moyens que je leur marquai pour se faire instruire de notre sainte religion. J'arrivai le même jour à Coralam, dont les Maures se sont rendus maîtres depuis peu de temps. Coralam a été une ville des plus considérables des Indes. Quoiqu'elle ait beaucoup perdu de l'éclat et de la splendeur qu'elle avoit autrefois, elle ne laisse pas d'être fort grande et fort peuplée. J'eus beaucoup de peine à y entrer et encore plus à y trouver une maison. Les personnes chez qui je logeai m'entendirent avec plaisir parler de Dieu, surtout les femmes, qui me marquèrent qu'elles étoient disposées à suivre la religion que je leur prêchois, pourvu que leurs maris l'embrassassent, car c'est la coutume en ce pays que les femmes suivent la religion de leurs maris. Aussi le principal soin d'un missionnaire est de gagner les chefs de famille, qui font en peu de temps plus de fruit en leur maison que n'en pourroient faire les plus fervens catéchistes. J'eus de longs entretiens avec un brame qui me fit diverses questions et qui me parla beaucoup du dieu Bruma. Je lui fis voir combien les sentimens qu'il avoit de la divinité étoient ridicules et extravagans. Tantôt il assuroit que Bruma avoit un corps, et tantôt qu'il n'en avoit point. « Si Bruma a un corps, lui disois-je, comment est-il partout? Et s'il n'en a point, comment osez-vous assurer que les brames sont sortis de son front, les rois de ses épaules, et les autres castes des autres parties de son corps?» Cette objection l'embarrassa et l'obligea de se retirer. Mais il me promit de me revenir voir. Il y revint en effet accompagné d'un Maure. Ce Maure, qui avoit beaucoup voyagé et qui avoit demeuré trois ans à Goa, me regarda attentivement, et élevant sa voix, s'écria que j'étois un franquis'. Cette parole fut un coup de foudre pour moi, parce que je ne doutois pas que ce seul soupçon ne fût capable de renverser tous nos projets, et je ne me trompai pas. Un des principaux de la ville m'avoit offert quelques jours auparavant de me bâtir une maison pour y faire en toute liberté les exercices de notre sainte religion, et plusieurs personnes m'avoient promis de se faire instruire; mais dès qu'ils eurent appris ce que le Maure 'C'est-à-dire un homme infâme, tel que les Indiens regardent les Européens. avoit dit, l'idée que j'étois un franquis fit de si fortes impressions sur leurs esprits que je les vis en un moment entièrement changés à mon égard. Ils me traitèrent cependant toujours avec honneur; mais ils me firent dire que le temps n'étoit pas propre à faire un établissement; que le gouverneur devoit bientôt changer; qu'il falloit attendre son successeur et savoir sur cela ses sentimens, dont on ne pourroit s'informer que dans quelques mois. Je connus bientôt que tout ce qu'ils me disoient n'étoit qu'un honnête prétexte dont ils se servoient pour retirer la parole qu'ils m'avoient donnée et pour se défaire de moi. Quelque envie que j'eusse de commencer un établissement à Coralam, où il y a beaucoup à travailler pour la conversion des âmes, je ne crus pas devoir demeurer plus longtemps dans un lieu où le soupçon que j'étois franquis pouvoit avoir de fâcheuses suites pour nos desseins. Ainsi je résolus de partir incessamment. Je me trouvois alors au milieu des terres, c'est-à-dire également éloigné de la côte de Coromandel et de celle de Malabar. J'aurois bien souhaité poursuivre mon voyage du côté de l'ouest; mais la crainte d'être reconnu pour franquis et la saison des pluies, qui approchoit, m'obligèrent d'aller au nord chercher chez quelque paleagaren ce que je ne devois pas espérer de trouver parmi les Maures. Je quittai donc Coralam, et le lendemain je m'arrêtai à Sonnakallu. C'est un lieu entouré de montagnes qui lui servent de défense. Je ne pus voir le paleagaren ', parce qu'il avoit une grosse fluxion sur les yeux; mais je saluai son premier ministre, qui me reçut avec honneur. Je parlai de notre sainte religion à plusieurs personnes, qui me parurent être touchées de ce que je leur disois et qui me prièrent de leur envoyer quelqu'un pour les instruire. De là je vins à Ramasa-mutteram, qui est une ville assez considérable; mais avant que d'y entrer, nous nous arrêtâmes, mes gens et moi, pour nous reposer. A peine nous étionsnous assis qu'une bonne veuve s'approcha de nous pour savoir qui nous étions et quels étoient nos desseins. Nous les lui expliquâmes et nous lui dimes que nous étions des serviteurs du souverain Seigneur de l'univers, qui venions pour le faire connoftre aux habitans 'Polygar, chef de tribu. fait de grands éloges; mais, quelques efforts que je fisse, je ne pus avoir l'honneur de les voir. Un talmuler, homme d'esprit, m'assura que ce refus venoit de la crainte qu'avoit l'al roi sur le lingan qu'il portoit depuis quelques années; mais je suis persuadé que si j'eusse pu faire quelques présens à ce prince et à la reine sa mère, on n'auroit pu faire aucune dilliculté de m'introduire en leur présence et de me procurer l'audience que je demandois. de cette ville et pour leur apprendre le chemin du ciel, dont ils étoient fort éloignés. J'ajoutai que si quelque personne charitable vouloit nous aider à bâtir en ce lieu-là un temple à ce souverain Maître, je m'y arrêterois quel-vadar que je ne fisse quelques reproches au que temps et que j'y laisserois ensuite quelqu'un de mes disciples pour instruire ceux qui voudroient embrasser notre sainte religion. La veuve goûla celte proposition. Elle m'offrit d'abord une petite maison qu'elle avait hors de la ville. Je lui remontrai que si nous étions dans la ville même, nous y ferions nos fonctions avec plus de commodité pour nous et avec plus d'avantage pour les habitans. Elle me répondit que j'avois raison, qu'elle en vouloit faire la dépense et que je n'avois qu'à lui envoyer dans quelques mois quelqu'un de mes gens pour consommer cette affaire. Je la remerciai de sa bonne volonté et je lui promis de lui faire savoir de mes nouvelles. Je me rendis ensuite à Punganour, grande ville et très-peuplée, mais sale et mal bâtie, quoiqu'elle soit la capitale de tout le pays. Dès le lendemain, j'allai trouver l'alvadar, qui est le premier ministre et comme le maître du royaume, le roi étant un jeune prince qui se tient presque toujours renfermé dans la forteresse avec la reine sa mère. L'alvadar, qui étoit environné de plusieurs brames, me reçut avec civilité. Je le priai de me présenter au roi ; il me dit que le temps n'étoit pas propre et qu'on ne pourroit le voir qu'après que la fête que l'on célébroit avec grande solennité seroit passée. Ce retardement m'obligea de demeurer à Punganour plus longtemps que je n'eusse souhaité. J'annonçai Jésus-Christ au milieu de cette grande ville: on m'écouta; mais comme la plupart des habitans sont de la secte des linganistes, on fut peu touché de mes discours. II n'y eut qu'une seule femme qui se convertit avec ses quatre enfans, et un jeune homme d'un beau naturel, qui étoit au service d'un seigneur maure, et qui résolut de quitter son mattre pour se retirer dans son pays et pour y faire profession de la religion chrétienne. Il y avoit près de quinze jours que j'étois à Punganour lorsque l'alvadar m'envoya la permission de bâtir une église au vrai Dieu dans le lieu que je voudrois choisir. Mon désir étoit de parler au jeune roi et à la reine sa mère, dans l'espérance que je pourrois gagner à Jésus-Christ cette princesse, dont on m'avoit Avant que de sortir de cette grande ville, je baptisai trois enfans de la femme dont j'ai parlé. Pour elle, comme elle avoit porté longtemps le lingan, je crus qu'il la falloit éprouver plus longtemps, aussi bien que son fils aîné, que je pris à mon service dans l'espérance d'en faire un jour un excellent catéchiste, car, outre qu'il entendoit déjà plusieurs langues, il savoit fort bien lire et écrire en talmul. Pendant que je me disposois à baptiser ces trois catéchumènes, dix ou douze talmulers entrèrent dans la chambre où se devoit faire la cérémonie. L'équipage où je les vis me surprit. Ils avoient chacun à la main quelqu'un des instrumens dont on se sert pour bâtir; je crus qu'on me les envoyoit pour mettre la main à l'œuvre et pour élever une église au vrai Dieu. Je leur demandai s'ils venoient à ce dessein. «Nous le souhaiterions fort, repartirent ces bonnes gens, et nous nous ferions un grand plaisir de contribuer à une si sainte œuvre ; mais nous ne pouvons vous offrir que nos bras, et nous sommes bien fachés de ne pouvoir faire davantage. » Je les remerciai de leur bonne volonté et je les priai de la conserver pour quelque autre occasion. Ils assistèrent au baptême des trois catéchumènes, dont ils furent fort édifiés, et me conjurèrent de leur laisser un de mes catéchistes pour les instruire, ce que je fis avec plaisir. Mon dessein étoit en quittant Punganour d'aller à Terapadi. C'est une fameuse pagode du côté du nord, où les Gentils vont en pèlerinage de toutes les parties des Indes et y portent des présens considérables; mais je fis réflexion que parmi la multitude de gens qui y alloient en foule en ce temps-là, je pourrois rencontrer quelqu'un qui me feroit passer pour franquis et qui par là détruiroit entièrement l'œuvre de Dieu. Ainsi je pris le parti de revenir à Tailur: ce ne fut pas sans peine, car il me fallut prendre de longs détours pour | min qu'il faut tenir pour parvenir au royaume éviter la rencontre des Maures, qui désoloient tout ce pays-là. Après avoir marché assez longtemps, je m'arrêtai auprès d'un étang pour y prendre quelque repos. Une femme d'un âge fort avancé, m'ayant aperçu, vint s'asseoir assez près de moi. Je lui parlai de son salut et du danger où elle étoit de se perdre éternellement. Elle m'écouta avec une attention extraordinaire et de grands sentimens de piété. Elle comprenoit parfaitement tout ce que je lui enseignois et me le répétoit avec beaucoup de fidélité, ce qui me faisoit bien voir que pendant que mes paroles frappoient ses. oreilles, le Saint-Esprit l'instruisoit intérieurement et lui faisoit goûter tout ce que je lui disois. Elle me marqua un désir extrême de recevoir le baptême. Comme je fis quelque difficulté de la baptiser, elle me représenta qu'étant accablée d'infirmités et âgée de près de cent ans, elle ne pourroit se transporter en aucune église des chrétiens, qu'ainsi elle seroit dans un danger évident de ne jamais recevoir ce sacrement, qui est nécessaire au salut; que je ne devois pas douter que Dieu ne m'eût conduit à ce dessein sur le bord de cet étang. Elle me conjura avec une si grande abondance de larmes de ne lui pas refuser la grâce qu'elle demandoit, que la voyant suffisamment instruite, je me rendis à ses instances et je la baptisai avec la même eau auprès de laquelle le Seigneur nous avoit conduits elle et moi par une providence si particulière. Le baptême sembla donner de nouvelles forces à son corps et remplit son âme d'une joie et d'une consolation si sensible qu'elle ne le pouvoit exprimer. Je logeai à Tailur chez mon ancien hôte, qui me fit le meilleur accueil qu'il lui fut possible. Quoiqu'il fût linganiste, je le laissai dans de fort bonnes dispositions. S'il se fait chrétien, comme il me l'a promis, je suis assuré qu'il gagnera à Jésus-Christ un grand nombre de ses compatriotes et que sa famille, qui est très-nombreuse, suivra son exemple. Je repassai par Peddu-nayaken-durgam et j'y laissai deux de mes disciples, parce que c'est un pays où il y a beaucoup de bien à faire. J'y trouvai des gens fort dociles et qui m'avouèrent de bonne foi qu'au milieu des bois et des montagnes dont ils étoient environnés, ils étoient comme des bêtes. «< Ecoutezmoi, leur dis-je, et je vous apprendrai le che céleste et pour vous rendre éternellement heureux. Ouvrez les yeux à la lumière que je vous présente et laissez-vous conduire. » Quelquesuns me promirent de se faire instruire par ceux que je leur laissois; il y en eut d'autres qui m'avouèrent ingénument que le royaume dont je leur parlois n'étoit pas fait pour eux et qu'ils n'y devoient pas penser. Ce n'étoit pas le temps de les désabuser d'une erreur si grossière, parce que le but de mon voyage n'étant que de découvrir le pays et de m'instruire de ce qui est le plus avantageux pour les desseins que nous avons d'y établir solidement la foi, je ne m'arrêtois dans les lieux par où je passois qu'autant qu'il étoit nécessaire pour prendre ces connoissances. En passant par Velour, j'avois promis à quelques catéchumènes de les baptiser à mon retour si je les trouvois suffisamment instruits. C'est ce qui me porta à en prendre le chemin, sans faire assez d'attention au danger auquel je m'exposois et à l'état où se trouvoit cette ville. Les Maures, qui avoient dessein depuis longtemps de s'en emparer, la tenoient comme bloquée et couroient tout le pays. J'eus le malheur de tomber entre leurs mains dans un passage dont ils s'étoient saisis un quart d'heure avant que j'y arrivasse. On me conduisit au capitaine qui commandoit ce petit corps. Il me regarda avec fierté et me reçut d'abord assez mal; mais il s'adoucit dans la suite et me renvoya le lendemain assez honnêtement. Je n'entrai point dans Velour, pour ne pas donner de soupçon aux Maures, qui n'auroient pas manqué de me chagriner; mais je pris le chemin d'Alcatile, où j'arrivai heureusement et où j'appris que les catéchistes que j'avois laissés à Velour avoient pris la fuite à l'approche des Maures, qu'ils étoient tombés entre leurs mains par leur imprudence, et qu'après avoir été pillés et dépouillés, ils avoient été attachés à des arbres. Cette nouvelle m'affligca beaucoup; mais j'adorai la divine conduite du Seigneur sur nous et je me soumis à sa sainte volonté. Je fis quelques catéchumènes à Alcatile et j'en eusse fait assurément un plus grand nombre si toute la ville n'eût pas alors été occupée à célébrer la fête d'une de leurs plus fameuses divinités. Je logeois chez un homme fort entêté de ses faux dieux et fort zélé pour leur service. Pendant le peu de temps que je demeurai dans sa maison, je lui donnai une si haute idée de notre religion qu'il voulut partager les fleurs qu'on lui apportoit tous les jours entre le vrai Dieu que nous adorions chez lui et le démon qu'il adoroit dans le temple qu'il avoit fait bâtir devant sa maison; mais je lui dis que ces deux cultes étoient incompatibles, qu'on ne pouvoit servir deux maîtres, accorder la lumière avec les ténèbres ni le vrai Dieu avec Poulear. Je prie le Seigneur d'éclairer cet homme charitable, dont la conversion auroit des suites très-avantageuses pour la religion. Je ne quittai qu'à regret Alcatile, mais il étoit temps de me rendre à Carouvepondi, qui est le lieu d'où j'étois parti deux mois auparavant. Le fruit que j'ai tiré de mon voyage, c'est que j'ai connu des lieux où nous pourrons établir des missionnaires et envoyer des catéchistes. Il semble que le temps soit venu de travailler solidement à la conversion de ces pays ensevelis depuis tant de siècles dans les ténèbres du paganisme. Il faut se hâter, de peur que les mahométans, qui s'emparent peu à peu de tous ces royaumes, n'obligent ces peuples à suivre leur malheureuse religion. Rien n'édifie davantage ces idolâtres et ne les engage plus fortement à embrasser la religion chrétienne que la vie austère et pénitente que mènent les missionnaires. Un missionnaire de Carnate et de Maduré ne doit point boire de vin ni manger de chair, ni d'œufs, ni de poisson; toute sa nourriture doit consister dans quelques légumes ou dans un peu de riz cuit à l'eau ou un peu de lait, dont même il ne doit user que rarement. C'est une nécessité d'embrasser ce genre de vie si l'on veut faire quelque fruit, parce que ces peuples sont persuadés que ceux qui instruisent les autres et qui les conduisent doivent vivre d'une vie beaucoup plus parfaite. Hélas! que nous serions plus heureux si par chacun de nos jeûnes nous pouvions obtenir de Dieu | la conversion d'un idolâtre! Pendant que j'ai travaillé dans le Maduré à la conversion des âmes, trois ou quatre baptêmes répondoient à un jeune; depuis que je suis dans cette nouvelle mission, trois ou quatre jeûnes répondent à un baptême; c'est encore beaucoup, mais j'espère de la bonté de Dieu que le nombre des baptêmes égalera bientôt le nombre de nos jeûnes, et que dans quelques années il les surpassera infiniment. C'est ce que je vous prie de demander tous les jours à Dieu, afin qu'au milieu d'une moisson si abondante nous remplissions les greniers du père de famille en nous acquittant parfaitement des devoirs qui sont attachés à notre vocation et à notre ministère. LETTRE DU P. PETIT AU P. DE TREVOU, CONFESSEUR De s. a. r. moNSEIGNEUR le duc d'OrléanS. Progrès de la religion.-Souffrances des missionnaires. A Pondichery, le 12 février 1702. MON REVEREND Père. P. C. On ne peut être plus sensible que je le suis à toutes les bontés dont vous m'honorâtes à mon départ de France pour venir ici. J'en conserverai toute ma vie une parfaite reconnoissance. Recevez-en, s'il vous plaît, aujourd'hui les premières marques dans cette lettre que je prends la liberté de vous écrire. Il y a près de cinq semaines que je suis arrivé à Pondichéry avec le père Tachard. Vous verrez par la relation qu'il envoie en France combien notre voyage a été heureux et quelle route nous avons tenue. Pour venir du lieu de notre débarquement à Pondichéry, il nous a fallu traverser le petit royaume de Maravas, qui est une dépendance de la mission de Maduré. Vous avez souvent entendu parler de cette mission comme d'une des plus saintes et des plus glorieuses à JésusChrist que nous ayons dans les Indes. On ne vous en a point trop dit et je puis vous assurer par tout ce que j'ai vu en passant en divers lieux que l'idée qu'on vous en a donnée est plutôt au-dessous qu'au-dessus de la vérité. Les ouvriers qui cherchent le travail et la croix trouvent ici de quoi se satisfaire pleinement et le succès répond abondamment au travail. Les conversions augmentent chaque jour de plus en plus. Le père Martin a baptisé dans son district en moins de cinq mois près d'onze cents personnes, et le père Laynés, dans le Maravas, en vingt-deux mois près de dix mille. On est bien dédommagé des peines du voyage et bien animé à apprendre promptement les langues quand on voit de l'ouverture à pouvoir, avec le secours du Seigneur, faire bientôt quelque chose de semblable. Nous ne sommes pas même ici tout à fait sans quelque espérance du martyre, qui est la couronne de l'apostolat. Deux de nos pères viennent encore d'avoir le bonheur de confesser Jésus-Christ dans les fers. L'un des deux y est mort de misère et d'épuisement le 14 novembre dernier : c'est le père Joseph Carvalho. Son compagnon dans la prison étoit le père Bertholde. Ils avoient été arrêtés dans la persécution sanglante qui s'est élevée depuis peu contre les chrétiens dans le royaume de Tanjaour, qui est assez proche de Pondichéry. Vous ne sauriez croire, mon révérend père, combien on se sent animé à souffrir et à porter avec joie le travail et les peines attachées à son emploi quand on songe au besoin qu'on aura de Dieu dans des épreuves beaucoup plus grandes, où l'on peut chaque jour se voir exposé. Mais quel bonheur aussi de pouvoir espérer qu'on ne sera point abandonné de sa grâce toute-puissante et qu'on est destiné peut-être à verser son sang pour la cause de Jésus-Christ! Priez bien Dieu, je vous en conjure, qu'il veuille me rendre digne d'une si grande faveur et qu'il ait plus d'égard aux mérites de tant de saints religieux dont nous sommes les frères qu'à ce que pourroient attirer sur nous nos misères et nos fréquentes infidélités. Je me donne présentement tout entier à apprendre la langue malabare, afin d'entrer au plus tôt dans la nouvelle mission de Carnale, que nos pères françois viennent d'établir sur le modèle de celles des jésuites portugais. Je compte beaucoup surtout, dans ces commencemens, sur le secours des catéchistes, qui savent la langue et qui sont faits aux usages du pays; mais on n'en a pas autant qu'on voudroit parce qu'ils ne peuvent vaquer à leur ministère sans quitter toute autre sorte de travail, et qu'ainsi c'est à nous à les nourrir et à les entretenir de tout. Pour en avoir beaucoup, il faudroit que les aumônes d'Europe fussent plus abondantes sans comparaison qu'elles ne sont. Nos pères disent ici que vingt écus de France suffisent par an pour l'entretien d'un catéchiste. Si donc par vous-même, mon révérend père, ou par vos amis, vous pouvez nous en procurer plusieurs, Vous devez compter qu'un grand nombre d'infidèles vous auront et à eux l'obligation de leur salut éternel. Je ne vous en dirai pas da vantage, persuadé, par le zèle que vous avez pour la gloire de Dieu et pour l'avancement de la religion, que vous nous ménagerez tous les secours qui dépendent de vous et que vous ferez valoir la cause de nos pauvres infidèles autant que vaut le sang du fils de Dieu, qui n'a pas cru trop faire en le versant pour les racheter. Je me recommande à vos saints sacrifices, el je suis avec bien du respect, etc. LETTRE DU P. TACHARD AU P. DE LA CHAISE. Ile d'Anjouan.-Troubles à Surate.-Cap Comorin.-Calecut.Côtes de Malabar, de Travancor et de la Pêcherie. A Pondichery, le 16 février 1702 MON RÉVÉRENd Père, P. C. J'ai eu l'honneur de vous écrire du Cap-Verc ce qui s'étoit passé depuis notre départ du port Louis'. Je continue, comme je m'y suis engagé, à vous faire le détail de notre voyage. Depuis le Cap-Vert, il ne nous arriva rien de particulier jusqu'à l'île d'Anjouan, qui est au nord de la grande île de Madagascar. Les habitans d'Anjouan, qui sont venus de l'Arabie, appellent leur fle Zoany, dont les Européens, en y ajoutant la syllabe an, qui est un article de la langue des insulaires, ont formé le nom d'Anjouan. Comme les ouragans se font ordinairement sentir aux mois d'août et de septembre sur les côtes de l'Indoustan, il est dangereux d'arriver aux Indes avant le 10 d'octobre. Ainsi, ayant fait une navigation beaucoup plus courte qu'on ne devoit l'espérer, nous fùmes obligés de demeurer assez longtemps encore à l'ile d'Anjouan et plus longtemps encore à la hauteur du 21° et du 22° degré de latitude septentrionale, où nous louvoyâmes pendant un mois pour attendre la saison propre à mouiller dans la rade de Surate. Le séjour que nous fimes à Anjouan nous donna le temps de prendre, par plusieurs observations réitérées, sa véritable latitude. Dans la partie de l'tle la plus septentrionale, où Cette lettre a été perdue, on ne sait point à qui elle a été confiée. |