& fi les Poètes favent en effet cette multitude de chofes dont le vulgaire trouve qu'ils parlent fi bien. Dites-moi, mes amis, fi quelqu'un pouvoit avoir à fon choix le portrait de fa maîtreffe ou l'original, lequel penferiez-vous qu'il choisit? Si quelque Artifte pouvoit faire également la chofe imitée ou fon fimulacre, donneroit-il la préférence au dernier, en objets de quelque prix, & fe contenteroitil d'une maifon en peinture, quand il pourroit s'en faire une en effet? Si donc l'Auteur tragique favoit réellement les chofes qu'il prétend peindre, qu'il eût les qualités qu'il décrit, qu'il fut faire lui-même tout ce qu'il fait faire à fes perfonnages, n'exerceroit-il pas leurs talens? Ne pratiqueroit-il pas leurs vertus? N'éleveroit-il pas des monumens à fa gloire plutôt qu'à la leur? & n'aimeroit-il pas mieux faire luimême des actions louables, que fe borner à louer celles d'autrui? Certaine-m ment le mérite en feroit tout autre; & il n'y a pas de raifon pourquoi, pou vant le plus, il fe borneroit au moins. Mais que penfer de celui qui nous veut enfeigner ce qu'il n'a pas pu appren dre ? Et qui ne riroit de voir une troupe imbécille aller admirer tous les refforts de la politique & du cœur humain mis en jeu par un étourdi de vingt ans, à qui le moins fenfé de l'affemblée ne voudroit pas confier la moindre de fes affaires? Laiffons ce qui regarde les talens & les arts. Quand Homere parle si bien du favoir de Machaon, ne lui demandons point compte du fien fur la même matiere. Ne nous informons point des malades qu'il a guéris, des éleves qu'il a faits en médecine, des chefs-d'œuvre de gravure & d'orfévrerie qu'il a finis, des ouvriers qu'il a formés, des monumens de fon induftrie. Souffrons qu'il nous enfeigne tout cela, fans favoir s'il en eft inftruit. Mais quand il nous entretient de la guerre, du gouvernement, des loix, des fciences qui demandent la plus longue étude & qui importent le plus au bonheur des hommes, ofons l'interrompre un moment & l'interroger ainfi: O divin Homere! nous admirons vos leçons; & nous n'attendons pour les fuivre les fuivre que de voir comment vous les pratiquez vousmême. Si vous étes réellement ce que vous vous efforcez de paroître, fi vos imitations n'ont pas le troifieme rang, mais le fecond après la vérité, voyons en vous le modele que vous nous pei 1 3 gnez dans vos ouvrages, montrez-nous le Capitaine, le Légiflateur & le Sage, dont vous nous offrez fi hardiment le portrait. La Grece & le Monde entier célebrent les bienfaits des grands hommes qui pofféderent ces arts fublimes dont les préceptes vous coûtent si peu. Lycurgue donna des loix à Sparte Charondas à la Sicile & à l'Italie, Mi nos aux Crétois, Solon à nous. S'agitil des devoirs de la vie, du fage gouvernement de la maifon, de la conduite d'un citoyen dans tous les états? Thalès de Milet & le Scythe Anacharfis donnerent à la fois l'exemple & les préceptes. Faut-il apprendre à d'autres ces mêmes devoirs, & inftituer des Phi lofophes & des Sages qui pratiquent ce qu'on leur a enfeigné? Ainfi fit Zoroaftre aux Mages, Pythagore à fes difciples, Lycurgue à fes concitoyens. Mais vous, Homere, s'il eft vrai que vous ayez excellé en tant de parties, s'il eft vrai que vous puiffiez inftruire les hommes & les rendre meilleurs, s'il eft vrai qu'à l'imitation vous ayez joint Pintelligence & le favoir aux difcours voyons les travaux qui prouvent votre habileté, les Etats que vous avez inftitués, les vertus qui vous honorent, les difciples que vous avez faits, les batailles que vous avez gagnées, les richeffes que vous avez acquifes. Que ne vous étes-vous concilié des foules d'amis? que ne vous étes-vous fait aimer & honorer de tout le monde ? Comment fe peut-il que vous n'ayez attiré près de vous que le feul Cléophile? encore n'en fites-vous qu'un ingrat. Quoi! un Protagore d'Abdere, un Prodicus de Chio, fans fortir d'une vie fimple & privée, ont attroupé leurs contemporains autour d'eux, leur ont perfuadé d'apprendre d'eux feuls l'art de gouverner fon pays, fa famille & foi-même; & ces hommes fi merveilleux, un Héfiode, un Homere, qui Favoient tout, qui pouvoient tout apprendre aux hommes de leur tems, en ont été négligés au point d'aller errans, mendiant par-tout l'univers, & chantant leurs vers de ville en ville, comme de vils Baladins! Dans ces fiecles groffiers, où le poids de l'ignorance commençoit à fe faire fentir, où le be foin & l'avidité de favoir concouroient à rendre utile & refpectable tout homme un peu plus inftruit que les autres,. fi ceux-ci euffent été auffi favans qu'ils fembloient l'ètre, s'ils avoient eu toutes les qualités qu'ils faifoient briller avec tant de pompe, ils euffent paffé pour des prodiges; ils auroient été recherchés de tous; chacun fe feroit empreffé pour les avoir, les pofféder, les retenir chez foi; & ceux qui n'auroient pu les fixer avec eux, les auroient plutôt fuivis par toute la terre que de perdre une occafion fi rare de s'inftruire & de devenir des Héros pareils à ceux qu'on leur faifoit admirer *). Convenons donc que tous les Poètes, à commencer par Homere, nous repréfentent dans leurs tableaux, non le modele des vertus, des talens, des qualités de l'ame, ni les autres objets de l'entendement & des fens qu'ils n'ont pas en eux-mêmes, mais les images de tous ces objets tirées d'objets étrangers; & qu'ils ne font pas plus près en cela de la vérité, quand ils nous offrent les traits d'un Héros ou d'un Capitaine, qu'un Peintre qui *) Platon ne veut pas dire qu'un homme entendu pour fes intérêts & verfé dans les affaires lucratives, ne puiffe en trafiquant de la Poéfie, ou par d'autres moyens, parvenir à une grande fartune. Mais il eft fort différent de s'enrichir & s'ilfuftrer par le métier de Poète, ou de s'enrichir & s'illuftrer par les talens que le Poete prétend enfeigner. Il est vrai qu'on pouvoit alléguer à Platon Pexemple de Tyrtée; mais il fe fût tiré d'affaire avec une diftinction, en le confidérant plutôt.comme Orateur que comme Poète. |