et Dieu ne veut pas que nous périssions aujourd'hui. Nous avions nos basses voiles carguées et nos huniers tous bas à cause du calme; il nous les fit rappareiller sans bruit et en même temps orienter toutes les autres pour recevoir la fraîcheur qui s'avançait. Peu de temps après, en effet, le vent arriva, et trouvant toutes nos voiles disposées à le recevoir, il fit tout d'un coup aller l'Aimable Adèle de l'avant. Les Anglais, qui dormaient en toute confiance, n'avaient pas songé à se mettre dans le même état. Dans leur surprise, ils perdirent un temps considérable à hisser leurs voiles et à mettre vent arrière pour nous rejoindre. Mais pendant cette manœuvre, nous avions pris sur eux une bonne portée de canon d'avance, et le vent venant à fraîchir, l'Aimable Adèle laissa les ennemis la canonner de loin sans l'atteindre. Dans ce salut inespéré, le capitaine et l'équipage se mirent à genoux et rendirent grâces à Dieu. Je dis l'équipage; car, seul malheureux dans le salut commun, j'étais tombé à la mer en appareillant, après avoir reçu un violent coup à la tête sur une vergue. Je ne sais donc que par ouï-dire ce qui se passa depuis sur l'Aimable Adèle ; je ne revins à moi que le lendemain à fond de cale du Lively, par suite de quoi je passai trois ans prisonnier en Angleterre, par suite de quoi nous nous sauvâmes à trois sur un canot volé à un Anglais; nous n'arrivâmes que deux en vue de Barfleur; le troisième était mort en route de froid, de fatigue et de faim. Nous ne valions guère mieux quand des pêcheurs français nous prirent à leur bord; par suite de quoi je revins ici où j'épousai Astérie Quertier, qui m'avait fidèlement attendu, quoiqu'on cût dit au pays que je m'étais noyé. Ce qui ne m'avait pas moins fidèlement attendu, c'était ma part de prises à bord de l'Aimable Adèle. J'achetai cette masure avec un peu de terre dans la plaine, et nous vivons trop heureux, surtout depuis que nous avons un fils qui est né l'année dernière, et qui joue là-bas avec le chien de garde. Césaire Gosselin avait raison de dire qu'il était trop heureux, ça ne pouvait pas durer. Il s'était toujours ressenti par intervalles de sa blessure à la tête. Il tomba malade; la blessure se rouvrit et il mourut, laissant sa veuve et son fils Antoine Clovis avec la masure et le petit lot de terre pour toute fortune, attendu qu'il n'avait pas accompli le temps de service nécessaire pour que sa femme eût une pension. La constance qu'avait mise Astérie Quertier à attendre son fiancé, Césaire Gosselin, pendant plusieurs années après que le bruit de sa mort s'était répandu, se reproduisait dans toutes les autres actions de sa vie. Dans les grandes occasions, cette constance s'élevait à la fermeté; mais dans les petites elle dégénérait quelquefois en entêtement. Césaire Gosselin de son vivant disait volontiers ceci : - Comme on finit toujours par céder aux femmes, j'ai pris un sage parti, je cède tout de suite sans combat et sans résistance. Astérie Quertier était donc restée veuve avec une petite fortune qui se composait de la masure, maison d'habitation entourée d'arbres et de quelques pièces de terre au dehors. Elle aurait pu être heureuse, après le temps nécessaire pour se consoler de la perte de son mari, élever convenablement son fils Clovis et en faire un bon cultivateur, comme avait été le père Quertier; mais Clovis avait à peine trois mois qu'elle avait déjà remarqué en lui des signes certains d'une intelligence supérieure. Quand il eut six mois, elle déclara que ce serait un meurtre que de laisser un enfant aussi distingué devenir un simple paysan et enfouir dans le fond d'une campagne les hautes facultés que lui avait prodiguées la nature. C'est pourquoi dès l'âge de quatre ans le pauvre petit Clovis allait déjà à l'école, où il apprenait à lire, à faire voler des hannetons, et à attacher un petit morceau de papier à l'abdomen des mouches, ce qui le mena jusqu'à neuf ou dix ans, en y ajoutant l'écriture et l'art de lancer des pierres et de jouer à la balle. A part l'école, la vie du petit Clovis était assez douce. La masure était une charmante habitation. Le chaume qui la couvrait était tapissé de mousse du côté du nord. Des iris élevaient sur sa crête leurs feuilles aiguës et leurs fleurs violettes. Il y avait dans la cheminée un nid dans lequel des hirondelles venaient pondre et couver leurs œufs tous les ans. Un vieux chèvrefeuille couvrait en partie la façade de la chaumière et poussait avec un tel luxe de végétation qu'il fallait chaque année couper quelques branches qui auraient obstrué les fenêtres. La cour... On appelle ainsi en Normandie tout autre chose que ce qu'on appelle cour à Paris. Une cour normande est un grand carré de terre couverte d'herbes et entourée d'une haie d'épines entre des chênes et des ormeaux plantés sur un fossé. Il faut ouvrir ici une nouvelle parenthèse pour dire que le mot fossé a également en Normandie un sens tout différent de celui qu'il a, je crois, partout ailleurs. On appelle fossé, précisément le contraire de ce qui s'appelle d'ordinaire un fossé, c'est-à-dire un talus haut de quatre à six pieds en forme de petite muraille qui entoure une cour et sur lequel on plante des arbres. Je disais donc que la cour était remplie de pommiers, vieux arbres rugueux et moussus, qui tous les ans se chargeaient au mois de mai de fleurs blanches et roses d'une fraîcheur et d'un éclat enchanteurs. Une grande mare servait d'asile à des canards dont le ciel vert miroitait au soleil. Outre les pommes, il y avait dans la cour des groseilliers à maquereau et des groseilliers à grappes; l'herbe était parsemée de violettes, les unes de la couleur ordinaire, les autres blanches (celles-ci sont très-communes en Normandie), et de bassinets jaunes, sorte de boutons d'or à pétales pointus qui couvrent presque entièrement la terre au printemps. Outre les canards dont nous avons parlé, la cour était encore habitée par un coq et une douzaine de poules, par des pigeons au plumage chatoyant, par une vache et par un âne. Un chien complétait les hôtes de la maison. Clovis avait lié avec le chien une amitié étroite, et plus d'une fois on le trouvait endormi dans la paille côte à côte avec son ami et dans la cabane de Ronflo. Les relations de Clovis avec les autres animaux étaient moins intimes. S'il persécutait un peu les uns, il redoutait assez les autres, le tout relativement à la grosseur et à la méchanceté présumée de chacun d'eux. Il y avait bien aussi à un des angles de la maison trois ruches, mais depuis que Clovis avait encouru le ressentiment des abeilles pour avoir voulu les regarder de trop près, il n'avait pas oublié sa fuite, ses nombreuses blessures, sa terreur et ses souffrances, de sorte qu'il arrivait fort rarement qu'il allât de ce côté, ou, s'il y allait, il ne s'arrêtait guère en route, et passait rapidement devant la forteresse redoutée de ses ennemis victorieux. Un jour Clovis entendit pleurer de l'autre côté de la haie. Il se hissa de son mieux sur le fossé en s'accrochant aux branches des chênes, et il aperçut dans la cour voisine une charmante petite fille qui se livrait au plus profond désespoir. -Ohé! la petite, qu'est-ce que tu as à pleurer? demanda Clovis. Mais la petite fille ne put répondre d'une façon intelligible, tant ses paroles étaient entrecoupées de sanglots. Mais ses grands yeux bleus mouillés de larmes se levaient vers les branches les plus élevées d'un des chênes plantés sur le fossé. Clovis suivit la direction de ses regards et vit un chardonneret qui se balançait sur le faîte de l'arbre. C'est cet oiseau-là que tu veux? dit-il. Et, lançant une pierre avec une habileté qui l'avait rendu célèbre parmi les polissons du bourg, il atteignit l'oiseau, qui tomba mort de branche en branche jusque par terre. Les pleurs de la petite fille redoublèrent alors et furent accompagnés de grands cris qui attirèrent la voisine sa mère. La petite se jeta dans ses bras et lui fit comprendre que ce méchant garçon venait de tuer d'un coup de pierre son cher chardonneret qui s'était échappé de sa cage. La voisine fit de rudes reproches à Clovis et emmena la petite fille en lui faisant, pour la consoler, de magnifiques promesses de pommes et de bonbons. Clovis, resté seul, se sentit le cœur gros; on venait de le gronder aussi fort qu'il l'eût jamais été de sa vie, et cependant il n'avait pas de mauvaise intention. Il avait cru que la petite fille voulait avoir cet oiseau, qu'il ne savait pas lui appartenir, et d'ailleurs, fût-il cent fois à elle, il fallait ou le laisser s'en aller ou le tuer, il n'y avait pas moyen de le poursuivre dans les branches des chênes. Il avait été stupéfait des reproches qu'on lui adressait et n'avait pu se défendre. Il fut triste et distrait pendant le souper. Le lendemain il |