marché ne dit pas quelle place est réservée au tombeau confié au ciseau de Jehan de la Huerta, mais on sait que c'était le chœur des Chartreux où Jean sans Peur reposait entre le mausolée de son père et le grand autel, à la place d'honneur par conséquent, tandis que Philippe le Hardi s'était attribué modestement celle qui appartenait d'ordinaire aux fondateurs, c'est-à-dire la plus proche de l'entrée. On sait qu'il y reposait seul, et que Marguerite de Flandre était ensevelie à Lille près de son père Louis II de Male (1). Maintenant quel était et d'où venait ce maistre Jehan de Lawerta dit Daroca natif du pais Daragon tailleur d'images demeurant en nostre ville qui semble assez sûr de lui pour promettre d'égaler, sinon même de surpasser le chef-d'œuvre de la Chartreuse? Le prénom de Jehan est manifestement une transformation en français du Juan espagnol, quant au nom de famille, les gosiers du nord ne pouvant articuler l'H violemment aspirée du Castillan, Juan de la Huerta (2) est devenu en Bourgogne Jehan de la Verta ou de la Vuerta. Pour le lieu d'origine il n'est pas difficile de le reconnaître dans la petite ville de Daroca, située en Aragon sur (1) Remarquons qu'il s'agit incontestablement ici d'un monument nouveau à élever de toutes pièces et qu'aucune allusion n'est faite dans le marché à un travail commencé ou préparé auquel on renverrail. Ainsi M. Louis Gouse nous paraît commettre une erreur, quand, à la page 444 de son bel ouvrage L'Art gothique, il donne Claus de Werve pour l'un des auteurs du tombeau de Jean sans Peur; le neveu de Claus Stuter n'est pour rien dans le second des monuments funèbres de la Chartreuse. (2) On sait qu'en Castillan Huerta signifie jardin, nous dirions donc en français Jehan du Jardin. leJitoca, à 25 kilomètres au sud-ouest de Saragosse; on appellera souvent l'artiste, et ce n'est pas fort grave, Jehan d'Aroca, mais en passant par la forme Darogue on transformera plus tard son nomen Jehan de Droguès, ce qui fera croire à l'existence de deux artistes distincts et trompera M. de Saint-Mesmin lui-même (1). Comment et pourquoi cet Aragonais avait-il franchi les Pyrénées et était-il venu s'établir à Dijon? c'est ce qu'en l'état nous ignorons absolument. Un siècle plus tard, quand la descendance de Philippe le Bon devenue espagnole sera maîtresse de l'empire flamand de la maison de Bourgogne, une telle migration du sud au nord s'expliquerait sans peine, mais en 1443 l'Espagne est un pays fermé où on ne va guère et d'où rien ne sort. Peutêtre Jean de la Huerta qui, nous en aurons la preuve plus tard, était prompt à mettre la dague au clair, avait-il dû s'expatrier pour un de ces coups de navaja trop bien donnés, trop bien reçus dont l'Aragonais n'est pas moins libéral que le Valencien ou le Grenadin; mais peut-être avons-nous simplement ici un cas particulier, et rare, de cette humeur voyageuse qui mettait autrefois en mouvement d'un bout de l'Europe à l'autre les artisans et les artistes. Deux classes d'hommes qui n'en faisaient qu'une en ces temps du Moyen Age, où (1) Dans sa Description des tombeaux des ducs de Bourgogne, Mémoires de la Commission des Antiquités de la Côte-d'Or, t. II, p. 35, M. de Saint-Mesmin semble dire en outre que Jehan de la Huerta est l'artiste qui fut envoyé à Philippe le Bon par sa sœur la duchesse de Bourbon; ce serait une erreur, le fait concerne Autoine le Moiturier. l'on voulait en tout, même dans un instrument d'usage vulgaire, de la grâce et de l'art. Quoi qu'il en soit, Jehan de la Huerta venait de bon lieu, car l'école aragonaise a produit au xve siècle des œuvres remarquables, ne serait-ce que le magnifique retable en albâtre de la capilla major à la cathédrale de Saragosse, le plus beau peutêtre de tous ceux que renferment les églises d'Espagne, le plus monumental à coup sûr, car ceux de Tolède et de Séville ne sont qu'en bois. Il se pourrait donc que Jehan dela Huerta ait travaillé à Saragosse même. Quant à l'époque de sa venue en France et de son établissement à Dijon nous ne la connaissons pas, mais elle remontait sans doute à plusieurs années. Il est peu probable, en effet, que l'on se fût adressé à un inconnu venu on ne sait d'où, pour exécuter une œuvre comme le tombeau des père et mère du prince régnant et donner un rival à la merveille créée quarante ans auparavant. Ajoutez que Jehan de la Huerta entend le français et le parle à sa manière; il l'écrit même, et en effet, non seulement il est question dans le marché de « son << saing manuel >> c'est-à-dire de sa signature, mais nous rencontrerons de lui une pièce qui est manifestement de son écriture comme de son langage. Il est marié, et a femme et enfants, entre autres un fils, Hugues, un vrai bohême de sa sorte qui entrera plus tard en scène; enfin il a dû être reçu maitre, puisqu'il exerce librement son art dans une ville où les corporations sont comme des citadelles rigoureusement fermées à tous étrangers. Remarquons, avant de quitter le marché de 1443, une clause dont Jehan de la Huerta saura bien tirer parti; le délai de quatre ans ne court que du jour où les marbres lui auront été livrés. L'année suivante, Jehan de la Huerta faisait parler de lui autrement que par ses œuvres, et sa maison était le théâtre d'un esclandre dans lequel apparaît son humeur intraitable d'hidalgo dépenaillé, mais vieux chrétien et de sang bleu, qui s'estime aussi noble que son roi et méprise parfaitement ces hommes du nord au sang grossier parmi lesquels il est venu vivre pour les exploiter. Le récit nous en a été conservé dans un document des Archives départementales - Justice municipale de Dijon, B. 360, III, n° 247, et il mérite d'être reproduit en son entier. Le cas est tel. Aujourdhuy IIII d'octobre mil IIII. XLIIII Jehan Drogue tailleur d'ymaiges a envoyé quérir par Hugues son fils ung nommé Jehan Ponsellet aussi tailleur de pierres pour venir parler à luy et quant ledit Ponsellet a esté en l'ostel dudit Drogue, ils se sont mis à disner ensemble et après disner ils ont eu parolles ensemble disant ledit Ponsellet a icelui Drogue que il l'avoit envoyé quérir en la ville de Lyon sur le Roosne pour faire la sépulture de Monseigneur le duc Jehan, cui Dieu absoille et a servi ledit Ponsellet icelui Drogue à ses déspens depuis la Chandelouse derrièrement passée sans riens avoir de lui tant seullement que quatre escus. Et avec ce ledit Ponsellet dit que il a presté encoires de son argent audit Drogue. Et pour ce que ledit Ponsellet luy demandoit compte et accord, sur ce ledit Drogues s'est encommencié de corrossier et à fait fermer par ses varles les huisseries de son hostel et à mis la main audit Ponsellet de pars Monseigneur le duc de Bourgoingne de son auctorité privée, disant qu'il estoit membre de justice et luy a tirier la dague par plusieurs fois sur le visaige. disant qu'il le tueroit ; et a envoyé quérir par sesdits varles en la chambre dudit Ponsellet en la ville, tous ses biens, moles et autres choses servant audit mestier pendant le temps que ledit Drogues tenoit prisonnier icellui Ponsellet en son dit hostel et aux chambres aisées et après ce l'ont voulsus tuer esdites chambres. Les dits varles avec ledit Drogue luy ont tirer trois dagues dessus. Sur lequel cas sont examinés ceux qui sensuigvent qui estoient présent à ce. C'est assavoir ung nommé Laurent Laffre et Benoit...... varles Jehan de Contecuer natif d'Amiens, lesquelx l'ont tenus eulx meismes audit hostel. Item une nommée Perrenette, chambellière dudit Drogue a esté quérir les biens dudit Ponsellet avec ledit Benoit. Nous ne savons si ce Jehan de Contecœur, natif d'Amiens, est le Jehannin Conteke, tailleur d'images dont le nom s'est rencontré dans le marché fait avec Jehan de la Huerta. Sa présence dans un atelier où fréquentaient, à la vérité, toutes sortes de gens d'humeur querelleuse et peu respectueux du bien d'autrui, permet de supposer qu'il était aussi un tailleur d'images descendu au rang de simple aide du maître en titre, mais il y a doute et nous nous bornons à indiquer le problème, sans prétendre à le résoudre. On retiendra aussi un nouveau nom de sculpteur vivant à Dijon et habitué de l'atelier où s'élabore avec une lenteur qui n'est pas de la sagesse, le tombeau du duc Jean, ce Jehan Ponselet, venu de Lyon pour gagner sa vie à Dijon où l'a appelé Jehan de la Huerta, et qui s'en trouve si mal. Peut-être avons-nous là une lueur sur la résidence de l'Aragonais avant son établissement à Dijon; il serait possible, en effet, qu'il eût fait venir auprès de lui un des artistes avec lesquels il avait travaillé à Lyon (1). (1) Nous serions tenté de voir dans Jehan Ponselet ce Jehan Poncet, tailleur d'images, avec lequel le roi René fit marché le 31 |