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rablement belles; cependant je ne tardai pas à tourner plus volontiers mes regards du côté des loges, en grande partie parce que ma mère m'avait dit que les unes étaient des courtisanes et les autres des femmes comme il faut, mais encore et, je crois, davantage, par une autre raison.

« Les danseuses me paraissaient tellement étranges, que je les prenais ou pour des fées, ou pour des êtres d'une autre espèce que nous : c'était curieux, singulier, extraordinaire, mais cela ne me causait pas d'émotions.

<< Les femmes des loges, au contraire, me semblaient de vraies femmes fort différentes de ce que j'avais vu jusque-là, mais enfin c'étaient des femmes. Figurezvous bien, mon ami, un pauvre paysan normand transporté à l'Opéra, que vous connaissez. Jamais je n'avais vu de ma vie les jambes d'une femme. Quand une femme chez nous montrait un peu sa jambe jusqu'au-dessus de la cheville en traversant un ruisseau " elle devenait toute rouge.

:

« Je n'avais jamais vu les épaules ni la gorge d'une femme chez nous, on voit le cou jusqu'au petit cordon noir qui attache la croix d'or, et on ne voit pas la croix pendant l'hiver. L'été on voit la croix, et c'est tout.

« Dans mes idées vagues, j'avais mêlé l'aspect de ces choses aux mystères du mariage.

<< Et toutes mes idées étaient bouleversées par ce que je voyais à la fois et sur la scène et dans les loges. Les femmes, chez nous, on les reconnaît à cela qu'elles ont des jupes et des cheveux longs. A part cela, leur démarche, leurs poses, leurs mains, leurs pieds, sont pareils aux nôtres, leur peau est semblable à la nôtre.

« Mais là, je voyais des mains petites, effilées, blanches, des cous et des épaules revêtues d'une peau blanche, fine, soyeuse.

« Je découvris que je voyais des femmes pour la première fois, des femmes telles que les célèbrent les poëtes.

« Je compris que j'avais vu jusque-là des femelles de laboureurs, des femelles de pêcheurs. Enfin je voyais des femmes !

« J'étais comme le musulman entrant dans le paradis de Mahomet peuplé de houris, dont la femme n'est qu'un grossier simulacre.

« Certes, Isoline est une bonne, une jolie, une douce, une charmante fille; mais les sentiments qu'elle m'inspire ont quelque chose d'austère, de saint, qui ressemble plus à l'amitié tendre d'un frère pour une sœur qu'à l'amour que dépeignent les poëtes comme Ovide. Je compris alors ces quatre vers que j'avais lus quelques jours avant mon départ de Rouen.

« Vous fermez le volume et l'on vous voit rêver.

Que diable lisez-vous de si beau? - Mais Ovide.

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Je comprends maintenant; c'est le plus charmant guide Que l'on puisse choisir... quand on veut s'égarer.

"

<< Mais ces ravissements, ces enivrements, que me causait l'aspect de ce bouquet de femmes, frais, riant, embaumé comme des fleurs : voilà l'amour!

« Et que serait-ce donc si j'existais pour une d'entre elles! si... Oh! non, il me semble que si l'une d'elles mettait sa petite main dans la mienne comme Isoline y a mis la sienne, je tomberais consumé et comme frappé de la foudre.

Quand le spectacle fut fini, nous nous trouvâmes arrêtés dans les escaliers par la foule qui s'écoulait lentement, confondus avec ces femmes dont les épaules étaient alors couvertes de velours et de fourrures, mais dont la voix était une harmonie, et l'haleine un parfum. Je voyais des hommes venir à elles, leur parler,

leur prendre la main. Elles leur répondaient en souriant. Je haïssais ces hommes. Certes, je me sentais bien un être inférieur à toutes ces charmantes beautés; je voulais bien les adorer respectueusement en silence; mais je ne pouvais souffrir que ces hommes, des hommes comme moi, les traitassent en égales. On s'arrêta sous le péristyle. On attendit les voitures. Des laquais galonnés et dorés appelaient les cochers et venaient avertir quand les voitures étaient arrivées. Les chevaux piaffaient et entraînaient rapidement les carrosses. Nous nous en retournâmes à pied rue de la Harpe. J'étais ivre, j'étais fou.

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Quand nous fumes chez nous, ma mère me dit :

« Cette journée est finie, j'ai dépensé cinquante francs. Cinquante francs, juste autant que j'ai dépensé pour me nourrir pendant les quatre derniers mois que tu as passés au collége. Cinquante francs! Un trésor! mais je voulais pouvoir te dire ce que je vais te dire. Pense bien et pense toujours à ceci. Nous allons pendant quelques années mener une vie laborieuse et misérable; mais, si tu le veux, tout ce que tu, as vu aujourd'hui, les richesses et les plaisirs de tout genre, les voitures, les chevaux, les diners exquis, les vins délicieux, les théâtres, la musique, toutes ces belles femmes, ces ravissantes créatures que tu as vues ce soir, tout cela est à toi, tout cela à toi si tu le veux: mais ce que j'appelle vouloir, ça n'est pas désirer. Quand on veut aller quelque part, on fait le chemin. Tout cela est à toi; mais pour cela il faut devenir riche, pour devenir riche il faut travailler. Travaille sans relâche, autant que tes forces te le permettront. Quand tu sentiras le besoin de te reposer ou de te distraire une demi-heure, tu le feras, mais tu penseras que tu prolonges d'une demi-heure notre pauvreté et que tu retardes d'une

demi-heure le moment où tout ce que tu as vu aujourd'hui t'appartiendra. Cette journée est finie. A prendre de demain, nous allons être pauvres, pauvres comme nous l'étions à Bléville; quelquefois, souvent même, plus pauvres encore, parce qu'il ne suffit pas de vivre, il faut payer pour tes inscriptions, pour tes livres, pour tes examens, pour cent choses que j'ai là écrites, car j'ai depuis longtemps tous les renseignements possibles. Il faut que tu sois vêtu convenablement. Agis comme tu me l'as promis, rame courageusement et laisse-moi tenir la barre du gouvernail. Nous réussirons; j'ai bien su te faire bachelier, je te ferai docteur, je te ferai riche, estimé, heureux.

« Dieu sait que je ne dormis guère cette nuit-là; je me sers là d'une locution toute faite ; j'aurais parlé plus justement en disant que c'est le diable qui sait mon insomnie de la nuit qui suivit cette conversation. J'étais toujours à l'Opéra, j'entendais toujours ma mère qui me disait : «Tout ce que tu vois est à toi, si tu le veux. » Et je le voulais, et je le voulais, je le voulais à en devenir fou. Ce n'est que depuis que j'ai pensé que ma mère avait un peu fait comme le diable quand il emporta le Christ sur la montagne. Certes, si le diable à son tour eût fait comme ma mère, et s'il m'avait dit en me montrant tout ce que j'avais vu ce jour-là : « Tout cela est à « toi, si cadens adoraveris me, » je le crains, je n'aurais pas hésité longtemps à me jeter à ses griffes et à l'adorer.

« Le lendemain, le déjeuner se composa de pain et de fromage; ma mère mit nos hardes et notre logis en ordre, puis elle alla porter quelques-unes de ses lettres de recommandation; elle échangea tous les livres que j'avais eus en prix du collége contre les premiers livres dont je vais avoir besoin ; je pris ma première inscription et je commençai à me mettre à la besogne. Je

n'avais pas encore demandé à ma mère sur quelles ressources elle comptait pour nous faire vivre pendant quatre ans : elle m'a expliqué son plan financier. Grâce à ces lettres de recommandation et aux protecteurs que, dit-elle, elle saura bien se faire aussitôt qu'elle aura pris langue dans le pays, elle me trouvera des écoliers, des enfants qui suivent les cours des colléges et qui ont besoin d'un répétiteur, ou des jeunes gens ayant besoin de se préparer au baccalauréat ; elle ne veut pas que j'en prenne beaucoup, parce que cela me ferait perdre du temps; elle aura bientôt calculé ce qu'il nous faut strictement pour vivre, et elle ne me permettra pas de gagner un sou de plus de cette manière, parce que ce serait retarder lâchement le moment de notre bonheur.

« Aujourd'hui déjà, j'ai un élève, qui vient à mon grenier deux heures par jour; il me donne trente francs par mois. Ma mère pense que nous aurons assez de deux élèves qui viendront ensemble et ne me prendront pas plus de temps qu'un seul. Dans quelque temps, mon cher maître, je pourrai vous donner des détails plus précis, car en ce moment je suis tout étourdi, tout ébloui, tout abasourdi.

« Je travaille, je vais surtout beaucoup travailler, et, comme ma mère m'a plusieurs fois répété que je le lui ai promis, ramer sans relâche, en lui laissant tenir la barre du gouvernail.

« Adieu donc, mon cher et honoré maître.

« ANTOINE-CLOVIS GOSSELIN. »

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