bancs de roches, des bouquets de bois et des flots qui forment comme autant de labyrinthes: aussi cette rivière n'est-elle pas à beaucoup près si fréquentée que l'autre, et c'est, à ce que je crois, ce qui nous procura la satisfaction de voir à différentes fois deux ou trois manipouris qui traversoient la rivière en des endroits où le chenal étoit plus découvert. Le manipouri est une espèce de mulet sauvage. On tira sur un, mais on ne le tua pas à moins que la balle ou la flèche ne perce les flancs de cet animal, il s'échappe presque toujours, surtout s'il peut attraper l'eau, parce qu'alors il se plonge et va sortir au bord opposé du lieu où il a reçu la blessure que le chasseur lui a faite. Cette viande est grossière et d'un goût désagréable. Nous reconnûmes le 25 à notre droite une petite rivière nommée Yarouppi. C'est là qu'on trouve la nation des Tarouppis. Les eaux étoient si basses qu'il ne nous fut pas possible d'y entrer. J'en fus d'abord affligé; mais ce qui me consola un moment après, c'est que j'ai lieu de croire que l'impossibilité où nous avons été de les voir n'apportera aucun retardement à leur conversion. Nous avons vu plusieurs de ces Indiens chez les Ouens, avec qui ils sont en liaison, car ils se visitent souvent en traversant les terres qui séparent l'Oyapoc du Camopi, et ils m'ont bien promis de faire connaître aux chefs de leur nation le sujet de notre voyage en m'assurant qu'ils en auroient de la joie et qu'ils entreroient aisément dans nos vues. Dès le lendemain 26, nous arrivâmes chez les Coussanis un peu avant le coucher du soleil. Il y a apparence qu'ils n'étoient là que depuis peu de temps, car leurs cases n'étoient pas encore achevées. Ils nous dirent que le principal capitaine et le gros de la nation s'étoient enfoncés dans les bois pour éviter la rencontre des Portugois, lesquels ne manquent guère, chaque année, de faire des excursions vers le haut des rivières qui se déchargent dans le grand fleuve des Amazones, soit pour ramasser du cacao, de la salsepareille et du bois de crabe, qui est une espèce de canelle; soit pour faire des recrues de sauvages et les rassembler, comme nous faisons, dans des peuplades. Mais l'extrême éloignement que ces Indiens ont des Portugois fait justement soupçonner qu'ils en sont traités avec trop de dureté. Nous passâmes la nuit dans cet endroit, et le 27 nous allâmes visiter deux autres carbets assez éloignés et où il y avoit un bon nombre de ces Indiens: c'est tout ce que nous trouvâmes de la nation des Coussanis. Leur accueil fut assez froid; j'attribue leur indifférence au peu de communication qu'ils ont eu jusqu'ici avec les François et à la disette extrême où ils vivent, jusque-là que je remarquai plusieurs femmes qui, faute de rassade, n'avoient pas même le tablier ordinaire que les personnes du sexe ont coutume de porter. Leur misère excita notre compassion, et comme nous étions au bout de notre course, n'y ayant point d'Indiens au-delà, nous leur distribuâmes libéralement la plus grande partie de la traite qui nous restait. Cette libéralité ne contribua pas peu à gagner leur confiance: ils nous parlèrent avec ouverture de cœur et se déterminèrent sans peine à se fixer dans le lieu que nous avons choisi pour y établir une peuplade. Depuis ce temps-là, deux des plus considérables de cette nation sont venus me voir à Oyapoc, plusieurs autres sont allés danser chez les Pirious. Lorsque, parmi ces barbares, une nation va danser chez une autre, c'est la plus forte preuve qu'elle puisse donner de son amitié et de sa confiance. Ainsi cette démarche des Coussanis est un témoignage certain de l'estime qu'ils font des Pirious depuis qu'ils sont sous la conduite d'un missionnaire. Après avoir ainsi confirmé toutes ces nations dans la résolution où elles paroissent être d'embrasser le christianisme, nous pensâmes à notre retour, et nous arrivâmes le 3 décembre à la mission de Saint-Paul. Nous avons bien remercié le Seigneur des heureuses dispositions que nous avons trouvées dans ces nations sauvages: car c'est déjà beaucoup gagner sur des esprits si légers et si inconstans que de vaincre l'inclination naturelle qu'ils ont d'errer dans les forêts, de changer de demeure et de se transporter chaque année d'un lieu à un autre. Voici comme se font parmi eux ces sortes de transmigrations. Plusieurs mois avant la saison propre à défricher les terres, ils vont à une grande journée de l'endroit où ils sont pour y choisir un emplacement qui leur convienne; ils abattent tous les bois que contient le terrain qu'ils veulent occuper et ils y mettent le feu; quand le feu a tout consumé, ils plantent des branches de magnoc, car cette racine vient de bouture. Lorsque le magnoc est mûr, c'est-à-dire au bout | quatre mois dans ces exercices, il retourna chez d'un an ou de quinze mois, ils quittent leur première demeure et viennent camper dans ce nouvel emplacement. Aussitôt qu'ils s'y sont logés, ils vont abattre du bois à une journée plus loin pour l'année suivante, brûlent le bois qu'ils ont abattu et plantent leur magnoc à l'ordinaire. C'est ainsi qu'ils vivent pendant des trente ou quarante ans ; c'est ce qui rend leur vie fort courte la plupart meurent assez jeunes, et l'on ne voit guère qu'ils aillent au-delà de quarante ou cinquante ans. Cependant, malgré toutes les incommodités inséparables de ces fréquens voyages, ils aiment extrêmement cette vie vagabonde et errante dans les forêts. Comme rien ne les attache à l'endroit où ils sont et qu'ils n'ont pas grand'meubles à porter, ils espèrent toujours être mieux ailleurs. A mon retour à Oyapoc, je fus bien consolé d'apprendre, par une lettre du père Lombard, que le père Caranaye avoit déjà baptisé la plus grande partie des Galibis répandus le long de la côte, depuis Kourou jusqu'à Sinamiri, et qu'il se disposoit à faire un établissement solide aux environs de cette rivière. D'autres lettres de Cayenne m'apprennent que le père Fourré va se consacrer à la mission des Palikours. Cette nation mérite d'autant plus nos soins qu'étant peu éloignée de nous, elle est pour elle est pour ainsi dire à la porte du ciel, sans qu'on ait pu jusqu'ici la lui ouvrir. Quant au père d'Auzillac, vous ne sauriez croire ce qu'il lui en coûte de peines et de fatigues pour rassembler dans Quanari les Indiens du voisinage, c'est-à-dire les Tocoyenes, les Maourious et les Maraones. Il faut avoir un zèle aussi solide et aussi ardent que le sien pour ne point s'être rebuté des diverses contradictions qu'il a eu à essuyer et auxquelles il n'avoit pas lieu de s'attendre. Dieu l'a consolé par la docilité de plusieurs de ces infidèles et par l'ardeur que quelques-uns ont fait paroître pour écouter ses instructions. Je ne vous en citerai qu'un trait qui vous édifiera. Un Indien, nommé Cayariouara, de la nation des Maraones, ne pouvant profiter de la plupart des instructions, à cause de l'éloignement où étoit sa parenté, s'offrit au missionnaire pour être le prêcheur de sa bourgade. Après avoir passé toute la journée à la pêche, il venoit la nuit trouver le père pour le prier de l'instruire; et après avoir persévéré pendant lui et instruisit tous ses parens des vérités de la religion; après quoi il les amena à la mission, où il a planté son magnoc et où il construit une case pour lui et pour tous ceux de sa famille. Le père les trouva fort bien instruits et les dispose maintenant à recevoir le baptêine. Je suis, avec bien du respect, etc. LETTRE DU PÈRE FAUQUE, MISSIONNAIRE DE LA COMPAGNIE de Jésus, DE LA MÊME COMPAGNIE. Relation de la prise du fort d'Oyapoc par un corsaire anglois. A la Cayenne, le 27 décembre 1744. MON RÉVÉREND PÈRE, La paix de N. S. Je vous fais part de la plus sensible joie que j'aie goûtée de ma vie en vous apprenant l'occasion que je viens d'avoir de souffrir quelque chose pour la gloire de Dieu. J'étais retourné à Oyapoc le 25 octobre dernier. Quelques jours après, je reçus chez moi le père d'Auzilhac, qui s'étoit rendu à sa mission d'Ouanari, et le père d'Huberlant, qui reste au confluent des rivières d'Oyapoc et de Camopi, où il forme une nouvelle chrétienté. Nous nous trouvâmes donc trois missionnaires ensemble, et nous goûtions le plaisir d'une réunion si rare dans ces contrées lorsque la providence divine permit, pour nous éprouver, un de ces événemens imprévus qui détruisent dans un jour le fruit des travaux de plusieurs années. Voici le fait dans toutes ses circonstances. A peine la guerre a-t-elle été déclarée en Europe entre la France et l'Angleterre, que les Anglois sont partis de l'Amérique septentrionale pour venir croiser aux îles sous le vent de Cayenne. Ils résolurent de toucher ici dans l'espérance de prendre quelque vaisseau, de piller quelques habitations, mais surtout pour tâcher d'avoir quelque connoissance d'un senau qui s'étoit perdu depuis peu de temps auprès de la rivière de Maroni. Ayant donné trop au sud et manquant d'eau, ils s'approchèrent d'Oyapoc pour en faire. Nous aurions dù natu rellement en être instruits, soit par les sauvages, qui sortent fréquemment pour la pêche ou pour la chasse, soit par un corps-de-garde que notre commandant a sagement placé sur une montagne, à l'embouchure de la rivière, d'où l'on découvre à trois ou quatre lieues au large; mais d'un côté les sauvages Arouas qui venoient de Mayacoré à Ouanari, ayant été arrêtés par les Anglois, leur donnèrent connoissance de la petite colonie d'Oyapoc, qu'ils ignoroient et sur laquelle ils n'avoient nulle vue en partant de leur pays, et d'autre part, les gens qui étoient en faction et qui devoient nous garder leur ont servi eux-mêmes de conducteurs pour nous surprendre. Ainsi tout a concouru à nous faire tomber entre les mains de ces corsaires. Leur chef était le sieur Siméon Potter, créole de la Nouvelle-Angleterre, armé en guerre avec commission du sieur Williems Guéene, gouverneur de Rodelan et commandant du bâtiment le Prince Charles de Lorraine, de dix pièces de canon, douze pierriers et soixante et un hommes d'équipage. Ils mouillèrent le 6 novembre et firent de l'eau à la montagne d'Argent (c'est ainsi qu'on nomme dans ce pays la pointe intérieure de la baie de la rivière d'Oyapoc). Le 7, leur chaloupe revenant à bord aperçut un canot de sauvages qui venoient du cap d'Orange (c'est le cap qui forme l'autre pointe de la baie). Les Anglois vont à eux, intimident les Indiens par un coup de pierrier, les arrêtent et les conduisent au vaisseau. Le lendemain ayant vu du feu pendant la nuit sur une autre montagne qu'on nomme la montagne à Lucas, ils y allèrent et prirent deux jeunes garçons qui y étaient en sentinelle et qui auroient eu le temps de venir nous avertir, mais dont l'un, traître à sa patrie, ne le voulut pas. Après avoir appris, par leur moyen, la situation, la force et généralement tout ce qui regardait le poste d'Oyapoc, ils se déterminérent à le surprendre. Ils tentèrent même l'entreprise du 9 au 10; mais craignant que le jour ne survint avant leur arrivée, ils rebroussèrent chemin et se tinrent cachés toute la journée du 10. La nuit suivante, ils prirent mieux leurs mesures; ils arrivèrent peu après le coucher de la lune, et, guidés par les deux jeunes François, ils mirent à terre environ à cinquante toises du poste d'Oyapoc. La sentinelle crut d'abord que c'étoient des Indiens ou des nègres domestiques, qui vont et viennent assez souvent pendant la nuit. Il cria; on ne répondit point, et il jugea dès-lors que c'étoient des ennemis. Chacun s'éveilla en sursaut; mais ils furent dans la place avant qu'on eût eu le temps de se reconnottre. Pour moi, qui logeois hors du fort et qui m'étois levé au premier cri du factionnaire, ayant entr'ouvert ma porte, je les vis défiler en grande hâte devant moi sans en être aperçu, et aussitôt je courus éveiller nos pères. Une surprise si inopinée au milieu d'une nuit obscure, la foiblesse du poste, le peu de soldats qu'il y avoit pour le garder (car ils n'étoient pas pour lors plus de dix ou douze hommes), les cris effroyables d'une multitude, qu'on croit et qu'on doit naturellement croire plus nombreuse qu'elle n'est, le feu vif et terrible qu'ils firent de leurs fusils et de leurs pistolets à l'entrée de la place : tout cela obligea chacun, par un premier mouvement dont on n'est pas maître, à prendre la fuite et à se cacher dans les bois dont nous sommes environnés. Notre capitaine tira pourtant et blessa au bras gauche le capitaine anglois, jeune homme d'environ trente ans. Ce qu'il y a de singulier, c'est que ce capitaine fut le seul de sa troupe et de la nôtre qui fut blessé. Cependant les deux missionnaires, qui n'avoient point charge d'âmes dans ce poste et dont l'un, par zèle et par amitié, vouloit rester à ma place, pressés par mes sollicitations, s'enfoncérent dans le bois avec quelques Indiens de leur suite et tous nos domestiques. Pour moi, je restai dans ma maison, qui étoit éloignée du fort d'une cinquantaine de toises, résolu d'aller premièrement à l'église pour consumer les hosties consacrées et ensuite de donner les secours spirituels aux François, supposé qu'il y en eût de blessés, comme je le craignois, présumant avec raison, après avoir entendu tirer tant de coups, que nos gens avoient fait quelque résistance. Je sortois déjà pour exécuter le premier de ces projets, lorsqu'un nègre domestique, qui, par bon cœur et par fidélité ( qualités rares parmi les esclaves ), étoit resté avec moi, me représenta qu'on me découvriroit infailliblement et qu'on ne manqueroit pas de tirer sur moi dans cette première chaleur du combat. J'entrai dans ses raisons, et comme je n'étois resté que pour rendre à mes ouailles tous les services qui dépendoient de mon ministère, je | brisées, et plusieurs ornemens épars çà et là. me fis scrupule de m'exposer inutilement et je me déterminai à attendre la pointe du jour pour paroftre. Vous pouvez aisément conjecturer, mon révérend père, quelle fut la variété des mouvemens qui m'agitèrent pendant le reste de la nuit. L'air retentissoit continuellement de cris, de huées, de hurlemens, de coups de fusil ou de pistolet. Tantôt j'entendois enfoncer les portes, les fenêtres, renverser avec fracas les meubles des maisons, et comme j'étois assez près pour distinguer parfaitement le bruit qu'on faisoit dans l'église, je fus saisi tout-à-coup d'une horreur secrète dans la crainte que le saint sacrement ne fût profané. J'aurois voulu donner mille vies pour empêcher ce sacrilége, mais il n'étoit plus temps. Pour y obvier néanmoins par la seule voie qui me restoit, je m'adressai intérieurement à Jésus-Christ et je le suppliai instamment de garantir son sacrement adorable des profanations que j'appréhendois, ce qu'il fit d'une manière si surprenante qu'elle peut être regardée avec raison comme une merveille. Pendant tout ce tumulte, mon nègre, qui sentoit parfaitement le danger que nous courions et qui n'avoit pas les mêmes raisons que moi de s'y exposer, me proposa plusieurs fois de prendre la fuite; mais je n'avois garde de le faire je connoissois trop les obligations de mon emploi et je n'attendois que le moment où je pourrois aller au fort pour voir en quel état étoit le détachement françois, dont je croyois une bonne partie morts ou blessés. Je dis donc à l'esclave que dans cette occasion il étoit son mattre; que je ne pouvois pas le forcer de rester avec moi; qu'il me feroit néanmoins plaisir de ne pas m'abandonner. J'ajoutai que s'il avoit quelque péché grief sur la conscience, il feroit fort bien de se confesser pour être prêt à tout événement; que d'ailleurs il n'étoit pas sûr qu'on nous ôtât la vie. Ce discours fit impression sur lui, il reprit cœur et tint ferme. Dès que le jour parut, je courus à l'église en me glissant dans les taillis, et, quoiqu'il y eût des sentinelles et des maraudeurs de tous côtés, j'eus le bonheur de n'être pas aperçu. A l'entrée de la sacristie, que je trouvai ouverte, les larmes me vinrent aux yeux quand je vis l'armoire des ornemens et du linge, celle où je tenois le calice et autres vases sacrés, enfoncées, J'entre dans le chœur de l'église je vois l'autel à moitié découvert, les nappes ramassées en tas; je regarde le tabernacle, et n'apercevant pas un peu de coton que j'avois coutume de mettre à l'entrée de la serrure pour empêcher les ravers d'y pénétrer, je crus que la porte étoit aussi enfoncée; mais y ayant porté la main, je trouvai qu'on n'y avoit pas touché. Saisi d'admiration, de joie et de reconnoissance, je prends la clé que les hérétiques avoient eue sous leurs mains, j'ouvre respectueusement et je communie en viatique, trèsincertain si j'aurois jamais plus ce bonheur, car que ne doit pas craindre un homme de notre état des corsaires et des corsaires anglois' Après que j'eus communié, je me mis à genoux pour faire mon action de grâce et je dis au nègre d'aller en attendant dans ma chambre, qui n'étoit pas fort éloignée. Il y alla, mais en revenant il fut aperçu et arrêté par un matelot. L'esclave demanda grâce et l'Anglois ne lui fit aucun mal. Je parus à la porte de la sacristie et aussitôt je me vis coucher en joue. Il fallut bien se rendre; je m'approchai et nous primes ensemble le chemin du fort. Quand nous entrâmes dans la place, je vis une grande joie répandue sur tous les visages, chacun s'applaudissant d'avoir fait capture d'un religieux. Le premier qui m'aborda fut le capitaine lui-même. C'étoit un homme de petite taille, ne différant en rien des autres pour l'habillement. Il avoit le bras gauche en écharpe, un sabre à la main droite et deux pistolets à sa ceinture. Comme il sait quelques mots françois, il me dit que j'étois le bienvenu, que je ne devois rien craindre et qu'on n'attenteroit pas à ma vie. Sur ces entrefaites, M. de Lage de La Landerie, écrivain du roi et notre garde-magasin, ayant paru, je lui demandai en quel état étoient nos gens et s'il y en avoit beaucoup de tués ou de blessés. Il me répondit que non, qu'il n'avoit vu de notre troupe que le sergent et une sentinelle, et qu'il n'y avoit de blessé de part et d'autre que le seul capitaine anglois qui nous tenoit en sa disposition. Je fus charmé d'apprendre que notre commandant, l'officier et leurs soldats eussent eu assez de loisir pour échapper, et comme par là les raisons qui Insecte fort commun dans les îles: il ne se promène que la nuit et ressemble au taon. m'avoient engagé à demeurer ne subsistoient plus et que mon ministère n'étoit nécessaire à personne, j'aurois bien voulu être en liberté et avoir pris plus tôt le parti de la retraite; mais il ne falloit plus y songer, et dans ce moment-là même deux de nos soldats, qui s'étoient tenus cachés, furent saisis et augmentèrent le nombre des prisonniers. Cependant le temps du dîner arriva. J'y fus invité; mais je n'avois assurément point envie de manger. Je savois que mon troupeau et les deux pères missionnaires étoient au milieu des bois, sans hardes, sans vivres, sans secours : je n'avois ni ne pouvois avoir de leurs nouvelles. Cette réflexion m'accabloit; il fallut pourtant se rendre à des invitations réitérées et qui me paroissoient sincères. A peine le repas étoit-il commencé que je vis arriver les prémices du pillage qui se faisoit chez moi il étoit naturel que j'en fusse ému. Je le parus en effet, et le capitaine me dit en s'excusant que c'étoit le roi de France qui avoit déclaré le premier la guerre au roi d'Angleterre et qu'en conséquence les François avoient déjà pris, pillé et brûlé un poste anglois, nommé Campo, auprès du cap Breton. Il ajouta même, en forme de plainte, qu'il y avoit eu quelques personnes et surtout des enfans étouffés dans l'incendie. Je lui répondis que, sans vouloir entrer dans le détail des affaires de l'Europe, nos rois respectifs étant aujourd'hui en guerre, je ne trouvois pas mauvais, mais seulement j'étois surpris qu'il fût venu attaquer Oyapoc, qui n'en valoit pas la peine. Il me répliqua qu'il se repentoit fort d'y être venu, parce que ce retardement lui faisoit manquer deux vaisseaux marchands richement chargés, qui étoient sur le point de faire voile de la rade de Cayenne. Je lui dis alors que puisqu'il voyoit par luimême combien ce poste étoit peu considérable et qu'il n'y avoit presque rien à gagner pour lui, je le priois d'accepter une rançon convenable pour mon église, pour moi, pour mon nègre et pour tout ce qui m'appartenoit. Cette proposition étoit raisonnable, elle fut cependant rejetée. Il vouloit que je traitasse avec lui pour le fort et toutes ses dépendances. Mais je lui fis remarquer que ce n'étoit pas là une proposition à faire à un simple religieux; que d'ailleurs la cour de France se soucioit très-peu de ce poste, et que des nouvelles récentes ve nues de Paris nous avoient appris qu'on devoit l'abandonner au plus tôt. Eh bien, dit-il alors avec dépit, puisque vous ne voulez pas entendre à ma proposition, on va continuer à faire le dégât et user de représailles pour tout ce que les François ont déjà fait contre nous. On continua donc en effet à transporter de nos maisons meubles, hardes, provisions, le tout avec un désordre et une confusion surprenante. Ce qui me pénétra de douleur, ce fut de voir les vases sacrés entre des mains profanes et sacriléges. Je me recueillis un moment et ranimant tout mon zèle, je leur dis ce que la raison, la foi et la religion m'inspirerent de plus fort. Aux paroles de persuasion je mêlai les motifs de crainte pour une si criminelle profanation. L'exemple de Balthazar ne fut pas oublié, et je puis vous dire avec vérité, mon révérend père, que j'en vis plusieurs ébranlés et disposés à me les rendre ; mais la cupidité et l'avarice prévalurent: toute cette argenterie fut enfermée et portée à bord le jour même. Le capitaine, plus susceptible de sentimens que tous les autres, à ce qu'il m'a toujours paru, me dit qu'il me cédoit volontiers ce qui pouvoit lui en revenir, mais qu'il n'étoit pas le maître de la volonté des autres ; que tout l'équipage ayant sa part dans le butin, il ne pouvoit, lui capitaine, disposer que de la sienne; qu'il feroit pourtant tout ce qui dépendroit de lui pour les porter tous à condescendre à ce que je proposois. C'étoit de leur faire compter à Cayenne ou à Surinam (colonie hollandoise qui n'est pas éloignée et où ils me disoient qu'ils vouloient aller), ou même en Europe par lettres de change, autant d'argent que pesoient les vases sacrés; mais il ne put rien obtenir. y Quelque temps après, le premier lieutenant me fit demander par interprète ce qui avoit pu m'engager à me rendre moi-même à eux. Je lui répondis que la persuasion où j'étois qu'il avoit de nos soldats de blessés m'avoit déterminé à rester pour les secourir. Et n'appréhendiez-vous pas d'être tué? ajouta-t-il.-Oui sans doute, lui dis-je; mais la crainte de la mort n'est pas capable d'arrêter un ministre de Jésus-Christ quand il s'agit de son devoir. Tout véritable chrétien est obligé de sacrifier sa vie plutôt que de commettre un péché : or, j'aurois cru en faire un très-grand si, ayant charge d'âmes dans ma paroisse, je l'avois to |