payer aux dépens de nous-mêmes le foin qu'on y prend de nous plaire & de nous flatter. Quand donc, ami Glaucus, vous rencontrerez des enthoufiaftes d'Homere, quand ils vous diront qu'Homere eft l'inftituteur de la Grece & le maitre de tous les arts, que le gouvernement des Etats, la difcipline civile, l'éducation des hommes & tout l'ordre de la vie humaine font enfeignés dans fes écrits, honorez leur zele ; aimez & fupportez-les comme des hommes doués de qualités exquifes, admirez avec eux les merveilles de ce beau génie, accordez-leur avec plaifir qu'Homere eft le Poète par excellence, le modele & le chef de tous les Auteurs tragiques mais fongez toujours que les Hymnes en l'honneur des Dieux & les louanges des grands hommes font la feule efpece de Poèfie qu'il faut admettre dans la Réqublique, & que fi l'on y fouffre une fois cette Mufe imitative qui nous charme & nous trompe par la douceur de fes accens, bientôt. les actions des hommes n'auront plus pour objet ni la loi ni les chofes bonnes & belles, mais la douleur & la volupté les paffions excitées domine ront au lieu de la raifon; les Citoyens ne feront plus des hommes vertueux & juftes, toujours foumis au devoir & à l'équité, mais des hommes fenfibles & foibles qui feront le bien ou le mal indifféremment, felon qu'ils feront entraînés par leur penchant. Enfin, n'oubliez jamais qu'en banniffant de notre Etat les Drames & Pieces de Théatre, nous ne fuivons point un entêtement barbare, & ne méprifons point les beautés de l'art; mais nous leur préférons les beautés immortelles qui réfultent de l'harmonie de l'ame, & de l'accord de fes facultés Faifons plus encore. Pour nous garantir de toute partialité, & ne rien donner à cette antique difcorde qui regne entre les Philofophes & les Poètes, n'ôtons rien à la Poéfie & à l'imitation de ce qu'elles peuvent alléguer pour leur défenfe, ni à nous des plaifirs innocens qu'elles peuvent nous procurer. Rendons cet honneur à la vérité d'en refpecter jufqu'à l'image, & de laiffer la liberté de fe faire entendre à tout ce qui fe renomme d'elle. En impofant filence aux Poètes, accordons à leurs amis la liberté de les défendre & de nous montrer, s'ils peuvent, que l'art 二 condamné par nous comme nuifible n'eft pas feulement agréable, mais utile à la République & aux Citoyens. Ecoutons leurs raifons d'une oreille impartiale, & convenons de bon cœur que nous aurons beaucoup gagné pour nousmêmes, s'ils prouvent qu'on peut fe livrer fans rifque à de fi douces impref fions. Autrement, mon cher Glaucus, comme un homme fage, épris des charmes d'une maitreffe , voyant fa vertu prête à l'abandonner, rompt, quoiqu'à regret, une fi douce chaîne, & facrifie l'amour au devoir & à la raifon; ainfi, livrés dès notre enfance aux at-traits féducteurs de la Poèfie, & trop fenfibles peut-être à fes beautés, nous nous munirons pourtant de force & de raifon contre fes preftiges: fi nous ofons donner quelque chofe au goût qui nous attire, nous craindrons au moins de nous livrer à nos premieres amours: nous nous dirons toujours qu'il n'y a rien de férieux ni d'utile dans tout cet appareil dramatique en prêtant quelquefois nos oreilles à la Poèfie, nous garantirons nos cœurs d'ètre abusés par elle, & nous ne fouffrirons point qu'elle trouble l'ordre & la liberté, ni dans la République intérieure de l'ame, ni dans celle de la fociété humaine. Ce n'eft pas une légere alternative que de fe rendre meilleur ou pire, & l'on ne fauroit pefer avec trop de foin la délibération qui nous y conduit. O mes amis! c'eft, je l'avoue, une douce chofe de fe livrer aux charmes d'un talent enchanteur, d'acquérir par lui des biens, des honneurs, du pouvoir, de la gloire: mais la puiffance, & la gloire, & la richeffe, & les plaisirs, tout s'éclipfe & difparoit comme une ombre auprès de la juftice & de la vertu.. Fin du premier Volume. |