Il n'est pas aisé de savoir précisément en quel état était la musique quand Gui d'Arezze (1) s'avisa de supprimer tous les caractères qu'on y employait, pour leur substituer les notes qui sont en usage aujourd'hui. Ce qu'il y a de vraisemblable, c'est que ces premiers caractères étaient les mêmes avec lesquels les anciens Grecs exprimaient cette musique merveilleuse, de laquelle, quoi qu'on en dise, la nôtre n'approchera jamais quant à ses effets; et ce qu'il y a de sûr, c'est que Gui rendit un fort mauvais service à la musique, et qu'il est fâcheux pour nous qu'il n'ait pas trouvé en son chemin des musiciens aussi indociles que ceux d'aujourd'hui. Il n'est pas douteux que les lettres de l'aphabet des Grecs ne fussent en même temps les caractères de leur musique et les chiffres de leur arithmétique : de sorte qu'ils n'avaient besoin que d'une seule espèce de signe, en tout au nombre de vingt-quatre, pour exprimer toutes les variations du discours, tous les rapports des nombres, et toutes les combinaisons des sons; en quoi ils étaient bien plus sages ou plus heureux que nous, quisommes contraints de travailler notre imagination sur une multitude de signes inutilement di versifiés. Mais, pour ne m'arrêter qu'à ce qui regarde (1) Soit Gui d'Arezze, soit Jean de Mure, le nom de l'auteur ne fait rien au système; et je ne parle du premier que parce qu'il est plus connu. mon sujet, comment se peut-il qu'on ne s'aperçoive point de cette foule de difficultés que l'usage des notes a introduites dans la musique; ou que, s'en apercevant, on n'ait pas le courage d'en tenter le remède, d'essayer de la ramener à sa première simplicité, et, en un mot, de faire pour sa perfection ce que Gui d'Arezze a fait pour la gâter? car, en vérité, c'est le mot, et je le dis malgré moi. J'ai voulu chercher les raisons dont cet auteur dut se servir pour faire abolir l'ancien système en faveur du sien, et je n'en ai jamais pu trouver d'autres que les deux suivantes : 1. les notes sont plus apparentes que les chiffres; 2. et leur position exprime mieux à la vue la hauteur et l'abaissement des sons. Voilà donc les seuls principes sur lesquels notre Aretin bâtit un nouveau système de musique, anéantit toute celle qui était en usage depuis deux mille ans, et apprit aux hommes à chanter difficilement. Pour trouver si Gui raisonnait juste, même en admettant la vérité de ses deux propositions, la question se réduirait à savoir si les yeux doivent être ménagés aux dépens de l'esprit, et si la per fection d'une méthode consiste à en rendre les sıgnes plus sensibles en les rendant plus embarrassans, car c'est précisément le cas de la sienne. Mais nous sommes dispensés d'entrer là-dessus en discussion, puisque ces deux propositions étant également fausses et ridicules, elles n'ont jamais pu servir de fondement qu'à un très-mauvais système. En premier lieu, on voit d'abord que les notes de la musique remplissant beaucoup plus de place que les chiffres auxquels on les substitue, on peut, en faisant ces chiffres beaucoup plus gros, les rendre du moins aussi visibles que les notes, sans occuper plus de volume: on voit, de plus, que la musique notée ayant des points, des quarts de soupir, des lignes, des clefs, des dièses, et d'autres signes nécessaires autant et plus menus que les chiffres, c'est par ces signes-là, et non par la grosseur des notes, qu'il faut déterminer le point de vue. En second lieu, Gui ne devait pas faire sonner si haut l'utilité de la position des notes, puisque, sans parler de cette foule d'inconvéniens dont elle est la cause, l'avantage qu'elle procure se trouve déjà tout entier dans la musique naturelle, c'està-dire dans la musique par chiffres: on y voit du premier coup d'œil, de même qu'à l'autre, si un son est plus haut ou plus bas que celui qui le pré-cède ou celui qui le suit; avec cette différence seulement, , que, dans la méthode des chiffres, l'intervalle ou le rapport des deux sons qui le composent est précisément connu par la seule inscription, au lieu que, dans la musique ordinaire, vous connaissez à l'œil qu'il faut monter ou descendre, et vous ne connaissez rien de plus. On ne saurait croire quelle application, quelle persévérance, quelle adroite mécanique est nécessaire dans dans le système établi pour acquérir passablement la science des intervalles et dos rap.. ports: c'est l'ouvrage pénible d'une habitude tou jours trop longue et jamais assez étendue, puis que après une pratique de quinze et vingt ans le musicien trouve encore des sauts qui l'embarrassent, non seulement quant à l'intonation, mais encore quant à la connaissance de l'intervalle, surtout lorsqu'il est question de sauter d'une clef à l'autre. Cet article mérite d'être approfondi, et j'en parlerai plus au long. Le système de Gui est tout-à-fait comparable, quant à son idée, à celui d'un homme qui, ayant fait réflexion que les chiffres n'ont rien dans leurs figures qui réponde à leurs différentes valeurs, proposerait d'établir entre eux une certaine grosseur relative et proportionnelle aux nombres qu'ils expriment. Le deux, par exemple, sérait du double plus gros que l'unité, le trois de la moitié plus gros que le deux, ct ainsi de suite. Les défenseurs de ce système ne manqueraient pas de vous prouver qu'il est très-avantageux dans l'arithmétique d'avoir sous les yeux des caractères uniformes qui, sans aucune différence par la figure, n'en auraient que par la grandeur, et peindraient en quelque sorte aux yeux les rapports dont ils seraient l'expression. Au reste, cette connaissance oculaire des hauts, des bas et des intervalles, est si nécessaire dans la musique, qu'il n'y a personne qui ne sente le ridicule de certains projets qui ont été quelquefois donnés pour noter sur une seule ligne par les caractères les plus bizarres, les plus mak imaginés, et les moins analogues à leur signification; des queues tournées à droite, à gauche, en haut, en bas, et de biais, dans tous les sens, pour représenter des ut, des re, des mi, etc.; des têtes et des queues différemment situées pour répondre aux dénominations pa, ra, ga, so, bo, lo, do, ou d'autres signes tout aussi singulièrement appliqués. On sent d'abord que tout cela ne dit rien aux yeux et n'a nul rapport à ce qu'il doit signifier; et j'ose dire que les hommes ne trouveront jamais de caractères convenables ni naturels que les sculs chiffres pour exprimer les sons et tous leurs rapports. On en connaîtra mille fois les rafsons dans le cours de cette lecture: en attendant, il suffit de remarquer que les chiffres étant l'ex pression qu'on a donnée aux nombres et les nombres eux-mêmes étant les exposans de largés nération des sons, rien n'est si naturel que l'ex pression des divers sons par les chiffres de l'arith métique |