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talement abandonnée dans le besoin. Vous savez bien, continuai-je, vous autres protestans, qui vous piquez beaucoup de lire l'Écriture, qu'il n'y a que le pasteur mercenaire qui fuie devant le loup quand il attaque ses brebis. A ce discours, ils se regardoient les uns les autres et me paroissoient fort étonnés. Cette morale est sans doute un peu différente de celle de leur prétendue réforme.

Pour moi, j'étois toujours incertain de mon sort et je voyois bien que j'avois tout à appréhender de pareilles gens. Je m'adressai donc aux saints anges gardiens et je commençai une neuvaine en leur honneur, ne doutant pas qu'ils ne fissent tourner toute chose à mon avanlage. Je les priai de m'assister dans la conjoncture difficile où je me trouvois, et je dois dire Ici, pour autoriser de plus en plus cette dévotion si connue et si fort en usage dans l'église, que j'ai reçu en mon particulier et que je reçois chaque jour des bienfaits très-signalés de Dieu, par l'intercession de ces esprits célestes.

faisoit plaisir, comme une perruque,
un cha-
peau bordé, un habit, ils s'en revêtoient aus-
sitôt, faisoient trois ou quatre tours de cham-
bre avec complaisance, après quoi ils repre-
noient leurs haillons goudronnés. C'étoit comme
une bande de singes, comme des sauvages qui
ne seroient jamais sortis du centre des forêts.
Un parasol, un miroir, le moindre meuble un
peu propre, excitoit leur admiration : ce qui
ne m'a pas surpris quand j'ai su qu'ils n'avoient
presque aucune communication avec l'Europe,
et que Rodelan étoit une espèce de petite ré-
publique qui ne paie aucun tribut au roi d'An-
gleterre, qui fait elle-même son gouverneur
chaque année, et où il n'y a pas même d'argent
monnoyé, mais seulement des billets pour le
commerce de la vie car c'est là l'idée que j'en
ai conçue sur tout ce qu'ils m'ont dit.

Sur le soir, le lieutenant s'informa de tout ce qui regarde les habitations françoises le long de la rivière, combien il y en avoit, à quelles distances elles étoient, combien chacune avoit d'habitans, etc. Ensuite il prit avec lui une dixaine d'hommes et un des jeunes François qui leur avoient déjà servi de guide pour nous surprendre, et après avoir fait tous les préparatifs nécessaires, ils partirent et ils montèrent dans la rivière. Mais ils ne trouvèrent rien ou fort peu de chose, parce que les colons, ayant été avertis par nos fuyards, avoient mis à couvert tous leurs effets, et surtout leurs nègres, qui étoient ce qui piquoit le plus l'avidité angloise. Se voyant donc frustrés dans leurs espérances, ils déchargèrent leur colère sur les

Cependant dès que la nuit approcha, c'est-àdire vers les six heures (car c'est le temps où le soleil se couche ici durant toute l'année), le tambour anglois commença à rappeler. On se rassembla sur la place et on posa de tous côtés des sentinelles cela fait, le reste de l'équipage, tant que la nuit dura, ne discontinua pas de manger et de boire. Pour moi, j'étois sans cesse visité dans mon hamac : ils craignoient sans doute que je ne tâchasse de m'évader. Ils se trompoient deux choses me retenoient: la première, c'est que je leur avois donné ma parole qu'encore que je me fusse constitué moi-maisons, qu'ils brûlèrent, sans nuire pourtant

même leur prisonnier, je ne sortirois de leurs mains que par les voies ordinaires d'échange ou de rançon; la seconde, c'est qu'en restant avec eux, j'avois toujours quelque lueur d'espérance de recouvrer les vases sacrés ou du moins les ornemens et autres meubles de mon église.

D'abord qu'il fut jour, le pillage recommença avec la même confusion et le même désordre que la veille. Chacun apportoit au fort ce qui lui étoit tombé sous les mains et le jetoit en tas. L'un arrivoit revêtu d'une mauvaise soutane, l'autre avec un panier de femme, un troisième avoit un bonnet carré sur la tête. Il en étoit de même de ceux qui gardoient le butin: ils fouilloient dans ce monceau de hardes, et quand ils trouvoient quelque chose qui leur

aux plantations, ce qui nous a fait soupçonner qu'ils avoient quelque intention de revenir.

Pour nous, qui étions dans le fort, nous passâmes cette nuit à peu près comme la précédente: mêmes agitations, mêmes excès de la part de nos ennemis et même inquiétude de la mienne. Le second lieutenant, qui étoit resté pour commander, ne me perdit point de vue, appréhendant sans doute que je ne voulusse profiter de l'absence du capitaine et du premier lieutenant pour m'échapper, car j'avois beau faire pour les rassurer à ce gard, je ne pouvois en venir à bout. Ces sortes de gens, accoutumés à juger des autres par eux-mêmes, ne pouvoient pas s'imaginer qu'un honnête homme, qu'un prêtre, pût et dût tenir sa parole en pareil cas.

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ter vouloit me voir et me parler. J'eus beau prier, solliciter, représenter le plus vivement que je pus toutes les raisons que j'avois de ne pas m'embarquer si tôt : je ne pus rien gagner et il fallut obéir malgré moi. Le chef de la troupe, qui, dans l'absence des autres, étoit le second lieutenant, ainsi que je viens de le dire, prenant sa langue d'une main, et de l'autre faisant semblant de la percer ou de la couper, me donna à entendre que si je parlois davan

temens. J'ai lieu de croire qu'il étoit piqué des discours forts et pathétiques que je faisois sur la profanation des ornemens de l'église et des vases sacrés.

Le jour venu, il parut un peu moins inquiet | bord du vaisseau, parce que le capitaine Potsur mon compte. Vers les huit heures ils semirent tous à table, et après un assez mauvais repas, l'un d'eux voulut entrer en controverse avec moi et me fit plusieurs questions sur la confession, sur le culte que nous rendons aux croix, aux images, etc. Confessez-vous vos paroissiens? me dit-il d'abord.-Oui, lui répondisje, lorsqu'ils viennent à moi, ce qu'ils ne font pas aussi souvent qu'ils le devroient et que je le souhaiterois par le zèle que j'ai pour le salut de leurs âmes. Et croyez-vous bien véritable-tage, je devois m'attendre à de mauvais traiment, ajouta-t-il, que leurs péchés leur soient remis d'abord qu'ils vous les ont déclarés?—Non assurément, lui dis-je ; une accusation simple ne suffit pas pour cela, il faut qu'elle soit accompagnée d'une véritable douleur du passé et d'une sincère résolution pour l'avenir, sans quoi la confession auriculaire ne serviroit de rien pour effacer les péchés.-Et quant aux images et aux croix, reprit-il, pensez-vous que la prière ne soit pas aussi bonne sans cela qu'avec cet extérieur de religion? La prière est bonne, sans doute, lui répondis-je. Mais permettez-moi de vous demander à vous-même pourquoi dans les familles on conserve les portraits d'un père, d'une mère, de ses aïeux? N'est-ce pas principalement pour exciter sa propre reconnaissance en songeant aux services qu'on en a reçus, et pour s'animer à suivre leurs bons exemples? Car ce n'est pas précisé ment ce tableau que l'on honore, mais on rapporte tout à ceux qu'il représente de même il ne faut pas vous imaginer que, nous autres catholiques romains, nous adorions le bois ni le cuivre, mais nous nous en servons pour nourrir, pour ainsi dire, notre dévotion. Car comment un homme raisonnable pourrait-il ne pas être attendri en voyant la figure d'un Dieu mort sur une croix, pour son amour! Quel effet ne produit pas sur l'esprit et sur le cœur F'image d'un martyr qui a donné sa vie pour Jésus-Christ!-Oh! je ne l'entendois pas ainsi, me dit l'Anglois. Et je connus bien à son air que leurs ministres les trompent, en leur faisant entendre que les papistes, comme ils nous appellent, honorent superstitieusement et adorent les croix et les images prises en ellesmêmes.

J'attendois avec empressement le retour de ceux qui avoient été visiter les habitations, lorsque l'on vint me dire qu'il falloit aller à

Nous nous mimes donc vers les trois heures après midi dans un canot, et quoique le vaisseau ne fût guère qu'à trois lieues de là (le capitaine l'ayant déjà fait entrer en rivière), nous n'y arrivâmes pourtant qu'environ sur les huit heures, par la lâcheté des nageurs, qui ne discontinuoient pas de boire. Du plus loin qu'à la lueur de la lune je découvris le corps du bâtiment, il me parut tout en l'air. Il étoit en effet échoué sur le côté et n'avoit pas trois pieds d'eau sous lui. Ce fut un grand sujet d'alarmes pour moi, car je m'imaginois qu'il y avoit en cela de la faute de mon nègre, qu'on avoit choisi pour un des pilotes, et je croyois que le capitaine m'avoit envoyé chercher pour me faire porter la peine que méritoit l'esclave, ou tout au moins afin que je périsse avec les autres si le navire venoit à s'ouvrir. Ce qui me confirma pendant quelque temps dans cette triste idée, fut le peu d'accueil qu'on me fit: mais j'ai appris depuis qu'il n'y avoit eu en cela aucune affectation et que la mauvaise réception qui m'alarma venoit de ce que tout le monde étoit occupé à manœuvrer pour se tirer au plus vite de ce mauvais pas.

D'abord que notre canot eut abordé, je vis descendre et venir à moi un jeune homme qui estropioit un peu le françois et qui me prenant la main, la baisa en me disant qu'il étoit Irlandois de nation et catholique romain; il fit même le signe de la croix, tant bien que mal, et m'ajouta qu'en qualité de second canonnier il avoit une cabane, qu'il vouloit me la donner et que si quelqu'un s'avisoit de me faire la moindre insulte, il sauroit bien la venger. Ce début, quoique partant d'un homme qui

me paroissoit fort ivre, ne laissa pas de me tranquilliser un peu. Il me donna lui-même la main pour m'aider à grimper sur le pont par le moyen des cordages. A peine fus-je monté que j'aperçus mon nègre. Je lui demandai aussitôt ce qui avoit ainsi fait échouer le vaisseau, et je fus rassuré lorsqu'il m'eut dit que c'étoit par la faute du capitaine, qui s'étoit opiniâtré à tenir le large de la rivière, quoiqu'on lui eût plusieurs fois dit que le chenal' étoit tout proche de terre. Le capitaine parut en même temps sur le gaillard et me dit assez froidement d'entrer dans la chambre; après quoi il alla continuer de vaquer à la manœuvre.

Cependant mon Irlandois ne me quittoit pas, et s'étant assis à la porte, il me renouvela ses protestations de bienveillance, me disant toujours qu'il étoit catholique romain, qu'il vouloit même se confesser avant que je sortisse de leur bord; qu'il avoit communié autrefois, etc; et comme dans tous ses discours il mêloit toujours quelques invectives contre la nation angloise, on le fit retirer avec défense de me parler dans la suite, sous peine de châtiment, ce qu'il reçut de fort mauvaise grâce, jurant, tempêtant et protestant qu'il me parleroit malgré qu'on en eût. Il s'en alla pourtant; mais à peine fut-il parti qu'il en vint un autre aussi ivre que lui et Irlandois comme lui. C'étoit le chirurgien, qui me dit d'abord quelques mots latins Pater misereor. Je voulus lui répondre en latin; mais je compris bientôt qu'il n'y entendoit rien du tout, et comme il n'étoit pas plus habile en françois, nous ne pûmes pas lier conversation ensemble.

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Cependant il se faisoit tard et je sentois le sommeil qui me pressoit, n'ayant guère dormi les nuits précédentes. Je ne savois pourtant où me mettre pour prendre un peu de repos. Le vaisseau étoit si penché qu'il falloit être continuellement cramponné pour ne pas rouler. J'aurois bien voulu me jeter sur une des trois cabanes; mais je n'osois de peur que quelqu'un ne m'en fit retirer promptement. Le capitaine s'aperçut de mon embarras, et touché de la mauvaise figure que nous faisions sur des coffres, le garde-magasin et moi, il nous dit que, nous pouvions nous loger dans la cabane du fond de la chambre. Il ajouta même poliment

Chenal, c'est dans une rivière le courant d'eau où un vaisseau peut entrer.

qu'il étoit fâché de ne pouvoir pas en donner une à chacun, mais que son vaisseau étoit trop petit pour cela. J'acceptai bien volontiers ses offres, et nous nous arrangeâmes de notre mieux sur ce tas de haillons.

Malgré toutes les incommodités de ma situation, je m'assoupis de lassitude, et pendant la nuit, moitié endormi, moitié éveillé, je m'aperçus que le bâtiment commençoit à remuer. Il vint insensiblement à flot, et pour empêcher qu'il ne se couchât dans la suite, on enfonçoit deux vergues dans la vase, une de chaque côté, lesquelles tenoient le corps du vaisseau en équilibre.

Lorsqu'il fut jour et qu'il fallut prendre quelque nourriture, ce fut un nouveau tourment pour moi, car l'eau étoit si puante qu'il n'y avoit pas moyen d'en goûter, tellement que les Indiens et les nègres, qui ne sont pas assurément délicats, aimoient mieux boire de l'eau de la rivière, quelque bourbeuse et quelque saumâtre qu'elle fût. Je demandai alors au capitaine pourquoi il n'en faisoit pas d'autre, puisque tout proche de là il y avoit une source où j'avois coutume d'envoyer chercher l'eau dont j'usois au fort. Il ne me répondit rien, croyant peut-être que je voulois le faire donner dans quelque embuscade. Mais après avoir bien questionné les François, les nègres et les Indiens qu'il avoit faits prisonniers, il se détermina à envoyer sa chaloupe à terre avec mon domestique. On fit plusieurs voyages ce jour-là et les jours suivans, en sorte que nous fûmes tous dans la joie d'avoir de bonne eau, quoique plusieurs n'en usassent guère, aimant mieux le vin et le taffia, qui étoient sur le pont à discrétion.

Je dois pourtant dire à la louange du capitaine qu'il étoit très-sobre. Il m'a même souvent témoigné sa peine sur les excès de son équipage, à qui, suivant l'usage des corsaires, il est obligé de laisser beaucoup de liberté. Il me fit ensuite une confidence assez plaisante. Monsieur, me dit-il, savez-vous que demain, cinquième jour du présent mois de novembre, suivant notre manière de compter (car nous autres François nous comptions le quinze), les Anglois font une très-grande fête ? — Et quelle fête ? lui dis-je.—Nous brûlons le pape, me répondit-il en riant. — Expliquez-moi, repris-je, ce que c'est que cette cérémonie. On habille burlesquement, me dit-il, une statue ridicule

qu'on appelle pape et qu'on brûle ensuite en chantant des vaudevilles, et tout cela en mémoire du jour où la cour de Rome sépara l'Angleterre de sa communion. Demain, continua-t-il, nos gens qui sont à terre feront la cérémonie au fort. Après quoi il fit hisser sa flamme et son pavillon. Les matelots montèrent sur les haubans, le tambour battit, on tira du canon et l'on cria cinq fois Vive le roi! Cela fait, il appela un de ses matelots, qui, au grand plaisir de ceux qui entendoient sa langue, chanta une fort longue chanson, que je jugeai être le récit de cette indigne histoire. Voilà un trait, mon révérend père, qui confirme bien ce que tout le monde sait déjà que l'hérésie pousse toujours aux derniers excès son animosité contre le chef vivant de l'église.

dimanche suivant. Comme il m'a toujours paru plein de raison, j'avois soin de jeter de temps en temps dans la conversation quelques mots de controverse et de morale qu'il recevoit fort bien, se faisant expliquer par des interprètes ce qu'il n'entendoit pas. Il me dit même un jour qu'il ne vouloit plus faire le métier de corsaire; que Dieu lui donnoit aujourd'hui du bien qui peut-être lui seroit bientôt enlevé par d'autres; qu'il n'ignoroit pas qu'il n'emporteroit rien en mourant; que du reste je ne devois pas m'attendre à trouver plus de piété dans un corsaire françois ou même espagnol que je n'en voyois dans son vaisseau, parce que ces sortes d'armemens ne sont guère compatibles avec les exercices de dévotion.

Je vous avoue, mon révérend père, que j'étois étonné de voir de tels sentimens dans la bouche d'un huguenot américain, car tout le monde sait combien cette partie du monde est éloignée du royaume de Dieu et de tout ce qui y conduit. Je l'ai exhorté plusieurs fois à demander au Seigneur de l'éclairer et de ne pas le laisser mourir dans les ténèbres de l'hérésie, où il a eu le malheur de naître et d'être élevé.

Comme les canots alloient et venoient incessamment de terre à bord et de bord à terre pour transporter le pillage, il en vint un ce soir-là même qui conduisoit un François avec cinq Indiens. C'étoit un de nos soldats qui depuis une quinzaine de jours étoit allé chercher des sau

Sur le soir nous vîmes venir un grand canot à force de rames. Le capitaine, qui se tenoit toujours sur ses gardes et qui ne pouvoit pas s'ôter de l'esprit que nos gens cherchoient à le surprendre, fit faire aussitôt branle bas, on tira sur-le-champ un coup de pierrier, et la pirogue ayant fait son signal, tout fut tranquille. C'étoit le lieutenant qui étoit allé faire le dégât sur les habitations le long de la rivière. Il rapporta qu'il n'avoit visité que deux ou trois plantations, où il n'avoit trouvé personne. Il ajouta qu'il alloit remonter pour mettre le feu partout. En effet, après avoir soupé et avoir amplement conféré avec les principaux, il repartit. Je demandai d'aller avec lui jusqu'auvages pour les faire travailler, et qui, ne sachant fort pour chercher mes papiers, mais je fus refusé, et, pour m'adoucir un peu la peine que me faisoit ce refus, M. Potter me dit qu'il m'y mèneroit lui-même. Je pris donc patience et je tâchai de réparer par un peu de sommeil la perte des nuits précédentes; mais ce fut inutilement le bruit, le fracas et la mauvaise odeur ne me permirent pas de fermer l'œil.

Le dimanche matin je m'attendois à voir quelque exercice de religion, car jusque-là je n'avois aperçu aucune marque de christianis me; mais tout fut à l'ordinaire, en sorte que je ne pus pas m'empêcher de témoigner ma surprise. Le capitaine me dit que dans leur secte chacun servoit Dieu à sa mode; qu'il y avoit parmi eux, comme ailleurs, des bons et des mauvais, et que qui bien faisoit bien trouveroit. Il tira en même temps de son coffre un livre de dévotion et je m'aperçus qu'il y jeta quelquefois les yeux dans le cours de la journée et le

pas que les Anglois étoient maîtres du fort, s'étoit jeté entre leurs mains. Je représentai au sieur Potter que les Indiens étant libres parmi nous il ne devoit ni ne pouvoit les prendre prisonniers, surtout n'ayant pas été trouvés les armes à la main; mais il me répondit que ces sortes de gens étoient esclaves à Rodelan, et qu'il les y conduiroit malgré tout ce que je pourrois lui dire. Il les a emmenés en effet avec les Arouas qu'il avoit d'abord pris dans la baie d'Oyapoc peut-être a-t-il envie de revenir dans ce pays et de se servir de ces misérables pour faire des descentes sur les côtes; peut-être aussi les laissera-t-il à Surinam.

Je le sommai cependant le lundi matin de la parole qu'il m'avoit donnée de me mener à terre, mais il n'y eut pas moyen de rien obtenir et il fallut se contenter de belles promesses; en sorte que je désespérois de revoir jamais mon ancienne demeure, lorsqu'il vint lui-même à

moi, le mardi, me dire que si je voulois aller au fort, il m'y feroit conduire. J'acceptai volontiers son offre; mais avant que je m'embarquasse il me recommanda fort de ne pas fuir, parce qu'on ne manqueroit pas, dit-il, de vous arrêter avec un coup de fusil. Je le rassurai làdessus et nous partimes.

Celui qui commandoit le canot étoit le second lieutenant, celui-là même qui m'avoit menacé de me couper la langue ; et comme je m'en étois plaint au capitaine, qui lui en avoit sans doute parlé, il s'excusa fort là-dessus en chemin. et me fit mille politesses.

Nous arrivâmes insensiblement au terme, et aussitôt je vis tous ceux qui gardoient le fort venir au débarquement les uns avec des fusils, les autres avec des sabres pour me recevoir. Peu accoutumés peut-être à la bonne foi, ils craignoient toujours que je ne leur échappasse, malgré tout ce que je pouvois leur dire pour les tranquilliser sur mon comple.

Après que nous fùmes un peu reposés, je demandai d'aller chez moi et l'on m'y conduisit sous une bonne escorte. Je commençai d'abord par visiter l'église afin de voir pour la dernière fois dans quel état elle étoit. Et comme je ne pus retenir mes larmes et mes soupirs en voyant les autels renversés, les tableaux déchirés, les pierres sacrées mises en pièces et éparses de côté et d'autre, les deux principaux de la bande me dirent qu'ils étoient bien fâchés de tout ce désordre; que cela s'étoit fait, malgré leurs intentions, par les matelots, les nègres et les Indiens dans la fureur du pillage et dans l'ardeur de l'ivresse, et qu'ils m'en faisoient leurs excuses. Je leur répondis que c'étoit à Dieu principalement et premièrement qu'ils devoient demander pardon d'une telle profanation dans son temple; qu'il étoit très à craindre pour eux qu'il ne se vengeât et qu'il ne les châtiât comme ils le méritoient. Je me jetai ensuite à genoux et je fis une espèce d'amende honorable à Dieu, à la sainte Vierge et à saint Joseph, à l'honneur desquels j'avois dressé des autels pour exciter la dévotion de mes paroissiens; après quoi je me levai et nous primes le chemin de ma maison.

J'avois autour de moi cinq à six personnes qui observoient scrupuleusement toutes mes démarches, tous mes mouvemens et surtout les coups d'œil que je jetois. Je ne voyois pas pourquoi tant d'attention de leur part, mais je

le sus dans la suite. Ces bonnes gens, avides au dernier point, s'imaginoient que j'avois de l'argent caché et que lorsque j'avois témoigné tant d'empressement de revenir à terre, c'étoit pour voir si on n'avoit pas découvert mon trẻsor. Nous entrâmes donc tous ensemble dans la maison, et ce fut un vrai chagrin pour moi, je vous l'avoue, de voir l'affreux désordre où elle étoit.

Il y a près de dix-sept ans que j'allai pour la première fois à Oyapoc et que je commençai d'y amasser ce qui est nécessaire pour la fondation des missions indiennes, prévoyant que ce quartier abondant en sauvages fourniroit une vaste carrière à notre zèle et que la cure d'Oyapoc seroit comme l'entrepôt de tous les autres établissemens. Je n'avois cessé depuis ce tempslå de me fournir toujours de mieux en mieux par les soins charitables d'un de nos pères qui vouloit bien être mon correspondant à Cayenne. Dieu a permis qu'un seul jour absorbåt le fruit de tant de peines et de tant d'années : que son saint nom soit béni! Ce qui me fâche le plus, c'est de savoir les trois missionnaires qui restent dans ce quartier-là dénués de tout, sans que je puisse pour le présent leur procurer même le pur nécessaire, malgré toute la libėralité et les bonnes intentions de nos supérieurs.

Enfin, après avoir parcouru rapidement tous les petits appartemens qui servoient de logement à nos pères quand ils venoient me voir, j'entrai dans mon cabinet : je trouvai tous mes livres et papiers par terre, dispersés, confondus et à moitié déchirés. Je pris ce je pus, et, comme on me pressoit de finir, il fallut m'en retourner au fort.

Peu d'heures après arrivèrent ceux qui étoient allés ravager les habitations, et s'étant un peu rafrafchis, ils continuèrent leur route jusqu'au vaisseau, emportant avec eux ce qu'ils avoient pillé, qui, de leur aveu et à leur grand regret, n'étoit pas fort considérable.

Le lendemain, toute la matinée se passa à achever de faire des ballots, à casser les meubles qui restoient dans les différentes maisons, à arracher les serrures, les gonds des portes, surtout ce qui étoit de cuivre, et enfin, envi ron midi, on mit le feu aux maisons des habi-tans, lesquelles furent bientôt réduites en cendres, n'étant couvertes que de paille, suivant l'usage du pays. Comme je voyois bien que la mienne alloit avoir le même sort, je pressai

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