mois j'eus le bonheur de baptiser près de cent personnes, dont quelques-unes passoient l'âge de soixante ans. ce qui les mit de si mauvaise humeur contre, sin nommé Orixa', où dans l'espace de seize nous qu'ils saisirent le vaisseau, quoiqu'il appartint à des Maures; ils nous menèrent à terre et nous mirent en prison. Ils nous firent comparoître plusieurs fois, le père et moi, devant les magistrats pour tâcher de nous séduire; mais nous trouvant toujours, par la miséricorde de Dieu, fermes et constans, ils se lassèrent enfin de nous tourmenter et envoyèrent un exprès au gouverneur de la province pour savoir ce qu'ils feroient de nous. On leur ordonna de nous mettre en liberté pourvu que nous ne fussions pas Franquis, c'est-à-dire Européens. Ils J'espérois, avec la grâce de Dieu, faire dans la suite une récolte plus abondante; mais tout ce que nous pûmes obtenir fut d'avoir soin d'une espèce de paroisse érigée dans la principale habitation que la royale compagnie de France a dans le Bengale. Comme cette mission ne manque pas d'ouvriers, nos supérieurs résolurent de m'envoyer avec trois de nos pères à Pondichéry, l'unique les Indes. Il y a environ cinq ans que les Hollandois s'en rendirent les maîtres. Nous y avons une assez belle église dont nous allons nous remettre en possession en même temps que les François rentreront dans la place. ne soupçonnèrent presque pas que nous le fus-place un peu fortifiée que les François aient dans sions, parce que nous parlions toujours turc et que le père Beauvollier ne lisoit que des livres arabes et moi des livres persans. Ainsi le Seigneur ne nous jugea pas dignes, dans cette occasion, de souffrir la mort pour la gloire de son saint nom, et nous en fûmes quittes pour la prison et pour quelques autres mauvais trai temens. De là nous vinmes à Surate', où le père Beauvollier demeura pour être supérieur de la maison que nous y avons. Pour moi, je ne m'y arrêtai pas, mais je passai dans le Bengale après avoir couru risque plus d'une fois de tomber entre les mains des Hollandois. Sitôt que je fus arrivé dans ce beau royaume, qui est sous la domination des mahométans, quoique presque tout le peuple y soit idolatre, jé m'appliquai sérieusement à apprendre la langue bengale. Au bout de cinq mois, je me trouvai assez habile pour pouvoir me déguiser et me jeter dans une fameuse université de brames. Comme nous n'avons eu jusqu'à présent que de fort légères connoissances de leur religion, nos pères souhaitoient que j'y demeurasse deux ou trois ans pour pouvoir m'en instruire à fond. J'en avois pris la résolution et j'étois prêt à l'exécuter lorsqu'il s'éleva tout à coup une si furieuse guerre entre les mahométans et les Gentils qu'il n'y avoit de sûreté en aucun lieu, surtout pour les Européens. Mais Dieu, dans l'occasion, donne une force qu'on ne comprend pas. Comme je n'appréhendois presque pas le danger, mes supérieurs me permirent d'entrer dans un royaume voi Une des villes les plus commerçantes de l'ancienne province de Goudjerati ; elle fait aujourd'hui partie de a présidence de Bombay, district de Surate. ! Ce sont les docteurs des Indiens, prêtres de Brama. Nous serons là, mon cher père, à la porte de la mission de Maduré, la plus belle, à mon sens, qui soit au monde. Il y a sept jésuites, presque tous Portugais, qui y travaillent infatigablement avec des fruits et des peines incroyables. Ces pères me firent proposer, il y a plus de dix-huit mois, de me donner à eux pour aller prendre part à leurs travaux. Si j'eusse pu disposer de moi, j'aurois pris volontiers ce parti; mais nos supérieurs ne l'ont pas jugé à propos, parce qu'ils veulent que nous établissions de notre côté des missions françoises et que dans ces vastes royaumes nous occupions les pays que nos pères portugais ne peuvent cultiver à cause de leur petit nombre. C'est ce que notre supérieur général le révérend père de la Breuille, qui est présentement dans le royaume de Siam, vient de me marquer dans sa dernière lettre. Il me charge de la mission de Pondichéry et me fait espérer qu'en peu de temps il me permettra d'entrer dans les terres, ce que je souhaite depuis longtemps. Par les dernières lettres qu'on a reçues d'Europe on mande qu'on me destine pour la Chine; mais je renonce sans peine à cette mission, sur la parole qu'on me donne de me faire passer incessamment dans celle de Maduré, qui a, je vous l'avoue, depuis longtemps bien des ' Ce royaume était sur le golfe de Bengale, en deçà du Gange (Oricah). 2 Elle est située au milieu de la côte de Coromandel; c'est le centre des possessions françaises dans l'Inde. Maduré est un royaume situé au sud de la grande péninsule de l'Inde, qui est en deçà du Gange charmes pour moi. Dès que j'étois en Perse, je | quel ils l'écoutent, l'ardeur avec laquelle ils se portois souvent mes vœux vers ce pays-là sans avoir alors aucune espérance de les voir exaucés. Mais je commence à juger que ces désirs si ardens et conçus de si loin ne venoient que d'une bonne source: je les ai toujours senti croître et s'augmenter à mesure que je m'approche de cet heureux terme. Vous n'aurez pas de peine à comprendre pourquoi je m'y sens si fort attiré si je vous dis qu'on compte dans cette mission plus de cent cinquante mille chrétiens et qu'il s'y en fait tous les jours un très-grand nombre le moins que chaque missionnaire en baptise par an est mille. Le père Bouchet, qui y travaille depuis dix ou douze ans, écrit que cette dernière année il en a baptisé deux mille pour sa part, et qu'en un seul jour il a administré ce premier sacrement à trois cents, en sorte que les bras lui tomboient de foiblesse et de lassitude. « Au reste, ce ne sont pas, ditil, des chrétiens comme ceux du reste des Indes: on ne les baptise qu'après de grandes épreuves et trois et quatre mois d'instruction. Quand une fois ils sont chrétiens, ils vivent comme des anges, et l'église de Maduré paroît une vraie image de l'église naissante. » Ce père nous proleste qu'il lui est quelquefois arrivé d'entendre les confessions de plusieurs villages sans y trouver personne coupable d'un péché mortel. « Qu'on ne s'imagine pas, ajoute-t-il, que ce soit l'ignorance ou la honte qui les empêche d'ouvrir leur conscience à ce sacré tribunal; ils s'en approchent aussi bien instruits que des religieux et avec une candeur et une simplicité de novice. »> Le même père marque qu'il est chargé de la conduite de plus de trente mille âmes, de sorte qu'il n'a pas un moment de repos et qu'il ne peut même demeurer plus de huit jours dans un même quartier. Il lui seroit impossible, aussi bien qu'aux autres pères, vu leur petit nombre, de vaquer à tout par eux-mêmes ; c'est pourquoi ils ont chacun huit, dix et quelquefois douze catéchistes, tous gens sages et parfaitement instruits de nos mystères et de notre sainte religion ces catéchistes précèdent les pères de quelques jours et disposent les peuples à recevoir les sacremens, ce qui en facilite beaucoup l'administration aux missionnaires. On ne peut retenir ses larmes de joie et de consolation quand on voit l'empressement qu'ont ces peuples pour la parole de Dieu, le respect avec le portent à tous les exercices de piété, le zèle qu'ils ont pour se procurer mutuellement tous les secours nécessaires au salut, pour se prévenir dans leurs besoins, pour se devancer dans la sainteté, où il font des progrès merveilleux, Ils n'ont presque aucun des obstacles qui se trouvent parmi les autres peuples, parce qu'ils n'ont point de communication avec les Européens, dont quelques-uns ont gâté et corrompu par leurs débauches et par leurs mauvais exemples presque toute la chrétienté des Indes. Leur vie est extrêmement frugale, ils ne font point de commerce, se contentant de ce que leurs terres leur donnent pour vivre et pour se vêtir. La vie des missionnaires ne sauroit être plus austère ni plus affreuse, selon la nature. Ils n'ont souvent pour tout habit qu'une longue pièce de toile dont ils s'enveloppent le corps; ils portent aux pieds des sandales bien plus incommodes que les soques des récollets, car elles ne tiennent que par une espèce de grosse cheville à tête qui attache les deux premiers doigt de chaque pied à cette chaussure on a toutes les peines du monde a s'y accoutumer. Ils s'abstiennent absolument de pain, de vin, d'œufs et de toutes sortes de viandes et même de poisson. Ils ne peuvent manger que du riz et des légumes sans nul assaisonnement, et ce n'est pas une petite peine de conserver un peu de farine pour faire des hosties et ce qu'il faut de vin pour célébrer le saint sacrifice de la messe. Ils ne sont pas connus pour être Européens: si l'on croyoit qu'ils le fussent, il faudroit qu'ils quittassent le pays, car ils n'y feroient absolument aucun fruit. L'horreur des Indiens pour les Européens a plus d'une cause: on a fait souvent de grandes violences dans leur pays; ils ont vu des exemples affreux de toutes sortes de débauches et de vices; mais ce qui les frappe particulièrement, c'est que les Franquis, ainsi qu'ils les nomment, s'enivrent et mangent de la chair, chose si horrible parmi eux qu'ils regarden comme des personnes infâmes ceux qui le font Ajoutez à la vie austère que mènent les missionnaires les dangers continuels où ils sont de tomber entre les mains des voleurs, qui sont là en plus grand nombre que parmi les Arabes mêmes. Ils n'oseroient tenir rien de fermé à clé de peur de donner du soupçon qu'ils eussent des choses précieuses: il faut qu'ils portent el qu'ils conservent tous leurs petits meubles dans des pots de terre. Ils se qualifient brames du nord, c'est-à-dire docteurs venus du nord pour enseigner la loi du vrai Dieu. Quoiqu'ils soient obligés de pratiquer une pauvreté très-rigoureuse et qu'il faille peu de chose pour leur personne, il leur faut néanmoins d'assez grands fonds pour pouvoir entretenir leurs catéchistes et subvenir à une infinité de frais et d'avanies qu'on leur fait. Ils souffrent souvent de véritables persécutions: il n'y a guère que quatre ans qu'un de nos plus célèbres et saints missionnaires fut martyrisé ; le prince de Maravas lui fit couper la tête pour avoir prêché la loi de Jésus-Christ. Hélas! oserois-je jamais espérer une telle faveur? Je vous conjure, mon trèscher père, de ne cesser par vous-même et par vos amis de demander à Notre-Seigneur qu'il me convertisse véritablement à lui et que je ne me rende pas indigne de souffrir quelque chose pour sa gloire. Je me ferai un plaisir de vous instruire plus au long de tout ce qui regarde cette charmante mission quand j'aurai eu le bonheur de la connoître par moi-même. S'il y avoit quelques personnes vertueuses de celles que vous conduisez si bien dans la voie du Seigneur qui voulussent contribuer dans ces pays à sa gloire, en y fondant la pension de quelques catéchistes, je vous assure devant Dieu que jamais argent ne peut être mieux employé. L'entretien d'un catéchiste nous coûte par an dix-huit ou vingt écus (c'est beaucoup pour nous, c'est peu de chose en France), et nous pouvons compter que chaque catéchiste gagne par an à Jésus-Christ cent cinquante ou deux cents âmes. Mon Dieu, il y a tant de personnes zélées qui donneroient volontiers leur sang pour en retirer une seule des mains du démon, du moins on le dit souvent au pied de l'oratoire! Ne s'en trouvera-t-il point qui veuille par un si petit secours nous aider à remplir la bergerie du père de famille ? Je connois votre zèle pour la conversion des âmes, mon très-cher père; vous vous étiez sacrifié pour aller en Grèce ramener au troupeau de Jésus-Christ les pauvres schismatiques qui s'en sont séparés depuis si longtemps. Votre santé foible obligea les supérieurs de vous faire retourner sur vos pas. Vous aurez sans doute rapporté dans votre province tout le zèle qui vous 'Le vénérable père Jean de Brito, jésuite portugais. Petit royaume entre le Maduré et la côte de la Pêcherie. en avoit fait sortir si généreusement. Appliquezle, je vous conjure, ce zèle qui vous dévore, à nous procurer des missionnaires et des caté chistes. Je n'avois pas jusqu'ici écrit une seule lettre pour inviter personne à venir nous aider dans nos travaux, parce que je ne voyois point sur mon passage de moisson qui n'eût assez d'ouvriers. Maintenant que je découvre des campagnes entières dans une parfaite maturité; des infidèles par milliers qui ne demandent qu'à être instruits; je crie de toutes mes forces qu'on nous envoie d'Europe des secours d'hommes et d'argent, de bons missionnaires et des fonds pour leur donner des catéchistes; et je me crois obligé en conscience d'intéresser dans une si bonne œuvre tous ceux que je connois propres à nous aider. Je ne vois personne, mon révérend père, qui puisse mieux que vous entrer dans de si pieux desseins. Si vous nous trouvez quelques secours, envoyez-les à Paris au père qui a soin de nos missions des Indes orientales et de la Chine. Le père Bouvet a mené à la Chine, l'année 1698, une florissante recrue de missionnaires. L'escadre du roi en a apporté ici une petite troupe, mais très-choisie, qui est destinée aussi pour ce vaste empire; elle est composée des pères Fouquet, Pelisson et d'Entrecolle, et des frères Rhodes et Fraperie, qui sont très-habiles dans la médecine et dans la chirurgie. Ils valent tous infiniment et méritent véritablement d'aller travailler dans un si beau champ. Le père d'Entrecolle s'est fait admirer par son zèle et par sa charité dans le vaisseau sur lequel il a passé. L'escadre du roi a été affligée dans les Indes d'une terrible mortalité; une grande partie des équipages y a péri. J'étais à cent lieues de l'endroit où elle est venue aborder; aussitôt que j'appris un si grand malheur, je me jetai dans une chaloupe avec le père d'Entrecolle pour aller la secourir. A notre arrivée, nous trouvâmes deux aumôniers morts, tous les chirurgiens des vaisseaux morts aussi ou malades, de sorte qu'il nous fallut pendant deux mois servir de médecins, de chirurgiens, d'aumôniers et d'infirmiers. La mousson pressa le père d'Entrecolle de partir avec le père Fouquet et le frère Fraperie, qui étoient aussi venus, depuis nous, au secours des vais A Négrailles, île près des côtes du Pégou. * C'est la saison propre pour aller des Indes à la Chine, lorsque les vents d'ouest soufflent. 2 seaux du roi; de sorte que je me trouvai presque seul pendant assez tongtemps, ayant sur les bras plus de cinq cents malades, dont plusieurs étoient attaqués de maladies contagieuses. Deux autres de nos pères vinrent ensuite partager un si saint travail et profiter d'une occasion que nous ne croyions pas trouver aux Indes, de servir si utilement les François nos chers compatriotes. La main de Dieu s'est fait sentir bien vivement sur eux; c'est une espèce de miracle qu'on ait pu sauver les vaisseaux du roi, je ne dis pas tous, car l'Indien, un des plus beaux, alla s'échouer sur les côtes du Pégou', où les autres prirent la maladie ; il n'y a eu que celui qui se sépara pour porter à Merguy1 les pères Tachard et de la Breuille qui ait été préservé d'accident. Un si grand fléau a touché plusieurs de ceux qui étoient sur la flotte et a servi à les mettre dans la voie du salut. Il y avoit parmi eux quelques nouveaux convertis qui étoient plus attachés que jamais à leurs erreurs; j'ai eu la consolation de recevoir leur abjuration et de les voir mourir avec de grands sentimens de componction et de pénitence. L'escadre, quoique diminuée d'un vaisseau, est présentement en bon état. Nous allons en peu de jours prendre possession de Pondichery. Dieu me fasse la grâce de n'y rester qu'autant de temps qu'il en faudra pour apprendre un peu la langue du pays, qui m'est nécessaire pour ma chére mission de Maduré. Cette langue est toute différente du turc, du persan, du maure et du bengale, que j'ai déjà apprises; le persan et le maure me serviront beaucoup, à cause d'un grand nombre de mahométans qui sont répandus dans les terres. La langue portugaise me sera encore nécessaire pour traiter avec nos pères de cette nation : j'ai été obligé de l'apprendre, parce que je me suis trouvé chargé de plus de mille Portugais des Indes qui se trouvèrent abandonnés de leur pasteur pendant plus de six mois. Dans le temps que j'en avais la conduite, je reçus ordre de M. l'évêque de Saint-Thomés 'Ce royaume est à la côte orientale de Bengale, au delà du Gange. Il fait aujourd'hui partie de l'empire des Birmans. 2 Merguy, sur le golfe du Bengale, appartient aujourd'hui aux Anglais. 'Cette ville, qu'on appelle aussi Meliapor, est sur la côte de Coromandel. de publier le jubilé et de le leur faire gagner. Ces bonnes gens ne savoient ce que c'étoit que le jubilé; je travaillai pendant plus d'un mois. à les mettre en état de profiter du trésor que l'Église leur ouvroit. Je faisois deux sermons par jour et deux catéchismes; le matin étoit destiné à l'instruction des adultes catéchumènes, et l'après-dinée à celle des chrétiens; la moitié de la nuit se passoit à entendre les confessions des hommes, et depuis la pointe du jour jusqu'à neuf heures, que je disois la messe, j'entendois les confessions des femmes. Ce grand travail me dédommageoit des quatre années que j'avois passées sans pouvoir rien faire qu'apprendre des langues. Je me sens plus d'ardeur que jamais pour étudier celle de Maduré, parce que je suis convaincu qu'elle me sera plus utile que toutes les autres. Je ne veux retenir de françois qu'autant qu'il en faudra pour vous instruire de tout ce qui se passera dans ces missions et pour vous demander le secours de vos prières. Souvenezvous de ce que vous me promîtes quand nous nous séparâmes, et comptez que toutes les fois que j'ai dit la sainte Messe j'ai pensé nommément à vous. Aidons-nous tous deux mutuellement à nous sanctifier, et quoique nous fassions si loin l'un de l'autre notre sacrifice, unissonsle toujours dans celui pour lequel seul nous le faisons. Je suis avec bien du respect, etc. LETTRE DU P. PIERRE MARTIN AU P. LE GOBIEN. Missions de Carnate, Gingi, Golconde et Maduré.—Notions sur les castes de l'Inde. A Camien-naixen-patty, dans le royaume de Maduré, le 1er de juin 1700. MON RÉVÉRend Père. P. C. Je vous ai marqué dans mes dernières lettres le désir que j'avois de me consacrer à la mission de Maduré. Je cherchois les moyens d'exécuter un dessein que Dieu m'avoit inspiré depuis longtemps lorsque le père Bouchet arriva à Pondichéry. Je ne puis vous exprimer de quels sentimens je fus pénétré en voyant cet excellent missionnaire, qui, dans l'espace de douze années, a eu le bonheur de baptiser plus de trente mille âmes. Je ne pouvois l'entendre parler des travaux de nos pères missionnaires, de la ferveur des chrétiens, du grand nombre de conversions qui se font tous les jours dans cette Église naissanté, sans me sentir animé d'une nouvelle ardeur de me joindre à ces ouvriers évangéliques et d'aller prendre part à leurs travaux. Les sentimens de mes supérieurs se trouvèrent conformes à mes vues. Ils pensoient à établir une nouvelle mission dans les royaumes de Carnate, de Gingi et de Golconde, comme on vous l'a déjà mandé, et de la former sur le modèle de celle que nos pères portugais cultivent dans le royaume de Maduré, depuis plus de quatre-vingts ans, avec des bénédictions extraordinaires du ciel. Pour réussir dans une entreprise si glorieuse à Dieu et si avantageuse à l'Église, il étoit nécessaire d'envoyer quelques-uns de nos pères françois dans cette ancienne mission, où ils puissent apprendre la langue, s'instruire des coutumes et des usages de ces peuples, former des catéchistes, lire et transcrire les livres que le vénérable père Robert de Nobilibus et nos autres pères ont composés, en un mot recueillir tout ce que le travail et l'expérience de tant d'années avait donné de lumières à ces sages ouvriers et tâcher d'en profiter dans une entreprise toute semblable à la leur. On jeta les yeux sur le père Mauduit et sur moi; mais on jugea à propos de nous faire prendre deux routes différentes. Le père Mauduit, après avoir été à Meliapor visiter le tombeau de l'apôtre saint Thomas, eut ordre de se rendre auprès du père François Laynez dans le Maduré, pendant que j'irois par mer trouver le révérend père provincial des jésuites portugais, qui étoit alors dans le royaume de Travancor1, afin de lui demander pour mon compagnon et pour moi la permission d'aller pendant quelque temps dans la mission de Maduré. Je m'embarquai donc à Pondichery vers la fin du mois de septembre de l'année 1699 sur un vaisseau de guerre françois monté par M. le chevalier des Augers, qui commandoit une petite escadre et qui m'offrit obligeamment de me mettre à terre à la côte de Travancor. Il ne falloit que quinze ou vingt jours pour doubler le cap Comorin si le vent avoit été favorable; • Sur la côte occidentale de la presqu'ile du Dekkan. mais il nous fut si contraire qué pendant plus d'un mois nous ne fimes que lutter contre des orages et des tempêtes. Outre cette première disgrâce, la maladie se mit dans nos équipages, qui n'étoient pas encore bien rétablis de ce qu'ils avoient souffert à Négrailles. Nous ne perdimes cependant que six ou sept personnes, par le soin qu'eut M. des Augers de procurer aux malades les secours dont ils avoient besoin. Cet officier, aussi distingué par sa piété que par sa valeur, songeoit également à l'âme et au corps; de sorte que la fête de la Toussaint étant arrivée dans le cours de notre voyage, il fit ses dévotions et me donna la consolation de les faire faire à la plus grande partie de l'équipage, sains et malades. Enfin, après quarante jours de navigation, nous découvrîmes les montagnes du cap de Comorin, si fameux par les premières navigations des Portugais. J'avois résolu d'y prendre terre; mais le vent s'étant considérablement augmenté pendant la nuit, nous nous trouvâmes le lendemain avoir dépassé ce cap de plus de quinze lieues. Quoique la côte fût remplie de bois et qu'il ne parut aucune habitation, je priai M. des Augers de me faire mettre à terre avec deux de nos pères, que M. de La Roche-Hercule, autre capitaine de notre petite escadre, avoit eu l'honnêteté de recevoir sur son bord. Ces deux pères, l'un Italien et l'autre Portugais, alloient à Travancor, aussi bien que moi, demander la permission de travailler dans la mission de Maduré. M. des Augers eut la bonté de nous donner une chaloupe armée pour nous porter à terre et pour nous défendre, s'il étoit nécessaire, des corsaires qui infestent ordinairement ces mers. Comme nous n'étions guère à plus de trois lieues de la côte, nous crûmes que nous aborderions aisément; mais à mesure qu'on approchoit du rivage, nous y trouvions plus de difficulté. La mer brisoit partout avec violence, et l'on ne voyoit aucun endroit sûr pour nous débarquer : de sorte que l'officier qui commandoit la chaloupe, et qui étoit neveu de M. des Augers, nous eût ramenés au vaisseau si, après avoir couru une grande étendue de côte, il n'eût aperçu enfin dans le bois une assez grosse fumée et peu de temps après un pêcheur assis sur un catimaron, c'est-à-dire sur quelques grosses pièces de bois liées ensemble en manière de radeau. Comme ce pêcheur se laissoit aller avec ses |