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Au reste, je dois rendre cette justice à messieurs les directeurs d'aujourd'hui, que j'en ai trouvé parmi eux de très-honnêtes gens, qui gagnoient l'affection des peuples et se faisoient aimer des missionnaires, lesquels, de leur côté, leur rendoient dans l'occasion des services assez importans.

Pour ce qui regarde le commerce des Hollandois sur cette côte, outre les toiles qu'on leur apporte de Maduré et qu'ils échangent avec le cuir du Japon et les épiceries des Moluques, ils tirent un profit considérable de deux sortes de pêches qui se font ici celle des perles et celle des xanxus (les xanxus sont de gros coquillages semblables à ceux avec lesquels on a coutume de peindre les Tritons). Il est incroyable combien les Hollandois sont jaloux de ce commerce; il iroit de la vie pour un Indien qui oseroit en vendre à d'autres qu'à la compagnie de Hollande. Elle les achète presque pour rien et les envoie dans le royaume de Bengale, où ils se vendent fort cher. On scie ces coquillages selon leur largeur: comme ils sont ronds et creux quand ils sont sciés, on en fait des bracelets qui ont autant de lustre que le plus brillant ivoire. Ceux qu'on pêche sur cette côte, dans une quantité extraordinaire, ont tous leurs volutes de droite à gauche. S'il s'en trouvoit quelqu'un qui eût ses volutes de gauche à droite, ce seroit un trésor que les Gentils estimeroient des millions, parce qu'ils s'imaginent que ce fut dans un xanxus de cette espèce qu'un de leurs dieux fut obligé de se cacher pour éviter la fureur de ses ennemis, qui le poursuivoient par mer.

La pêche des perles enrichit la compagnie de Hollande d'une autre manière. Elle ne fait pas pêcher pour son compte, mais elle permet à chaque habitant du pays, chrétien ou mahométan, d'avoir pour la pêche autant de bateaux que bon lui semble, et chaque bateau lui paie soixante écus et quelquefois davantage. Ce droit fait une somme considérable, car il se présentera quelquefois jusqu'à six ou sept cents bateaux pour la pêche. On ne permet pas à chacun d'aller travailler indifféremment où il lui plaît, mais on marque l'endroit destiné pour cela. Autrefois, dès le mois de janvier les Hollandois déterminoient le lieu et le temps où la pêche se devoit faire cette année-là sans en faire l'épreuve auparavant, mais comme il arrivoit souvent que la saison ou le lieu mar

qué n'étoit pas favorable et que les huffres manquoient, ce qui causoit un notable préjudice après les grandes avances qu'il avoit fallu faire, on a changé de méthode, et voici la règle qu'ils observent aujourd'hui.

Vers le commencement de l'année, la compagnie envoie dix ou douze bateaux au lieu où l'on a dessein de pêcher. Ces bateaux se séparent en diverses rades, et les plongeurs pêchent chacun quelques milliers d'huftres qu'ils apportent sur le rivage. On ouvre chaque millier à part et on met aussi à part les perles qu'on en tire. Si le prix de ce qui se trouve dans un millier monte à un écu ou au-delà, c'est une marque que la pêche sera en ce lieu-là très-riche et très-abondante, mais si ce qu'on peut tirer d'un millier n'alloit qu'à trente sols, comme le profit ne passeroit pas les frais qu'on seroit obligé de faire, il n'y auroit point de pê che cette année-là. Lorsque l'épreuve réussit et qu'on a publié qu'il y aura pêche, il se rend de toutes parts sur la côte, au temps marqué, une affluence extraordinaire de peuple et de bateaux qui apportent toutes sortes de marchandises. Les commissaires hollandois viennent de Colombo ', capitale de l'île de Ceylan, pour présider à la pêche. Le jour qu'elle doit commencer, l'ouverture s'en fait de grand matin par un coup de canon. Dans ce moment, tous les bateaux partent et s'avancent dans la mer, précédés de deux grosses chaloupes hollandoises, qui mouillent l'une à droite et l'autre à gauche pour marquer les limites du lieu de la pêche, et aussitôt les plongeurs de chaque bateau se jettent à la hauteur de trois, quatre et cinq brasses. Un bateau a plusieurs plongeurs qui vont à l'eau tour à tour: aussitôt que l'un revient, l'autre s'enfonce. Ils sont attachés à une corde dont le bout tient à la vergue du petit bâtiment et qui est tellement disposée que les matelots du bateau, par le moyen d'une poulie, la peuvent aisément lâcher ou tirer, selon le besoin qu'on en a. Celui qui plonge a une grosse pierre attachée au pied afin d'enfoncer plus vite, et une espèce de sac à sa ceinture pour mettre les huîtres qu'il pêche. Dès qu'il est au fond de la mer, il ramasse promptement ce qu'il trouve sous sa main et le met dans son sac. Quand il trouve plus d'huftres

Construite par les Portugais sur la côte occidentale de l'ile.

qu'il n'en peut emporter, il en fait un monceau, et revenant sur l'eau pour prendre haleine, il retourne ensuite ou envoie un de ses compagnons le ramasser. Pour revenir à l'air, il n'a qu'à tirer fortement une petite corde différente de celle qui lui tient le corps; un matelot qui est dans le bateau et qui tient l'autre bout de la même corde pour en observer le mouvement donne aussitôt le signal aux autres, et dans ce moment on tire en haut le plongeur, qui, pour revenir plus promptement, détache s'il peut la pierre qu'il avoit au pied. Les bateaux ne sont pas si éloignés les uns des autres que les plongeurs ne se battent assez souvent sous les eaux pour s'enlever les monceaux d'huîtres qu'ils ont ramassés.

Il n'y a pas longtemps qu'un plongeur ayant vu qu'un de ses compagnons lui avoit volé ainsi plusieurs fois de suite ce qu'il avoit eu bien de la peine à recueillir, jugea à propos d'y mettre ordre. Il lui pardonna la première et la seconde fois, mais voyant qu'il continuoit à le piller, il le laissa plonger le premier et l'ayant suivi de près avec un couteau à la main, il le massacra sous les eaux et l'on ne s'aperçut de ce meurtre que lorsqu'on retira le corps de ce malheureux sans vie et sans mouvement. Ce n'est pas là ce qu'on a le plus à craindre dans celte pêche. Il court en ces mers des requins si forts et si terribles qu'ils emportent quelquefois et le plongeur et ses huftres sans qu'on en entende jamais parler.

Quant à ce que l'on dit de l'huile que les plongeurs mettent dans leur bouche ou d'une espèce de cloche de verre dans laquelle ils se renferment pour plonger, ce sont des contes de personnes qui veulent rire ou qui sont mal instruites. Comme les gens de cette côte s'accoutument dès l'enfance à plonger et à retenir leur haleine, ils s'y rendent habiles, et c'est suivant leur habileté qu'ils sont payés. Avec tout cela le métier est si fatigant qu'ils ne peuvent plonger que sept ou huit fois par jour. Il s'en trouve qui se laissent tellement transporter à l'ardeur de ramasser un plus grand nombre d'huîtres qu'ils en perdent la respiration et la présence d'esprit, de sorte que ne pensant pas à faire le signal, ils seroient bientôt étouffés si ceux qui sont dans le bateau n'avoient soin de les retirer lorsqu'ils demeurent trop longtemps sous l'eau. Ce travail dure jusqu'à midi, et alors tous les bateaux regagnent le rivage.

Quand on est arrivé, le maître du bateau fait transporter dans une espèce de parc les huftres qui lui appartiennent et les y laisse deux ou trois jours, afin qu'elles s'ouvrent et qu'on en puisse tirer les perles. Les perles étant tirées et bien lavées, on a cinq ou six petits bassins de cuivre percés comme des cribles, qui s'enchâssent les uns dans les autres, en sorte qu'il reste quelque espace entre ceux de dessus et ceux de dessous. Les trous de chaque bassin sont différens pour la grandeur; le second bassin les a plus petits que le premier, le troisième que le second, et ainsi des autres. On jette dans le premier bassin les perles grosses et menues, après qu'on les a bien lavées comme j'ai dit. S'il y en a quelqu'une qui ne passe point, elle est censée du premier ordre, et celles qui restent dans le second bassin sont du second ordre, et de même jusqu'au dernier bassin, lequel n'étant point percé, reçoit les semences de perles. Ces différens ordres font la différence des perles et leur donnent ordinairement le prix, à moins que la rondeur plus ou moins parfaite ou l'eau plus ou moins belle n'en augmente ou diminue la valeur. Les Hollandais se réservent toujours le droit d'acheter les plus grosses: si celui à qui elles appartiennent ne veut pas les donner pour le prix qu'ils en offrent, on ne lui fait aucune violence et il lui est permis de les vendre à qui il lui platt. Toutes les perles que l'on pêche le premier jour appartiennent au roi de Maduré ou au prince de Marava, suivant la rade où se fait la pêche. Les Hollandois n'ont pas la pêche du second jour, comme on l'a quelquefois publié, ils ont assez d'autres moyens de s'enrichir par le commerce des perles. Le plus court et le plus sûr est d'avoir de l'argent comptant, car pourvu qu'on paie sur-le-champ, on a tout ici à fort grand marché.

Je ne parlerai point d'une infinité de vols et de supercheries qui se font dans cette pêche; cela nous mèneroit trop loin. Je vous dirai seulement qu'il règne de grandes maladies sur cette côte au temps de la pêche, soit à cause de la multitude extraordinaire de peuple qui s'y rend de toutes parts et qui n'habite pas fort à l'aise, soit à cause que plusieurs se nourrissent de la chair des huîtres, qui est indigeste et inalfaisante, soit enfin à cause de l'infection de l'air, car la chair des huîtres étant exposée à l'ardeur du soleil se corrompt en peu de jours

et exhale une puanteur qui peut toute seule causer des maladies contagieuses.

La pêche qui s'est faite cette année à Tutucurin a été très-malheureuse. L'épreuve s'en étoit trouvée très-belle, et on y étoit accouru de toutes parts; mais quand l'ouverture de la pêche se fit vers la fin du mois de mars, on fut bien surpris de voir que tous les plongeurs ensemble n'avoient ramassé que deux ou trois milliers d'huîtres et presque point de perles dedans. La désolation fut encore plus grande les jours suivans, car comme si les huîtres avoient tout-à-coup disparu, on n'en trouva plus aucune. Plusieurs attribuèrent cet accident aux courans, qui avoient apporté des sables et couvert les huîtres; quelques chrétiens le regardèrent comme un châtiment du ciel. On avoit coutume, de temps immémorial, de donner à l'église la plus prochaine de l'endroit où se faisoit la pêche les premières perles que prenoient les pêcheurs chrétiens. Mais cette année on résolut de ne point se conformer à ce pieux usage. Les inventeurs d'une pareille épargne n'en furent pas plus riches, et la pêche fut perdue au grand préjudice des Hollandois, des habitans de la côte et de tous les étrangers qui avoient fait de très-grandes avances.

étoit générale contre les chrétiens; enfin qu'étant lui-même en danger d'être pris à chaque moment, il n'avoit garde de conseiller à un étranger de se rendre auprès de lui dans une conjoncture si fâcheuse. Je fus touché de la persécution des chrétiens; mais je le fus bien plus vivement de ce qu'on m'empêchoit d'aller prendre part à leurs souffrances. Néanmoins, sans me rebuter d'une réponse qui sembloit m'òter toute espérance, je récrivis une seconde fois au père Borghèse et le suppliai de faire tous ses efforts pour me procurer l'entrée dans ma chère mission; je lui ajoutai que s'il ne le vouloit pas, à quoi je le conjurois de bien penser devant Dieu, j'étois résolu de m'embarquer pour aller chercher une autre porte, ou par le royaume de Tanjaour, ou par quelque autre endroit que ce pût être, nul danger et nulle difficulté n'étant capable de m'arrêter. Cette seconde lettre tomba heureusement entre les mains du père Bernard de Saa, qui venoit d'être exilé pour la foi, après avoir été très-cruellement traité, comme je viens de le marquer. Il s'étoit retiré depuis deux ou trois jours à Camien-naiken-patti. Il y reçut ma lettre et l'ouvrit suivant la permission que lui en avoit donnée le père Borghèse. Voyant un homme déterminé à tout tenter et à tout souffrir, il crut qu'il étoit inutile de me faire aller chercher bien loin l'en

.

Pendant que je m'instruisois ainsi des nouvelles du pays, j'écrivis au père Xavier Borghèse', qui de tous les missionnaires de Ma-trée d'une mission à la porte de laquelle je me duré étoit le plus proche de Tutucurin, pour l'informer de mon dessein, le prier de m'envoyer des guides et savoir de lui comment je me comporterois à mon entrée dans une terre qui faisoit depuis longtemps l'objet de mes plus ardens désirs. Ce père me répondit très-obligeamment qu'il ne s'en fieroit pas à des guides pour me conduire et qu'il viendroit lui-même me prendre à Tutucurin si le temps étoit propre à entrer dans le Maduré; mais que tout le pays étant en armes, ce seroit s'exposer à un péril évident d'être volé ou massacré que de se mettre alors en chemin. Il ajoutoit qu'on venoit d'arrêter prisonnier le père Bernard de Saa, son voisin, pour avoir converti un homme d'une haute caste; qu'on l'avoit traîné devant les juges, et qu'à force de coups on lui avoit fait sauter une partie des dents de la bouche, pendant qu'on déchiroit ses catéchistes à coups de fouets; que dans tout le pays l'émotion Il est de l'illustre maison des princes Borghese

d'Italie.

trouvois, et que, danger pour danger, il valoit mieux que je me livrasse à ceux du lieu où l'on me destinoit qu'à d'autres où je périrois peut-être sans aucun fruit. C'est ce qu'il m'écrivit en m'envoyant ses catéchistes pour me servir de guides. L'arrivée de ces chrétiens si attendus, et dont quelques-uns avoient beaucoup souffert pour la vraie religion, me causa une joie des plus sensibles. Je parlis avec eux de Tutucurin sans différer. C'étoit sur le soir du dimanche de la Très-Sainte-Trinité, où j'avois lu à la messe l'ordre que Notre-Seigneur donna à ses apôtres d'aller par tout le monde prêcher l'Évangile et baptiser les nations. Je sortis de la ville comme pour aller confesser quelque malade, et à l'entrée de la nuit, me trouvant dans le bois, je quittai mon habit ordinaire de jésuite, pour prendre celui des missionnaires de Maduré. Les Paravas qui m'avoient accompagné jusque-là s'en retournèrent, et je m'abandonnai à la conduite de mes guides, ou plutôt à celle de Notre-Seigneur. Nous mar

châmes presque toute la nuit dans une grande obscurité jusqu'au lever de la lune. Mes gens prétendoient laisser le chemin ordinaire et me conduire au travers des bois, pour éviter une petite forteresse dont la garnison a coutume de faire de grandes violences aux passans. Elle étoit alors beaucoup plus à craindre à cause des troubles du royaume. Mais soit que mes guides sussent mal les chemins détournés, ou que dans les ténèbres ils se fussent trompés, nous nous trouvâmes, sans y penser, presque au pied de la forteresse, et contraints de passer près le corps-de-garde, qui étoit à la porte. Je pris sur le-champ mon parti, qui fut de ne montrer ni crainte ni défiance je dis à mes conducteurs de s'entretenir entre eux comme s'ils eussent été des gens de la bourgade voisine. Ils suivirent mon conseil, élevèrent la voix, portèrent même la parole à quelqu'un des gardes d'un air familier et délibéré, comme en pays de connoissance. Ce stratagème réussit heureusement: nous passâmes sans que la pensée vint à aucun des gardes d'examiner davantage qui nous étions, la Providence veillant ainsi sur moi et sur nos chers missionnaires, à qui je portois de petits secours dont ils avoient un très-grand❘ besoin.

Le danger évité, nous continuâmes notre route et nous arrivâmes un peu avant le jour à Camien-naiken-patti, où le père Bernard de Saa m'attendoit avec une inquiétude d'autant plus grande qu'il avoit appris que le jour d'auparavant on avoit commis un vol considérable sur le chemin que je devois tenir. Je ne saurois vous exprimer avec quelle tendresse j'embrassai un confesseur de Jésus-Christ, sorti tout récemment de la prison et de dessous les coups des ennemis du nom chrétien, ni ce que Dieu me fit sentir de consolation en prenant possession de cette terre bénie, après tant de désirs, de travaux, de courses et de craintes de n'y arriver peut-être jamais. Ce seroit le lieu de vous mander l'histoire de la nouvelle persécution et l'état où se trouvent aujourd'hui ces églises ; mais cette lettre n'est déjà que trop longue et Vous me permettrez de remettre à la première que je me donnerai l'honneur de vous écrire plusieurs choses très-curieuses. Je me recommande cependant plus que jamais à vos saints sacrifices, moi et les disciples que j'espère que le Seigneur va me donner, et je suis avec bien du respect, etc.

LETTRE DU P. MAUDUIT

AU P. LE GOBIEN.

Progrès de la religion à Pondichéry et dans le Maduré.

A Pouleour, dans les Indes orientales, le 29 de septembre 1700.

MON REVEREnd Père,

P. C.

J'ai eu la consolation de recevoir deux de vos lettres; j'ai répondu à la première il y a déjà plus d'un an, et je répondrai maintenant à la seconde qu'on m'a envoyée de Pondichery, où les vaisseaux du roi sont heureusement arrivés depuis quelques jours. J'aurois bien souhaité vous écrire par les vaisseaux de la compagnie royale des Indes, mais lorsqu'ils partirent j'étois si occupé auprès des malades de l'escadre commandée par M. des Augers, que je ne pus trouver un seul moment pour le faire.

Je me rendis à Pondichery quelque temps après le départ de ces vaisseaux, dans la vue de me consacrer entièrement à la pénible et laborieuse mission de Maduré et de me joindre au père Bouchet, qui y travaille depuis plusieurs années avec un zèle et un succès qu'on ne peut assez admirer. Je fis toutes les avances nécessaires pour l'exécution d'une si sainte entreprise; mais Dieu, qui avoit d'autres desseins sur moi et sur mes compagnons, ne permit pas que j'y réussisse.

Je ne me rebutai pourtant point, non plus que le révérend père de La Breuille, supérieur de nos missions françoises des Indes, avec lequel j'agissois de concert. Nous formâmes le dessein de porter la foi dans les royaumes voisins de celui de Maduré et d'y établir une nouvelle mission sur le modèle de celle que nos pères portugais ont dans ce royaume. Nos compagnons ayant approuvé cette résolution, nous ne cherchâmes plus que les moyens de faire réussir une œuvre si glorieuse à Dieu et si avantageuse à la religion. Nous ne doutions pas qu'il ne se trouvât bien des obstacles à surmonter, mais vous savez, mon révérend père, que les difficultés ne doivent jamais arrêter des missionnaires, surtout après l'expérience que nous avons que Dieu, par les grandes

traverses, prépare d'ordinaire aux plus heu- de Cangibouram, ville qui est au nord de Ponreux événemens.

Le père Martin alla trouver le révérend père provincial de Malabar, qui le reçut avec beaucoup de bonté et qui lui marqua un lieu où il pourrait aisément s'instruire des coutumes du pays et de la manière dont il faut vivre parmi ces nations, les plus superstitieuses qui aient jamais été. Pour moi je partis de Pondichery, le 21 septembre de l'année 1699, pour aller au Petit-Mont, à peu de distance de Saint-Thomé. Je fis ce voyage dans la vue d'y apprendre parfaitement la langue, de m'informer des lieux où nous pourrions établir la nouvelle mission, et surtout dans le dessein d'y recueillir quelque étincelle du zèle ardent du grand apôtre des Indes, saint Thomas, qui a sanctifié le PetitMont par le séjour qu'on tient qu'il y a fait. Comme je n'y trouvai pas tous les secours qu'on m'y avoit fait espérer, je n'y demeurai que deux mois. Je revins à Pondichery pour passer de lå à Couttour, première résidence de la mission de Maduré, où je devois m'instruire de ce qui regardoit celle que nous voulions établir.

J'y arrivai en habit de sanias le septième de décembre, veille de la Conception de la sainte Vierge. Le père François Laynės, que j'y trouvai, me reçut avec des marques d'une charité ardente et d'une amitié sincère. Je ne puis vous exprimer les sentimens dont je fus pénétré dans cette sainte maison, ni combien je fus édifié de la vie austère et pénitente qu'y mènent nos pères. Dieu répand de grandes bénédictions sur leurs travaux; j'ai tâché de les partager avec eux et j'ai eu la consolation d'administrer les sacremens à un très-grand nombre de ces nouveaux chrétiens, dont la ferveur et la piété me tiroient les larmes des yeux ; j'ai baptisé à Couttour plus de cent personnes, et plus de huit cents à Corali, autre résidence de cette mission. Ce grand nombre vous surprendra peut-être, mais qu'est-ce en comparaison de ce que fait le père Laynés dans le Maravas, où il a baptisé, en six mois, plus de cinq mille personnes! Il n'a pas tenu à moi ni à lui que je ne l'y aie accompagné et que je ne me sois dévoué à recueillir une moisson si abondante; mais les ordres que j'avois ne me le permettoient point. Je les suivis, et je partis, au commencement de juin 1700, pour aller du côté

" Religieux des Indes.

dichéry.

Sitôt que j'y fus arrivé je commençai à travailler. Je vous dirai, mon cher père, pour votre consolation et pour celle des personnes qui s'intéressent à nos missions et qui veulent bien les soutenir par leurs charités, que deux églises s'élèvent déjà à l'honneur du vrai Dieu. au milieu d'une nation ensevelie dans les plus épaisses ténèbres de l'infidélité. Depuis trois mois et demi que je suis en ce pays, j'ai eu le bonheur de baptiser près de six-vingts personnes. Jugez par ces heureux commencemens ce que nous pourrons faire dans la suite avec la grâce de Dieu dans une mission si féconde, si on nous envoie les secours qui nous sont nécessaires; mais il faut pour cela des hommes de résolution et qui puissent faire de la dépense, car on est obligé de garder ici bien plus de mesure que dans le Maduré, où le christianisme est aujourd'hui très-florissant, et l'on doit s'attendre à souffrir bien des persécutions, soit de la part des Gentils, soit d'ailleurs, si l'on ne s'observe et si l'on n'a un peu de quoi apaiser la mauvaise humeur des grands du pays.

Comme la vie que l'on mène dans cette mission est très-rude, je suis bien aise de vous avertir qu'il faut que ceux de nos pères qui voudront venir prendre part à nos travaux soient d'une santé forte et robuste, car leur jeûne sera continuel et ils n'auront pour toute nourriture que du riz, des herbes et de l'eau. J'écris ceci sans craindre qu'une vie si austère soit capable de les rebuter et de les détourner de venir à notre secours, persuadé au contraire que c'est ce qui les animera davantage à préférer cette mission aux autres. Je ne doute point qu'ils n'y soient remplis de joie et de consolation, du moins si j'en juge par mon expérience, car je puis vous assurer que je n'ai jamais été si content que je le suis avec mes herbes, mon eau et mon riz; c'est sans doute une grâce très-particulière de Dieu. Aidez-moi, mon révérend père, à l'en remercier, et faites qu'on nous envoie d'Europe tous les secours qui nous sont nécessaires par tant de différentes raisons.

Vous penserez peut-être comme beaucoup d'autres que ce n'est pas assez ménager nos missionnaires que de les engager à une auslérité de vie capable de les tuer ou de les épuiser en peu de temps. Je vous répondrai en deux

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