et ayant au moins le double de canons, il n'était plus temps d'éviter le combat que tout annonçait ne devoir pas avoir une issue heureuse pour l'Aimable Adèle. - Holà, garçons! dit le capitaine, nous sommes tombés dans un piége; l'Anglais nous a joués. Il n'est pas honteux à la mer de fuir devant un ennemi plus fort que soi, parce que la fuite demande de l'habileté, et qu'une fuite bien réussie est une victoire sur l'ennemi plus fort qui poursuit. Cependant nous ne fuirons pas, pour deux causes la première, c'est que si l'Anglais est mieux armé que nous, la différence n'est pas tellement grande qu'on ne puisse la compenser en pointant mieux les canons et en les servant plus vite, et en tapant plus dru quand nous en serons à l'abordage. La seconde raison pour laquelle nous ne fuirons pas, c'est que l'Anglais marche mieux que nous, et que s'il s'est laissé atteindre, c'est que c'était dans son plan. Il s'agit done de se battre, de se battre pour la vie. Et... vive la France! Le capitaine ne se trompait pas; l'Anglais, voyant l'Aimable Adèle dans le panneau, se préparait au combat. A peine avions-nous eu le temps de l'imiter et de nous ranger chacun à notre poste, qu'il était sur nous à portée de pistolet. Le capitaine eut la curiosité, avant de commencer le combat, de savoir le nom d'un navire si surprenant par sa légèreté, et il le demanda au capi ་་ taine anglais avec son porte-voix; celui-ci le trouva mauvais, car en répondant « Lively, » qui était le nom du navire, il nous envoya toute sa bordée de canon et de mousqueterie tirée presque à bout portant. Tous ces coups donnèrent dans le corps de l'Aimable Adèle, qui aurait eu beaucoup de monde hors de combat, sans l'ordre qu'avait donné le capitaine à tous nos gens, et même aux officiers, de se coucher à plat ventre et de ne se relever qu'au signal qu'il leur en ferait lui-même. C'est ce que nous fimes, et nous relevant avec un immense cri de Vive la France! nous pointâmes les canons sans nous presser. Cet ordre exécuté régulièrement réussit à souhait : nous n'avions qu'un homme tué et un blessé, et il y eut plus de dix hommes tués sur le Lively. Le désordre y fut si grand que nous n'aurions pas manqué de l'enlever d'emblée, si le capitaine avait ordonné l'abordage. Mais depuis quelques instants déjà il interrogeait l'horizon avec sa longue-vue et il venait de se convaincre que deux croiseurs anglais arrivaient sur nous à toutes voiles et ne manqueraient pas de nous tomber sur le corps avant que nous eussions eu le temps de prendre le Lively à l'abordage. Celui-ci, cependant, s'était éloigné jusqu'à une bonne portée de canon, et nous envoyait quelques volées qui ne nous atteignaient pas. L'Anglais avait vu, de son côté, le secours qui lui arrivait, et il préférait l'attendre pour commencer le combat. Sur ces entrefaites, le vent cessa, la nuit s'étendit sur la mer et les trois navires nous entourèrent. Ils étaient bien persuadés que nous ne leur échapperions pas, et qu'à la pointe du jour ils se rendraient maîtres de notre goëlette avec moins de risque et plus de facilité. Nous en étions également bien convaincus de notre côté. Le capitaine nous appela à l'arrière et nous dit : Or sus! garçons, je ne vois aucune apparence de sauver d'ici ni l'Aimable Adèle ni l'équipage que j'ai l'honneur de commander. Il faut au moins soutenir l'honneur de la France, et mourir honnêtement. La meilleure manière, à mon avis, est d'essuyer, sans y répondre, les feux que les Anglais ne vont pas tarder à croiser sur nous, et d'aller, tête baissée, aborder de corps le plus fort des trois Anglais. Pour plus grande sûreté, je tiendrai moi-même le gouvernail de la goëlette jusqu'à ce qu'elle soit accrochée au bord de l'ennemi, lequel, ne s'attendant pas à un pareil abordage, nous donnera peut-être l'occasion de faire une action brillante pour nous et glorieuse pour le pavillon, avant de succomber sous le nombre. Si le pavillon français est abaissé, au moins ça ne sera pas par mes propres mains. Quelqu'un en a-t-il un meilleur ? L'avis de tout le monde était qu'il aurait mieux valu s'enfuir. Jean Bart a fait des fuites glorieuses, et Duguay-Trouin entre autres, en 1705, montant le Jason, a échappé par une fuite habile à des vaisseaux anglais qui l'avaient cerné mais nous n'avions pas le choix. Il n'y avait pas un souffle de vent. On se rattacha donc à l'idée du capitaine, et il fut convenu qu'au petit jour nous aviserions à nous faire tuer de la façon la plus convenable pour nous et la plus désagréable pour les Anglais. Le capitaine donna ses ordres et nous attendîmes le jour qui devait être le dernier. Le capitaine se promenait tristement sur le gaillard d'arrière ; tout à coup il fit signe au second, qui ne se promenait pas moins tristement, de venir à lui, et il lui fit voir qu'il se formait une noirceur à l'horizon et que cette noirceur augmentait peu à peu. - C'est le vent qui arrive, lui dit-il à voix basse, |