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tions du missionnaire et les répétoient sans cesse, de sorte que toute l'île retentissoit continuellement du nom de Jésus-Christ.

Cependant le père d'Arce, qui cherchoit à s'ouvrir un chemin qui le menât aux bourgades des Chiquites, essaya de mettre pied à terre en différens endroits, mais ce fut inutilement. Les Guaycuréens', qui avoient pressenti son dessein, tenoient la campagne, et ils étoient en si grand nombre qu'il n'eût pas été prudent de s'exposer à leur fureur. Le père prit donc le parti de chercher une autre route. Il laissa dans l'île un de ses néophytes pour continuer d'instruire les Payaguas, et il se fit accompagner par quelques-uns d'eux qui le suivoient dans leurs canots. Après diverses tentatives toutes inutiles, il arriva enfin à un lac d'une grandeur immense, où le fleuve Paraguay prend sa source2.

Les Payaguas qui étoient à la suite des missionnaires, voyant qu'il n'y avoit plus rien à craindre des Brasiliens, projetoient secrètement entre eux de tuer ceux qui étoient dans le vaisseau et de s'en emparer; ils cachoient leur perfide dessein sous des marques spécieuses d'amitié et de reconnoissance, tandis qu'ils observoient avec soin ce qui se passoit dans le vaisseau et qu'ils épioient le moment d'exécuter leur projet. Le père d'Arce, se trouvant au milieu du lac, jugea que, gagnant le rivage, il pourroit se frayer un chemin chez les Chiquites. C'est pourquoi il laissa le père de Blende dans le vaisseau avec quinze néophytes indiens et deux Espagnols qui conduisoient la manœuvre, et il le chargea de l'attendre sur ce lac jusqu'à ce qu'il ramenât le père provincial, qui étoit allé visiter les bourgades des Chiquites par le chemin du Pérou. Il se mit donc avec quinze autres Indiens dans les deux esquifs, et s'étant pourvu des provisions nécessaires, il gagna le rivage, qui étoit fort éloigné. Il y aborda avec ses compagnons, il se fit lui-même une route vers les Chiquites, et, après deux mois de fatigues incroyables, il arriva à une de 'leurs bourgades.

Les Payaguas, voyant partir le père d'Arce et un bon nombre d'Indiens, jugèrent qu'il étoit temps de se rendre maîtres du vaisseau. Ils allèrent chercher leurs compagnons qui

Ou Guaycurus, comme les indique Brué sur ses cartes. 2 Lac Uberada.

étoient dans l'île, et, sous prétexte de venir écouter les instructions du missionnaire, ils montèrent tous dans le vaisseau. Aussitôt qu'ils y furent entrés, ils se jetèrent avec furie sur nos gens, qu'ils trouvèrent désarmés, et ils les tuèrent à coups de dards. Ils épargnèrent néanmoins trois personnes : le père de Blende, dont les manières tout-à-fait aimables avoient gagné le cœur du chef des Payaguas ; un des deux Espagnols qui gouvernoient le vaisseau, dont ils avoient besoin pour le conduire dans le lieu de leur retraite, et un néophyte de leur nation, qui, sachant parfaitement leur langue, devoit servir d'interprète. Ce fut, autant qu'on peut le conjecturer, au mois de septembre de l'année 1715 qu'ils firent ce cruel massacre et qu'ils enlevèrent le vaisseau.

Aussitôt que les Payaguas se virent au milieu de leurs habitations, ils vendirent à d'autres barbares le commandant du vaisseau, qui leur étoit désormais inutile. Leur chef fit dresser une méchante hutte pour servir de logement au père de Blende, et il laissa auprès de lui le néophyte qu'il avoit amené pour lui servir d'interprète. On peut aisément se figurer ce que le missionnaire eut à souffrir sous un ciel brûlant et au milieu d'un peuple si féroce. I ne cessoit tous les jours de leur prêcher la loi chrétienne, soit par lui-même, soit par le moyen de son interprète; il n'épargnoit ni les caresses ni les marques d'amitié capables de fléchir leurs cœurs tantôt il leur représentoit les feux éternels de l'enfer, dont ils seroient infailliblement les victimes s'ils persévéroient dans leur infidélité et dans leurs désordres ; d'autres fois il leur faisoit la peinture des récompenses que Dieu leur promettoit dans le ciel s'ils se rendoient dociles aux vérités qu'il leur annonçoit. Il parloit à des cœurs trop durs pour être amollis : ces vérités si touchantes ne firent que les irriter, surtout les jeunes gens, qui ne pouvoient souffrir qu'on leur parlât de renoncer à la licence et à la dissolution avec laquelle ils vivoient. Ils regardèrent le père comme un censeur importun, dont il falloit absolument se défaire, et sa mort fut bientôt conclue. Ils prirent le temps que leur chef, qui aimoit le missionnaire, étoit allé dans des contrées assez éloignées, et aussitôt qu'ils le surent parti, ils coururent, les armes à la main, vers la cabane de l'homme apostolique. François (c'est le nom du néophyte qui étoit son

interprète) se douta de leur dessein: il eut le courage d'aller assez loin au-devant d'eux et de s'exposer le premier à leur fureur. Les ayant atteints, il leur reprocha la noirceur du crime qu'ils méditoient et il s'efforça, tantôt par des prières, tantôt par des menaces, de les détourner d'une action si perfide. Loin de les toucher, il ne fit qu'avancer à soi-même le moment de sa mort ces barbares se jetèrent sur lui, l'emmenèrent assez loin et le massacrèrent à coups de dards. Ce néophyte avoit passé depuis son baptême douze années dans une bourgade des Guaraniens, où il avoit vécu dans une grande innocence, et il s'étoit présenté de lui-même aux missionnaires pour les accompagner dans leur voyage.

Cette mort ne put être ignorée du père de Blende, et il vit bien qu'on ne tarderoit pas à le traiter avec la même inhumanité. Il passa la nuit en prières pour demander à Dieu les forces qui lui étoient nécessaires dans une pareille conjoncture, et se regardant comme une victime prête à être immolée, il offrit son sang pour la conversion de ces peuples. Il ne se trompoit point dès le grand matin il entendit les cris tumultueux de ces barbares qui avançoient vers sa cabane. Il mit aussitôt son chapelet au col et il alla au-devant d'eux sans rien perdre de sa douceur naturelle. Quand il se vit assez peu éloigné de ces furieux, il se mit à genoux, la tête nue, et croisant les mains sur la poitrine, il attendit, avec un visage tranquille et serein, le moment auquel on devoit lui arracher la vie. Un des jeunes Payaguas lui déchargea d'abord un grand coup de massue sur la tête, et les autres le percèrent en même temps de plusieurs coups de lance. Ils le dépouillèrent aussitôt de ses habits, et ils jetèrent son corps sur le bord du fleuve pour y servir de jouet à leurs enfans: il fut entraîné la nuit suivante par les eaux qui se débordé

rent.

Ce fut ainsi que le père de Blende consomma son sacrifice. Ces barbares furent étonnés de sa constance, et ils publièrent eux-mêmes qu'ils n'avoient jamais vu mourir personne avec plus de joie et de tranquillité. Il étoit né à Bruges le 24 août de l'année 1675 de parens considérables par leur noblesse, par leurs richesses et encore plus par leur probité et leur vertu. Ce fut dans une famille si chrétienne qu'il puisa dès son enfance les sentimens de la

plus tendre piété. Il entra dans notre compagnie à Malines, où en peu de temps il fit de grands progrès dans les vertus propres de son état. Après avoir enseigné les belles-lettres et achevé ses études de théologie, il fit de fortes instances auprès de ses supérieurs pour les engager à lui permettre de se consacrer aux missions des Indes; il obtint avec peine la permission qu'il demandoit avec tant d'ardeur, et il fut destiné à la mission du Paraguay. Il se rendit en Espagne, et étant obligé d'y faire quelque séjour jusqu'au départ des vaisseaux, il y édifia ceux qui le connurent par son zèle et par sa piété.

Il s'embarqua au port de Cadix avec l'archevêque de Lima et un grand nombre de missionnaires qui alloient dans l'Amérique. A peine se trouvèrent-ils en pleine mer qu'ils furent attaqués et pris par la flotte hollandoise, nonobstant le passeport qu'ils avoient de la feue reine d'Angleterre. Ils furent conduits à Lisbonne. On permit aux prisonniers de mettre pied à terre; il n'y eut que l'archevêque de Lima qu'on retint dans son vaisseau avec le père de Blende, qui lui servoit d'interprète, parce que les Hollandois youloient les transporter en Hollande. Le prélat fut si charmé du missionnaire qu'il le prit pour le directeur de sa conscience: il eut la consolation de l'avoir toujours avec lui, non-seulement en Hollande, mais encore dans le voyage qu'il fit par la Flandre et par la France pour s'en retourner en Espagne. Les choses ayant changé de face et le prélat n'étant plus destiné pour l'Amérique, il fit tous ses efforts pour retenir auprès de lui le père de Blende, jusqu'à lui offrir une pension considérable. Le père fut sensible à cette marque d'estime et de confiance que lui donnoit un prélat si respectable, mais en même temps il le conjura de ne pas s'opposer à la volonté de Dieu qui l'appeloit à la mission des Indes. Il s'embarqua donc une seconde fois, et il arriva le onzième d'avril à Buenos-Ayres.

Il étoit d'une douceur, d'une modestie et d'une innocence de mœurs si grande qu'il étoit regardé comme un ange, et c'est le nom que lui donnoient communément ceux qui avoient quelque liaison avec lui. Il avoit une dévotion tendre pour Notre-Seigneur et pour sa sainte mère, et il se portoit à toutes les choses qui concernent le service divin avec une ferveur qui éclatoit jusque sur son visage, prin

cipalement lorsqu'il célébroit les saints mystères. Aussitôt qu'il fut arrivé à Buenos-Ayres, il fut envoyé dans le pays des Guaraniens, où, après avoir appris la langue, il se consacra à leur instruction. S'étant offert pour l'expédition dont j'ai parlé, il finit ses travaux, ainsi que je viens de le dire, par une mort aussi illustre qu'elle est précieuse aux yeux de Dieu. On a su les particularités de sa mort d'un des Payaguas qui en fut témoin oculaire, et qui, étant tombé entre les mains des Espagnols, fut envoyé par le gouverneur du Paraguay dans les bourgades des Guaraniens pour y être instruit des vérités chrétiennes.

Revenons maintenant au père d'Arce. Il étoit chargé, ainsi que je l'ai dit au commencement de cette lettre, de découvrir le chemin le plus court par le fleuve Paraguay, qui devoit faciliter aux missionnaires l'entrée dans le pays des Chiquites et donner le moyen aux provinciaux de visiter les bourgades nouvellement chrétiennes. La route qu'on tenoit par le Pérou étoit peu praticable outre les fatigues d'un voyage de près de huit cents lieues qu'il faut faire par cette route, les eaux, qui inondent ces terres la plus grande partie de l'année, ôtent presque toute communication avec le Paraguay: c'est ce qui a fait qu'aucun provincial n'a pu jusqu'ici visiter ces missions: le seul père de Rocca s'est senti assez de force pour une si pénible entreprise. Il alla donc par la voie ordinaire du Pérou jusqu'à la bourgade de Saint-Joseph, qui n'est qu'à huit journées du fleuve Paraguay. Il avoit réglé que de là il enverroit un missionnaire avec plusieurs Indiens Chiquites jusqu'au fleuve pour y joindre le père d'Arce; que ces Indiens emmèneroient le père de Blende, qui remplaceroit chez les Chiquites le missionnaire; que pour lui il retourneroit au Paraguay avec le père d'Arce par le fleuve, et que de cette manière on connattroit parfaitement ce chemin, qui étoit très-court, en comparaison de celui du Pérou, et qui engageoit à beaucoup moins de dépenses et de fatigues.

Tout cela s'exécuta de sa part ainsi qu'il l'avoit projeté ; mais s'étant rendu au lieu marqué et n'ayant aucune nouvelle de l'arrivée du vaisseau; de plus, le missionnaire qu'il avoit envoyé ayant rapporté à son retour que tous les soins qu'il s'étoit donnés pour le découvrir avoient été inutiles, il perdit toute espé

rance et il prit la résolution de s'en retourner dans la province par le même chemin par lequel il étoit venu. Il avoit déjà quitté la nation des Chiquites et il étoit bien au-delà de Sainte-Croix-de-la-Sierra lorsqu'il lui vint un exprès avec des lettres du père d'Arce, par lesquelles il marquoit son arrivée dans l'une des bourgades des Chiquites et le prioit de revenir sur ses pas, afin de s'en retourner au Paraguay par le chemin qu'il avoit enfin découvert. Le père de Rocca balançoit s'il s'exposeroit de nouveau aux fatigues qu'il avoit essuyées et aux risques qu'il avoit courus dans un voyage si long et si difficile. Ceux qui l'accompagnoient l'en dissuadoient fortement; mais comme il est d'un courage que nulle difficulté ne rebute, il se détermina à rebrousser chemin, et il dépêcha un Indien pour en donner avis au père d'Arce. Celui-ci, jugeant qu'il étoit inutile d'attendre le père de Rocca, partit aussitôt avec quelques Chiquites pour se rendre au lac, où il avoit laissé le vaisseau, afin d'y disposer toutes choses pour le retour; mais en y arrivant il fut bien étonné de ne trouver ni vaisseau ni barque. Comme il n'avoit nulle défiance de la perfidie des Payaguas, il crut que les provisions ayant manqué au père de Blende, qui n'avoit pas reçu de ses nouvelles depuis trois mois, il s'en étoit retourné au Paraguay. Sur quoi il prit une résolution qui fait assez connaître l'intrépidité avec laquelle il affrontoit les plus grands périls: il fit couper sur le champ deux arbres, qui ne sont pas fort gros dans ces contrées-là; il les fit creuser et joindre ensemble en forme de bateau, et c'est sur une si fragile machine qu'il résolut de faire trois cents lieues avec six Indiens (car le bateau n'en pouvoit pas contenir davantage) pour se rendre au Paraguay, où il avoit dessein d'équiper un autre vaisseau sur lequel il viendroit chercher le père de Rocca. Avant que de s'embarquer, il écrivit une lettre à ce père, dans laquelle il l'instruisoit de l'embarras où il s'étoit trouvé et du parti qu'il avoit pris ; en même temps il le prioit instamment de demeurer quelques mois parmi les Chiquites, jusqu'à ce qu'il fût de retour.

Cependant le père de Rocca arriva à la bourgade des Chiquites la moins éloignée du fleuve, et ayant appris que le père d'Arce avoit pris les devants pour disposer toutes choses au retour, il se mit en chemin pour l'aller joindre.

C'étoit au mois de décembre, où les pluies sont abondantes et continuelles; il étoit monté sur une mule qui n'avançoit qu'à peine dans ces terres grasses et marécageuses; souvent même il étoit obligé de descendre et de marcher dans l'eau et dans la fange, dont la mule ne pouvoit se tirer sans ce secours. Il avoit fait environ cinquante lieues, toujours trempé de la pluie et ne pouvant prendre de repos et de sommeil que sur quelque colline qui s'élevoit au-dessus de l'eau, lorsqu'il reçut la lettre du père d'Arce. Ces tristes nouvelles l'affligèrent sensiblement, mais il adora avec une parfaite soumission les ordres de la Providence, et il s'en retourna vers les Chiquites, d'où il venoit. Il fut un mois dans ce voyage, où il souffrit toutes les incommodités qu'on peut imaginer.

Cependant le père d'Arce et ses six néophytes naviguoient dans leur petit bateau sur le grand fleuve Paraguay. Ils furent aperçus des Guaycuréens, qui les assaillirent et les massacrèrent impitoyablement. C'est ce qu'on a appris du même Payagua qui a fait le détail de la mort du père de Blende. Il n'a pu dire ni le lieu ni les circontances de la mort du père d'Arce: ce qu'il y a de certain, c'est que ce missionnaire a prodigué sa vie dans une occasion où il s'agissoit de procurer la gloire de Dieu et de faciliter la conversion des Indiens. Il naquit le 9 novembre de l'année 1651, dans l'île de Palma, l'une des Canaries. Ses parens, qui étoient Espagnols, l'envoyèrent en Espagne pour y faire ses études. Ce fut là qu'il entra dans notre compagnie. Il vint ensuite dans la province du Paraguay, et il enseigna pendant trois ans, avec succès, la philosophie à Cordoue-du-Tucuman. Peu après, étant attaqué d'une maladie mortelle, il s'adressa à saint François Xavier, qu'il honoroit particulièrement, et il fit vœu de se dévouer, le reste de ses jours, au salut des Indiens si Dieu lui rendoit la santé. Il la recouvra aussitôt, contre toute espérance. Après avoir passé quelques années dans la mission des Guaraniens, il entra chez les Chiriguanes, qui confinent avec le Pérou le naturel féroce et indomptable'de ces peuples rendirent ses travaux presque inutiles. Ce fut chez eux qu'il eut d'abord quelque connoissance de la nation des Chiquites, et ayant trouvé un Indien qui savoit parfaitement leur langue, il se mit à l'apprendre, afin dêtre en état de travailler à leur conversion. Quelques

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néophytes guaraniens l'accompagnèrent chez les Chiquites. Il rassembla ces barbares, dispersés dans les forêts, avec des peines et des fatigues dont le détail seroit trop long. Enfin, avec le secours de quelques missionnaires qu'on lui envoya, il forma cinq nombreuses peuplades de sorte qu'il doit être regardé comme le fondateur de cette nouvelle chrétienté. C'étoit un homme fort intérieur, détaché entièrement de lui-même, d'un courage à tout entreprendre, infatigable dans les travaux, intrépide au milieu des plus grands dangers, en un mot, qui avoit les vertus propres d'un homme apostolique.

Telle a été, mon révérend père, la mort toute récente de ces deux missionnaires. Si nous apprenons dans la suite quelque autre particularité qui les regarde, je ne manquerai pas de vous en faire part. Leur sang fertilisera sans doute ces terres infidèles et y produira, selon la pensée de Tertullien, le précieux germe de la foi. Je me recommande à vos saints sacrifices, en l'union desquels je suis avec beaucoup de respect, etc.

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A peine suis-je arrivé dans ces missions, auxquelles j'aspirois depuis si long-temps, que j'ai l'honneur de vous écrire et de vous faire, comme je vous le promis en partant, le détail de ce qui s'est passé dans le cours de mon voyage.

Ce fut le 24 décembre de l'année 1729 que nous sortimes de la baie de Cadix. Les cinq premiers jours, nous eûmes à essuyer une tempête presque continuelle; mais elle nous fut favorable, en ce qu'elle nous mit bientôt à la vue du fameux Pic de Ténériffe. Ensuite les calmes ou les vents contraires nous retinrent

jusqu'au jour des Rois, que nous entrâmes, vers leš dix heures du matin, dans la baie de SainteCroix de l'fle de Ténériffe. Nous y restâmes quelques jours pour faire nos provisions d'eau, de ifats; de vivres, etc., et pour donner le temps de s'embarquer à quelques familles cahariennes, lesquelles devoient peupler Montevide1, située à l'embouchure du grand fleuve de la Plata.

Si vous voulez avoir the juste idée de l'île de Teneriffe, imaginez-vous un amas de montagnes et de rochers affreux entre lesquels se trouve le Pic. Il se découvre rarement, parce qu'il est presque toujours dans les nues ou entouré de brouillards. On dit qu'il a perpendiculairement deux lieues et demie de hauteur. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'il n'est pas au-dessus de la première région de l'air car il est tellement couvert de neige que quand le soleil l'éclaire, il n'est presque pas possible de fixer les yeux sur son sommet. La Grande-Canarie est si escarpée que, quoiqu'elle soit à quatorze lieues de distance de cette baie, on voit néanmoins toutes les côtes.

Pendant que nous étions à la vue de l'île, les habitans de la ville de Laguna aperçurent nos navires du haut de leurs montagnes, et nous prenant pour des Anglois, ils en donnèrent avis au capitaine général de Sainte-Croix et des fles Canaries. Quatre mille Canariens parurent armés de fusils : ils n'avoient pas encore vu de si grands vaisseaux dans leur baie. Mais leur frayeur se dissipa aussitôt que nous les eûmes salués de onze coups de canon. Ils vinrent à bord de notre navire, qui étoit la Capitaine, et nous apportérent de divers rafraîchissemens.

Nous ne remimes à la voile que le 21 janvier vers les sept heures du matin, avec un bon vent froid nord-ouest. Nous n'étions pas encore tout-à-fait hors du détroit que forment la Grande-Canarie et l'ile de Ténériffe que les vents nous devinrent contraires. Il nous fallut louvoyer pendant deux jours entre ces fles, et ce n'étoit pas sans crainte que le sud-est, qui souffloit alors, ne nous jouât quelque mauvais tour. Enfin, le 24, les vents furent nord-est et nous commençâmes à faire bonne route, et il n'y a guère eu de plus heureuse navigation que la nôtre, puisque nous jetàmes l'ancre devant Buenos-Ayres trois mois après notre départ de Ténériffe.

• Monte-Video.

Si vous étiez un peut pilote, je pourrois vous envoyer mon journal, car il est bon de vous dire que je prenois hauteur tous les jours. Notre premier pilote comptoit plus sur mon point pour assurer le sien que sur celui du second pilote, jusque-là qu'il ne vouloit pas pointer sa carte avant que j'eusse pointé la mienne, et alors il pointoit en ma présence!

Comme nous donnions la route aux deux autres navires qui nous accompagnoient, le navire Saint-François vint un jour nous dire de prendre plus à l'est et qu'il s'estimoit par 359 degrés de longitude. Le premier pilote me pria de faire la correction depuis notre départ de la pointe de la Grande-Canarie; je convins avec lui, à quelques minutes près, et nous nous estimâmes par 357 degrés de longitude : c'est pourquoi nous ne voulûmes pas changer de route, et les autres prirent le parti de nous suivre.

Le 26 janvier, nous arrivâmes au tropique du Cancer et nous commençâmes à entrer sous la zone torride; mais comme le soleil étoit dans la partie du sud, la chaleur fut supportable.

Le 3 février, qu'il faisoit sans doute grand froid chez vous, nos missionnaires commencerent à se plaindre du soleil, mais c'étoit s'en plaindre de bonne heure. Enfin, le 7 du même mois, je convins sans peine avec eux qu'il faisoit chaud. Nous étions alors par 4 degrés 6 minutes de latitude nord, c'est-à-dire presque au milieu de la zone torride.

Pour nous rafraichir, nous fumes surpris l'après-midi d'un calme tout plat. Sur le soir, le ciel s'obscurcit et nous avertit d'être sur nos gardes. Un navire présente alors un spectacle fort sérieux; vous en seriez certainement édifié, car il n'y a point de maison religieuse où le silence soit mieux observé. Notre vaisseau, qui portoit trois cents hommes d'équipage, paroissoit une vraie chartreuse. La mer étoit charmante et unie comme une glace, mais le ciel devint affreux. On ne peut se figurer de nuit plus terrible d'épouvantables éclats de tonnerre se faisoient entendre et ne finissoient point; le ciel s'ouvroit à chaque instant et à peine pouvoit-on respirer. L'air étoit embrasé, point de pluie et pas le moindre souffle de vent. C'est ce qui fut notre salut, car si la mer eût été d'aussi mauvaise humeur que le ciel, c'eut été fait de nous. Nous restȧmes en calme le 8 et le 9, et nous continuâmes à beaucoup souffrir de la chaleur.

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