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REVUE DE PARIS.

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logements meublés. Nous mangeâmes ce jour-là du pain et de la viande qu'elle acheta toute cuite chez un charcutier, et nous bûmes du vin violet fort désagréable au goût. Oh! notre bon cidre normand, si limpide et si parfumé! ils appellent cidre ici quelque chose qui se fait avec des fruits secs, et qu'on vend fort cher; ce qu'il y a de plus passable à boire à bon marché, c'est la bière.

<< On prétend, dans les livres, que c'est en Égypte que la bière a été inventée; je me rappelle que Julien l'Apostat avait fait une épigramme grecque contre la bière qu'il avait bue aux environs de Lutèce.

<< Non, dit-il, tu n'es pas le vrai Bacchus; le fils << de Jupiter a l'haleine douce comme le nectar, et « la tienne ressemble à celle d'un bouc. »

<< On prétend que nous buvons du cidre en Normandie, parce que nous n'avons pas de raisin pour faire du vin. Si c'était là la seule raison, les Parisiens pourraient nous apprendre à nous passer de raisin; on m'a nommé une foule de choses avec lesquelles ils font du vin: le sureau, l'hièble, la ronce.

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Mais, dis-je à celui qui me parlait, est-ce qu'on ne fait pas aussi du vin avec du raisin?

Ah! pardon, dit-il, j'oubliais... Effectivement, on en fait aussi avec du raisin.

<< - Couchons-nous de bonne heure, dit ma mère, demain nous verrons Paris, ce n'est qu'après-demain que nous commencerons à travailler.

« Le lendemain, c'était dimanche, nous mîmes nos plus beaux habits, puis nous allâmes à la messe à SaintRoch, où il y avait une messe en musique. Les églises de Rouen que je connais sont bien plus belles que SaintRoch de Paris.

« Mais jamais je n'avais entendu une pareille musi

que, cela emporte le cœur au ciel; l'orgue remplissait l'église de torrents d'harmonie, puis des chœurs de voix chantaient les hymnes saintes. Il y avait beaucoup de monde, mais les gens avaient l'air d'être là beaucoup moins pour prier Dieu que pour écouter la musique; on causait de tel ou tel morceau, de tel ou tel chanteur; et j'appris non sans étonnement que c'étaient des acteurs excommuniés et maudits par l'Église qui venaient dans la nef faire entendre leurs voix de perdition.

« Cela était très-étonnant pour un écolier qui sort de faire sa logique et qui ne connaît absolument que les livres. Dans l'ancienne discipline ecclésiastique, on portait la régularité jusqu'à vouloir que ce fussent des prêtres et des moines qui touchassent de l'orgue. La paroisse de Saint-Jacques-la-Boucherie, à Paris, produisit la première le scandale de faire toucher l'orgue par un laïque, en 1496, et pourtant ce laïque était un notaire au Châtelet de Paris, homme fort pieux qui faisait des actes toute la semaine et jouait le dimanche l'orgue de Saint-Jacques-la-Boucherie.

« A propos de ce mot, je viens d'éprouver un embarras pour construire ma phrase; la grammaire veut qu'orgue soit masculin au singulier et féminin au pluriel, et je n'ose ni manquer à la grammaire ni dire : « L'orgue de l'église Saint-Jacques-la-Boucherie était alors un des plus belles orgues de Paris. » Vous trouvez peut-être que je suis bien dans la grammaire; soyez tranquille; ce même soir-là je suis sorti de la grammaire pour entrer dans la vie.

<< Après notre sortie de l'église, nous allâmes aux Tuileries et aux Champs-Élysées. Que de gens parés, de chevaux, de voitures!

<< - Regarde bien toutes ces richesses, me disait ma mère, eh bien! tout cela sera à toi, si tu le veux.

Dites au moins à nous, ma mère.

« Quand il fut l'heure de dîner, je m'attendais à faire comme la veille l'emplette de notre dîner chez le charcutier, mais ma mère me dit :

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Le charcutier même est trop cher pour nous, répondit-elle, et dès demain je ferai nos repas avec plus d'économie; cette journée d'aujourd'hui, il y a six mois que je la prépare, laisse-toi faire.

« Nous allâmes au Palais-Royal, où nos yeux furent éblouis par la magnificence des boutiques; puis nous entrâmes dans une sorte de palais, dont je n'avais jamais vu le pareil que dans les contes de fées. C'étaient partout des peintures, des dorures, des glaces; sur une espèce de trône était une jolie personne richement habillée; des hommes très-bien mis et très-frisés servaient les dîneurs. Nous nous sommes assis à une table; j'osais à peine marcher et avancer, d'autant que la salle était si miraculeusement éclairée, qu'en réalité on y voyait plus clair que le jour. Ma mère tira de sa poche un papier qu'elle donna au domestique, un de ces messieurs si bien frisés et si bien mis, que lorsqu'il me prit mon chapeau pour l'accrocher à une patère, je me laissai aller à lui dire poliment :

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Monsieur, ne vous donnez pas la peine, mille

remercîments.

« Le papier que ma mère avait communiqué au garçon était la carte de notre dîner. Elle s'était fait donner, je ne sais par qui, le menu d'un dîner de gens riches.

« Nous mangeâmes des choses qui m'étaient inconnues ou qui étaient tellement déguisées par la cuisine, que je ne les reconnaissais pas. On nous fit boire avec cela du vin, du vrai vin, très-probablement fait avec du raisin. Ça vaut le cidre, mais ça a sur le cidre un avantage marqué.

« Il paraît qu'il faut que l'homme s'enivre, car la Providence en a singulièrement multiplié et varié les moyens; le vin tant célébré par les anciens est loin d'être seul chargé de cette importante fonction. En Normandie et dans les provinces voisines on s'enivre avec du cidre; en Angleterre, en Flandre, avec de la bière; il y a des sauvages qui tirent du tronc de certains palmiers une liqueur très-excitante et qui les rend aussi stupides que pourrait faire le meilleur vin; mais il m'a semblé ces jours-ci, en buvant de la bière, qu'il fallait être né Anglais, ou Flamand, ou Hollandais, pour s'enivrer avec cette boisson; j'ai entendu dire à des Parisiens qu'il n'y avait que les Normands qui pussent s'enivrer avec du cidre.

« Eh bien! je crois que le vin, et le bon vin, peut enivrer tout le monde; j'en eus la preuve. Quoique nous n'eussions bu qu'une bouteille de vin, ma mère et moi, bouteille unique dont, à vrai dire, j'avais bu au moins les trois quarts, je me sentais dans l'esprit une légèreté inusitée, une disposition à voir les choses de leur beau côté, et une tendresse générale que je ne me rappelais pas avoir jamais ressentie. En sortant du restaurant, en traversant cette grande salle si éclairée, il me semblait que la terre tremblait un peu sous mes pas. Quand nous fùmes dehors, je me sentis d'abord un peu étourdi, mais je ne tardai pas à me remettre, et ne gardai que la prédisposition à la joie qui s'était emparée de moi. Nous n'avions pas bien loin pour aller à l'Opéra. Ma mère prit deux billets, et nous entrâmes. Je fus d'abord un peu surpris des larges escaliers couverts de tapis, mais quel ne fut pas mon éblouissement quand nous

fûmes installés dans la salle! Je n'étais jamais allé au théâtre, même à Rouen, où je ne sortais jamais du collége.

<< D'abord je ne vis que les lumières; le café de Véry, qui m'avait paru un palais, n'était qu'un taudis à côté de ce que je voyais.

« D'abord notre costume attira un peu les regards, mais nous étions si occupés nous-mêmes de regarder que nous nous aperçûmes à peine de l'attention passagère que nous excitions. J'étais dans le ravissement, je croyais rêver; ces femmes parées comme je n'en avais jamais vu, éclairées par cent becs de gaz, avec des diamants qui avaient l'air de petites étoiles sur les cheveux, au cou et aux oreilles; mais ce qui m'éblouissait encore davantage, quoique je ressentisse une sorte de terreur qui m'empêchait presque d'oser les regarder, c'étaient les épaules et la peau étincelante des femmes. Il faut dire que le dîner chez Véry, le bon vin, le café, m'avaient admirablement prédisposé à l'enthousiasme; la musique et les lumières et ces apparitions étonnantes achevèrent de me griser. La toile se leva et j'éprouvai de nouveaux enchantements; les danseuses me surprirent fort; mes yeux se portèrent du théâtre dans la salle et de la salle sur le théâtre.

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Sur le théâtre, me dit ma mère, ce sont des danseuses, des actrices, des courtisanes, des femmes consacrées au démon et maudites par l'Église. Dans les loges ce sont les grandes dames, les femmes honnêtes, les femmes respectées, celles qui étaient ce matin à Saint-Roch. Les unes et les autres sont nues jusqu'à la ceinture ou à peu près, les danseuses par en bas et les honnêtes femmes par en haut. C'est à ça qu'on les distingue.

« Pour moi je les trouvais toutes ravissantes et admi

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