Il ne faut pas oublier de vous marquer de quelle manière les matelots reçoivent ces feux follets; que les anciens appeloient Castor et Pollux lorsque l'on en voyoit deux, et Hélena quand il n'en paroissoit qu'un. Je vous ai dit que tout notre bord gardoit un morne silence. Nos matelots le rompirent vers minuit, lorsqu'ils aperçurent Hélena sur la dunette du grand mât. Ce feu est semblable à la flamme d'une chandelle de grosseur médiocre et de la couleur d'un bleu blanchâtre. Ils commencent d'abord à entonner les litanies de la sainte Vierge, et quand ils les ont achevées, si le feu continue, comme il arrive souvent, le contre-maître le salue à grand coups du sifflet dont il se sert pour commander à l'équipage. Lorsqu'il disparoft, ils lui crient tous ensemble: Bon voyage! S'il paroît de nouveau, les coups de sifflet recommencent et se terminent par le même souhait d'un heureux voyage. Ils sont persuadés que c'est saint Elme, protecteur des gens de mer, qui vient leur annoncer la fin de la tempête. Si le feu baisse et descend jusqu'à la pompe; ils se croient perdus sans ressource. Ils prétendent que, dans un certain navire, saint Elme ayant paru sur la girouette du grand mât, un matelot y monta et trouva plusieurs gouttes de cire vierge : c'est pourquoi ils représentent saint Elme, qui étoit de l'ordre de saint Dominique, tenant à la main un cierge allumé. Ils sont si entêtés de cette idée que le chapelain du navire Saint-François ayant voulu les désabuser, ils s'en offensèrent extrêmement et peu s'en fallut qu'ils ne le traitassent d'hérétique. Un jour que je me trouvois sur le tillac avec le second pilote et le contre-maître, ils me demandèrent ce que je pensois de ce phénomène. Je leur en dis mon sentiment et je leur en expliquai la cause, ce que je n'aurois eu garde de faire en présence des matelots. Enfin, le 9 février, le vent commença à fraîchir et nous reçûmes un de ces coups terribles qu'on nomme ouragans. Malheur au navire qui se trouve à la voile. Heureusement nous avions pris nos précautions, car la mer parut tout-à-coup en fureur. Ces vents terribles viennent ordinairement du sud-est et sont accompagnés d'un déluge d'eau, qui par son poids empêche la mer de s'élever lorsqu'ils passent. Ils durent pour l'ordinaire un demi-quart d'heure; ensuite la mer est très-agitée; puis succède le calme, que nous trouvâmes bien long; car it dura quatre jours, et la chaleur étoit excessive. Enfin vint un petit vent qui, soufflant de temps en temps, nous aida à passer la ligne le 16 vers minuit, par 357 degrés de longitude, selon notre estime: Le 18, que le ciel étoit beau et serein, on fit la cérémonie à laquelle on s'est avisé dè donner le nom de baptême. C'est un jour de fête pour l'équipage, et je ne crois pas qu'il y ait de comédie plus divertissante que celle qu'il nous donna. Le 19 il s'éleva un sud-est et nous eûmes bon frais. Nous faisions route avec le navire Saint-François, qui étoit à une petite demi-lieue à côté de nous au-dessous du vent. Il voulut faire une courtoisie, qui étoit de nous passer par la proue, mais il la paya cher : il piqua le vent de manière que son mât de grande hune se rompit et amena pas sa chute le grand perroquet et le perroquet d'artimon, avec toutes leurs voiles et leurs cordages. Nous allâmes aussitôt le reconnoître, afin de lui prêter secours s'il en avoit besoin; mais, par un double bonheur, cette avarie arriva pendant le temps du dîner; et les mâts et les voiles tombèrent dans le vaisseau, sans quoi, la mer étant assez grosse, il couroit risque de se perdre avant qu'on eût pu couper tous les cordages. Autant qu'un navire présente je ne sais quoi de majestueux lorsqu'il marche avec toutes ses voiles, autant paroît-il ridicule lorsqu'on le voit ainsi démâté. On tâcha de réparer ce désordre, mais vainement : le mât du grand hunier, qu'ils avoient de relais, ne se trouva pas assez sûr, de sorte qu'ils ne purent porter le reste du voyage ni le grand perroquet ni leur grand hunier, sinon avec les trois ris serrés. Le perroquet d'artimon, qu'on avoit aussi de relais, fut trop court et ne pouvoit porter qu'une demi-voile, de manière que tous les soirs il restoit cinq à six lieues derrière nous et nous obligeoit de serrer toutes les nuits de voiles, pour lui donner le temps de nous joindre, ce qui nous retint sur mer près de trois semaines plus que nous ne devions y être. Cependant nous arrivâmes à Montevide, dans le fleuve de la Plata, huit jours après lui, ainsi que je le dirai plus bas. Le vingt-sixième, que nous étions par 10 degrés de latitude sud et par 352 degrés de longitude, le soleil nous passa à pic, dans un ciel très-serein. Il se préparoit à nous bien chauffer, mais un vent d'est qui nous faisoit faire deux lieues par heure l'en empêcha. Enfin le 11 de mars nous sortîmes de la zone torride et nous vinmes chercher l'hiver, en vous envoyant l'été, dont nous étions bien las. Le douzième, nous pensâmes être surpris d'un de ces ouragans dont je vous ai parlé, et à peine eûmes-nous le temps de serrer nos voiles. La mer étoit horrible : j'étois resté sur le tillac avec les deux pilotes, et les autres missionnaires étoient dans la chambre. A peine eûmes-nous amené les voiles qu'un coup de mer donna contre la poupe avec tant de fureur que le navire s'en ébranla comme s'il eût donné sur un banc de sable. La pluie, qui redoubla alors, me fit descendre dans la chambre, où je les trouvai tous à genoux et à demi morts de peur. Le coup de mer avoit remonté de la poupe par quatre grandes fenêtres qu'on tenoit toujours ouvertes, et en avoit bien mouillé plusieurs; les autres crurent qu'ils étoient sur le point de couler à fond. Je ne pus m'empêcher de rire en les voyant ainsi consternés, et eux-mêmes, revenus de leur frayeur, prirent le parti d'en rire avec moi. : Le treizième après midi, le débris d'un navire nous passa par le côté il portoit encore le grand mât. Nous criâmes de toutes nos forces, pour voir s'il n'y avoit point quelque malheureux qui eût échappé du naufrage, mais personne ne nous répondit. Nous ne fûmes pas sans inquiétude, car le navire Saint-Martin nous avoit perdus dès le quatorzième degré de latitude nord, et nous craignions qu'il ne lui fût arrivé quelque disgrâce. Le vingt-cinquième, fête de l'Annonciation, l'équipage crut voir la terre: la joie fut grande parmi tous les passagers. Nous crûmes que c'étoit la côte du Brésil, car nous étions par la hauteur du Rio-Grande; mais ayant pris le large, et le soleil ayant bien éclairci l'horizon, cette terre, qui étoit apparemment de la neige, disparut tout-à-coup. Il est vrai que l'eau avoit changé de couleur : c'est pourquoi nous sondâmes, et nous ne trouvâmes que cinquante brasses d'eau; mais il nous parut que nous étions sur un banc de sable nommé le Placer, qui court cinquante lieues le long de la côte du Brésil, et à midi, ayant sondé de nouveau, nous ne trouvâmes plus de fond. Le lendemain 26, ayant couru partie au large et partie vers la terre, nous nous trouvâmes par quatre-vingts brasses. Le 27, à deux heures après midi, nous ne trouvâmes que vingt brasses; nous étions par 34 degrés et demi de latitude; mais il étoit trop tard pour entreprendre de chercher la terre: nous fumes obligés de mettre à la cape. Le 28, un brouillard épais qui s'étoit élevé nous empêcha de courir : il se dissipa vers midi, et nous ne vimes plus le navire Saint-François, qui s'étoit hasardé à aller découvrir la terre et qui en effet la reconnut en peu d'heures. Pour nous, qui fûmes pris de calme, nous ne pûmes la reconnoître que le 30 à midi. C'étoit l'île de Castillos, qui n'est pas éloignée du cap de SainteMarie, lequel est à l'embouchure du fleuve de la Plata. Le 31, un petit vent nous faisoit courir la côte; mais vers les cinq heures du soir, n'ayant pu monter une pointe de terre, il nous fallut virer de bord, et bien nous en prit, car à peine avions-nous viré qu'il s'éleva un vent furieux du sud-est. Ce fut le seul danger évident que nous courûmes, car il y avoit à craindre que nous n'allassions nous perdre sur la côte. Nous nous dégageâmes et nous prîmes tellement le large que le 2 d'avril nous ne trouvâmes plus de fond, ayant couru plus de cinquante lieues de large à la mer. Enfin le vent changea, inais les trois jours suivans, nous fumes presque toujours en calme. Le peu de vent qui survint le 6 nous mit par la hauteur du cap de Sainte-Marie, et le lendemain nous aperçûmes l'île de Lobos, qui est la première que forme le fleuve de la Plata. Le navire Saint-François avoit mouillé le deuxième du mois devant Montevide, où les Espagnols ont établi une colonie, et où ils ont bâti une forteresse pour s'opposer au dessein que les Portugais avoient de s'en emparer. Le troisième navire, nommé Saint-Martin, qui nous avoit si fort inquiétés, y étoit arrivé dès le 29 mars, avec les familles qu'il transportoit de la Grande-Canarie. Nous n'eûmes ce bonheur que le neuvième à sept heures du soir; il arriva en même temps une grande tartane qu'on avoit envoyée nous chercher jusqu'aux Castillos. Le navire Saint-François avoit pris le même jour la route de Buenos-Ayres. Comme le plus grand nombre des missionnaires étoit sur notre bord, que nous avions un gros temps à essuyer et que le fleuve de la Plata est plus dangereux que la mer, notre procureur général étoit dans de grande inquié tudes. Le dixième après midi nous levâmes l'ancre de Montevide, et le jour suivant à onze heures nous aperçumes le navire Saint-François, qui mouilla l'ancre pour nous attendre. Nous nous saluâmes par une décharge de tout notre canon. Un instant après, notre procureur général vint à notre bord, transporté de joie de retrouver tous ses missionnaires en parfaite santé, après environ trois mois que nous étions partis des Canaries: de huit cents personnes que nous étions dans les trois vaisseaux, il n'y a eu qu'un soldat à bord du Saint-François qui soit mort, à l'entrée du fleuve de la Plata il n'y eut pas même de malades, et l'on peut dire que nous arrivâmes en plus grand nombre que nous n'étions partis de Ténériffe, car plusieurs Canariennes qui s'étoient embarquées sur le vaisseau le Saint-Martin étant enceintes, accouchèrent durant le voyage. Il n'y a que quarante lieues de Montevide à Buenos-Ayres; mais comme le fleuve est semé de bancs de sable, on ne peut y naviguer qu'avec une extrême précaution, et il faut mouiller toutes les nuits. Cela est assez agréable pour ceux qui ne sont point obligés de virer au cabestan; mais c'est alors l'enfer des matelots. Chaque navire fait voile avec ses deux chaloupes, qui vont devant lui à un quart de lieue, toujours la sonde à la main, et qui marquent par un signal la quantité d'eau qui se trouve. Enfin le quinzième avril, jour du vendredi saint, un peu après le soleil couché, nous jetâmes l'ancre devant Buenos-Ayres à trois lieues de la ville, et nous ne débarquâmes que le dix-neuvième, parce que les officiers royaux n'avoient pu venir plus tôt faire leur visite. Le fleuve de la Plata est très-poissonneux; il abonde principalement en dorades; l'eau en est excellente, on n'en boit pas d'autre, mais elle est très-laxative, et si, avant que d'y être accoutumé, on en boit avec excès, elle purge extraordinairement. Vous jugez bien que tant de missionnaires nouvellement arrivés ne furent pas long-temps sans être partagés dans les différentes missions auxquelles on les destinoit: treize furent envoyés d'abord aux missions des Guaranis ; le révérend père provincial emmena les autres avec lui à Cordoue-du-Tucuman. Il me laissa à Buenos-Ayres jusqu'à son retour, pour me conduire lui-même dans d'autres missions dont il devoit faire la visite. Je me consolois de ce retardement parce que je retrouvai dans cette ville une mission aussi laborieuse que celle des Indiens réunis dans les peuplades. Elle m'occupoit jour et nuit, et Dieu bénit mes travaux. Il y avoit à Buenos-Ayres plus de vingt mille nègres ou négresses qui manquoient d'instruction, faute de savoir la langue espagnole. Comme le plus grand nombre étoit d'Angola, de Congo et de Loango, je m'avisai d'apprendre la langue d'Angola, qui est en usage dans ces trois royaumes. J'y réussis, et en moins de trois mois je fus en état d'entendre leurs confessions, de m'entretenir avec eux et de leur expliquer la doctrine chrétienne tous les dimanches dans notre église. Le révérend père provincial, qui fut témoin de la facilité que Dieu me donnoit d'apprendre les langues, avoit le dessein de m'envoyer dans les missions des Chiquites, dont la langue extrêmement barbare exerce étrangement la patience de ceux qui travaillent à la conversion de ces peuples. Ce sont des sauvages naturellement cruels, parmi lesquels il faut avoir toujours son âme entre ses mains. Il y avoit environ un an que j'étois occupé à l'instruction des nègres de Buenos-Ayres lorsque je fis ressouvenir le révérend père provincial de l'espérance qu'il m'avoit donnée de me consacrer à la mission des Chiquites. Il me mena avec lui, sans cependant me rien dire de la détermination qu'il avoit prise. Quand nous fumes arrivés à la ville de Santa-Fé, je lui demandai si nous ne passerions pas plus loin. Il me répondit que l'état déplorable où se trouvoit la province, que les infidèles infestoient de toutes parts, ne permettoit guère l'entrée de ces missions; qu'il ne savoit pas même s'il pourroit aller à Cordoue pour y continuer sa visite'. ' Cordova était la capitale de toute la province du Tucuman. Cette province en forme aujourd'hui plu · sieurs qui toutes font partie de la république Argentine. Ses raisons n'étoient que trop bien fondées : le nombre prodigieux de barbares répandus de tous côtés dans la province occupoit tous les passages et il n'y avoit nulle sûreté dans les chemins. Vous en jugerez vous-même par les périls que nous courûmes en allant de BuenosAyres à Santa-Fé. La façon dont on voyage au milieu de ces vastes déserts est assez singulière. On se met dans une espèce de charrette couverte, où l'on a son lit et ses provisions de bouché. Il faut porter jusqu'à du bois, à moins qu'on ne passe par les forêts. Pour ce qui est de l'eau, on n'en manque guère, parce qu'on trouve fréquemment des ruisseaux ou des rivières sur les bords desquels on s'arrête. Nous fimes soixante lieues sans presque aucun risque, mais il n'en fut pas de même des vingt-deux dernières qui restoient à faire jusqu'à Santa-Fé. Les barbares Guaycarus se sont rendus mattres de tout ce pays; ils courent continuellement la campagne, et plus d'une fois ils ont tâché de surprendre la ville de Santa-Fé. Ils ne font jamais de quartier; ceux qui tombent entre leurs mains ont aussitôt la tête coupée; ils en dépouillent la chevelure avec la peau, dont ils érigent autant de trophées. Ils vont tout nus et se peignent le corps de différentes couleurs, excepté le visage; ils ornent leur tête d'un tour de plumes. Leurs armes sont l'arc, les flèches, une lance et un dard qui se termine en pointe aux deux bouts et qui est long de quatre à cinq aunes. Ils le lancent avec tant de force qu'ils percent un homme de part en part; ils attachent ce dard au poignet, pour le retirer après l'avoir lancé. Ces barbares ne sont pas naturellement braves; ce n'est qu'en dressant des embuscades qu'ils attaquent leurs ennemis ; mais avant que de les attaquer ils poussent d'affreux hurlemens qui intimident de telle sorte ceux qui n'y sont pas faits que les plus courageux en sont effrayés et demeurent sans défense. Ils redoutent extrêmement les armes à feu, et dès qu'ils voient tomber quelqu'un des leurs, ils prennent la fuite; mais il n'est pas facile, même aux plus adroits tireurs, de les atteindre. Ils ne restent pas un moment à cheval dans la même posture. Ils sont tantòt couchés, tantôt sur le côté ou sous le ventre du cheval, dont ils attachent la bride au gros doigt du pied, et d'un fouet composé de quatre ou cinq lanières d'un cuir tors, ils font courir les plus mauvais ch chevaux. Quand ils se voient poursuivis de près, ils abandonnent leurs chevaux, leurs armes et se jettent dans la rivière, où ils nagent comme des poissons, ou bien ils s'enfoncent dans d'épaisses forêts, dont ils ne s'éloignent presque jamais. Leur peau, à la longue, s'endurcit de telle sorte qu'ils deviennent insensibles aux piqûres des épines et des ronces, au milieu desquelles ils courent sans même y faire attention. Ces infidèles nous tinrent pendant trois fiuits dans de continuelles alarmes, et sans une escorte qu'on nous avoit envoyée et qui faisoit continuellement la ronde, difficilement eussionsnous pu échapper à leur barbarie. Quelquesuns d'eux venoient de temps en temps examiner si nous étions sur nos gardes. Enfin, nous arrivâmes heureusement à Santa-Fé. Comme le passage m'étoit fermé pour entrer dans la mission des Chiquites, je fus envoyé á celle des Guaranis. Ces Indiens, réunis dans diverses peuplades, sont tous convertis à la foi et retracent à nos yeux la vie et les vertus des premiers fidèles. De Santa-Fé à la première peuplade on compte deux cent vingt lieues, et cent cinquante jusqu'à la ville de Las Corrientes, par où je devois passer et d'où j'ai l'honneur de vous écrire. J'ai déjà dit que dans ces pays-ci on voyage dans des charrettes couvertes. Cette voiture étoit très-incommode pour le chemin que j'avois à faire, ayant à traverser huit ou neuf rivières qui sont très-rapides quand il a plu, et une vingtaine de ruisseaux où l'on a presque les mêmes dangers à essuyer. La manière dont on passe ces rivières vous surprendra sans doute, car je ne crois pas que vous vous imaginiez qu'on y trouve des ponts comme en Europe. Ceux qui voyagent dans ces charrettes les déchargent et les attachent á la queue des chevaux, qui les tirent à la nage. Souvent il arrive que les charrettes et les chévaux, emportés par les courans, disparoissent en un instant. La charge et ceux qui ne savent pas nager passent dans de petites nacelles qu'on nomme pelota (c'est un cuir de bœuf fort sec, dont on relève les quatre coins en forme de petit bateau). C'est à celui qui s'ý trouve de se tenir bien tranquille, car, pour peu qu'il se donne de mouvement, il se trouve aussitôt dans l'eau. C'est ainsi que je passai la célèbré rivière Corriente. Ce n'est pas là le seul péril qu'on ait à craindre: les chemins sont semés d'infidèles nominés Charuas; ils se disent amis des Espagnols, mais, à dire vrai, c'est ce qu'on appelle en Europe de franes voleurs de grand chemin. Ils ne vous tuent pas si vous leur donnez surle-champ ce qu'ils demandent ; mais, pour peu que vous hésitiez, c'en est fait de votre vie. Ils sont nus et armés de lances et de flèches. Quand ils vous parlent, ils se mettent en des postures et font des contorsions de visage aussi affreuses que ridicules : ils prétendent montrer par là qu'ils ne craignent rien et qu'ils sont gens de résolution. J'en vis une troupe à dix lieues de Santa-Fé; ils sont plus humains que ceux de leur nation qui vivent dans les forêts, parce qu'ils se trouvent dans une étendue de pays où il y a quelques habitations espagnoles. Il y avoit parmi eux un jeune homme de quatorze à quinze ans. Je l'embrassai avec amitié et je tâchai de le retirer des mains de ces barbares; mais je ne pus rien gagner sur son esprit. Ils n'ont aucune demeure; leurs maisons sont faites de nattes et quand ils s'ennuient dans un lieu, ils plient bagage et portent leurs maisons dans un autre. Je reviens à la manière dont je fis mon voyage, car je ne veux vous rien laisser ignorer de ce qui me regarde. Il n'étoit point question de prendre des charrettes, parce que ceux qui emploient cette voiture tombent d'ordinaire entre les mains des Charuas. Je pouvois remonter la rivière Parana, mais on ne le jugea pas à propos, car, outre qu'il eût fallu y employer plus de deux mois, j'avois tout à craindre des infidèles Payaguas, qui rodent continuellement sur ce grand fleuve. On détermina qu'étant d'un tempérament robuste, je pourrois faire le voyage à cheval. Ce fut donc le 18 d'août que je partis de Santa-Fé, accompagné de trois Indiens et de trois mulâtres, avec quelques chevaux et quatre mules. Je portois avec moi mon crucifix, mon bréviaire, un peu de pain et de biscuit avec une vache coupée par longues tranches, qu'on avoit fait sécher au soleil. J'avois de plus mon lit et une petite tente en forme de pavillon: Quand on se trouve à dix lieues de Santa-Fé, ce n'est plus qu'un vaste désert plein de forêts, par où il faut passer pour se rendre à Sainte Lucie, qui est une peuplade chrétienne éloignée de plus de cent lieues. Cest forêts sont remplies de tigres et de couleuvres, et l'on ne peut s'écarter de sa troupe, même à la portée du pistolet, sans courir de grands risques. Les gens de ma suite allumoient de grands feux pendant la nuit et reposoient autour de ma tente: 1 C'est la coutume des Charuas de se retirer dans leurs maisons de nattes au coucher du soleil, et de n'en point sortir durant la nuit, quand même ils entendroient le mouvement des voyageurs. C'est ce qui nous donnoit plus de facilité à éviter leur rencontre. Vers le midi, nous nous arrêtions dans quelque coin de la forêt à l'abri du soleil, mais sans cesser d'être à la merci des tigres et des couleuvres. Une heure avant le coucher du soleil nous remontions à cheval, et le lendemain matin nous nous trouvions à dix ou douze lieues des Charuas. Nous prenions alors trois ou quatre heures de sommeil; mais de crainte qu'il ne prit fantaisie à ces barbares de suivre la piste de nos chevaux et de courir après nous au galop, nous nous remettions en route jusqu'à la nuit. C'est ainsi qu'en treize jours j'arrivai à la ville de Las Corrientes. Nous pouvions faire ce voyage en dix jours si nous eussions eu de meilleurs chevaux, quoique néanmoins on ne marche pas ici comme on voudroit ; l'eau règle les journées, selon qu'elle est plus ou moins éloignée. Ce qui m'a le plus fatigué dans ce voyage, ce sont les chaleurs brûlantes du climat. Un jour nous fumes contraints, pour nous en garantir, de nous enfoncer dans l'endroit le plus épais de la forêt. Je vous avoue que je n'ai jamais rien vu de plus agréable ; j'étois environné de jasmins d'une odeur charmante. Outre les ardeurs insupportables du soleil, les barbares avoient mis le feu dans le bois pour en faire sortir les tigres, dont ils se nourrissent. Quelquefois nous avions le feu à notre gauche et il nous falloit marcher sur la terre encore fumante. D'autres fois, il falloit nous arrêter pour n'être pas coupés par les flammes. C'est ce qui arriva un jour où le feu gagna l'autre côté d'un ruisseau assez large, où nous nous nous croyions en sûreté. Nous nous sau |