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beaucoup pour qu'on m'y conduisit, afin de re- | cueillir le plus de livres et de papiers que je pourrois.

Le second lieutenant, qui étoit le chef, affecta alors de décharger devant moi un pistolet qu'il portoit en bandoulière, et il le chargea tout de suite, ayant grand soin de me le faire remarquer. J'ai conçu depuis d'où venoit cette affectation de sa part. Ensuite il me fit dire que si je voulois aller chez moi, il m'y conduiroit.

Étant arrivé, je me mis à chercher encore quelques papiers, et comme il ne restoit avec moi qu'un matelot qui parloit françois, tous les autres s'étant un peu écartés, à dessein sans doute, celui-ci me dit: Mon père, tous nos gens sont loin, sauvez-vous si vous voulez. Je compris bien qu'il vouloit me tenter, et je lui répondis froidement que des hommes de notre état ne savent ce que c'est que de manquer à leur parole. J'ajoutai que si j'avois voulu prendre la fuite, il y avoit longtemps que je l'aurois fait, en ayant plusieurs fois trouvé l'occasion favorable pendant qu'ils s'amusoient à piller ou à boire.

Enfin, après avoir bien fouillé partout, et ne trouvant plus rien, je déclarai que j'avois fini et que nous nous en irions quand il leur plairoit. Alors le lieutenant s'approcha avec un air grave et menaçant, et me fit dire par l'interprète que j'eusse à leur montrer l'endroit où j'avois caché mon argent, sinon qu'il m'arriveroit malheur. Je répondis avec cette assurance que donne la vérité que je n'avois point caché d'argent, que si j'avois pensé à mettre quelque chose en sûreté, j'aurois commencé par ce qui servoit à l'autel. Vous avez beau nier le fait, me répondit pour lors l'interprète par l'ordre de l'officier, nous sommes certains, à n'en pouvoir douter, que vous avez beaucoup d'argent, car les soldats qui sont à bord prisonniers nous l'ont dit, et cependant nous n'en avons trouvé que fort peu dans votre armoire. Il faut donc que vous l'ayez caché, et si vous ne le donnez pas au plus vite, prenez garde à vous, vous savez que mon pistolet n'est pas mal chargé. Je me jetai pour lors à genoux, en disant qu'ils étoient les maîtres de m'òter la vie, puisque j'étois entre leurs mains et à leur discrétion; que cependant, s'ils vouloient en venir là, je les suppliois de me donner un moment pour faire ma prière; que, du reste, je n'avois pas d'autre argent que celui qu'ils avoient déjà pris.

Enfin, après m'avoir laissé quelque temps dans cette situation en se regardant l'un l'autre, ils me dirent de me lever et de les suivre.

Ils me menèrent sous la galerie de la maison qui donnoit sur un petit plantage de cacaoyers, que j'avois fait en forme de verger, et m'ayant fait asseoir, le lieutenant se mit aussi sur une chaise; après quoi, prenant un air gai, il me fit dire que je ne devois pas avoir peur, qu'il ne prétendait pas me faire aucun mal, mais qu'il étoit impossible que je n'eusse rien caché, puisque j'en avois eu le temps, les ayant vus passer devant ma porte lorsqu'ils alloient prendre le fort. Je lui répétai ce que j'avois déjà dit si souvent, que la frayeur nous avoit si fort saisis au bruit qu'ils firent dans la nuit par leurs huées, par leurs cris et par la quantité de coups qu'ils tirèrent, que nous n'avions songé d'abord qu'à nous mettre à couvert de la mort par une prompte fuite, d'autant que nous nous imaginions qu'ils se répandoient en même temps dans toutes les maisons.

Mais enfin, répliqua-t-il, les François prisonniers connoissent bien vos facultés pourquoi nous auroient-ils avertis que vous aviez beaucoup d'argent si cela n'étoit pas vrai?— Ne voyez-vous pas, lui dis-je, qu'ils ont voulu vous flatter et vous faire leur cour à mes dépens. - Non, non, continua-t-il, c'est que vous ne voulez pas vous dessaisir de votre trésor. Je vous assure pourtant et je vous donne ma parole d'honneur que vous aurez votre liberté et que nous vous laisserons ici sans brûler vos maisons si vous voulez enfin découvrir votre trésor. C'est bien inutilement, lui répondis-je, ennuyé de tous ses discours, que vous me faites de si vives instances. Encore une fois, je n'ai pas d'autre chose à vous dire que ce que je vous ai déjà si souvent répété. Il parla alors au matelot qui servoit d'interprète et qui n'avoit pas cessé de me regarder pendant tout cet entretien, pour voir de quel côté je jetois les yeux; après quoi celui-ci alla visiter tous mes ca

caoyers.

Je me rappelai pour lors un petit entretien que j'avois eu avec le capitaine quelques jours auparavant. Je lui disois que si les sentinelles avoient fait leur devoir et qu'elles nous eussent avertis de l'arrivée de l'ennemi, nous aurions caché nos meilleurs effets. Dans quel endroit, me dit-il, auriez-vous mis tout cela? L'auriezvous enfoui dans la terre ?—Non, répondis-je,

nous nous serions contentés de transporter tout dans le bois et de le couvrir de feuillages. C'est donc là-dessus que.ces rusés corsaires, qui pesoient et combinoient toutes nos paroles, s'imaginant que je n'avois pas eu le temps de porter bien loin ce que j'avois de précieux, voulurent, par un dernier effet de leur cupidité et de leur défiance, parcourir le dessous des arbres de mon jardin. Mais il étoit impossible qu'ils y trouvassent ce qui n'y avoit pas été mis aussi le matelot s'ennuya-t-il bientôt de chercher, et étant revenu, nous prîmes tous ensemble le chemin du fort, eux sans aucun butin, moi avec le peu de papiers que j'avois ramassés.

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Alors ils conférèrent ensemble pendant quelque temps, et environ les trois heures ils allèrent mettre le feu chez moi. Je les priai d'épargner au moins l'église, et ils me le promirent. Elle brûla pourtant, et comme je m'en plaignois, ils me dirent que le vent, qui étoit ce jour-là très-grand, avoit emporté sans doute quelques étincelles qui l'avoient embrasée. Il fallut se contenter de cette réponse et laisser à Dieu le temps, le soin et la manière de venger l'insulte faite à sa maison. Pour moi, voyant les flammes s'élever jusqu'aux nues, et ayant le cœur percé de la plus vive douleur, je me mis à réciter le psaume 78. Deus, venerunt gentes, etc. Enfin, lorsque tout fut transporté aux canots, nous nous embarquâmes nous-mêmes. Il étoit un peu plus de cinq heures, et les matelots qui devoient nous suivre dans deux petits canots achevérent d'incendier toutes les maisons du fort; ensuite s'étant tirés un peu au large dans la rivière, et se laissant dériver tout doucement au courant, ils crièrent plusieurs fois Houra! qui est leur Vive le roi! et leur cri de joie. Ils n'avoient pas néanmoins grand sujet de s'applaudir de leur expédition, qui ne leur étoit ni glorieuse, puisque sans la noire trahison qui nous avoit livrés entre leurs mains, elle ne leur eût jamais réussi, ni utile, puisqu'en nous faisant à la vérité beaucoup de tort, ils en tiroient très-peu de profit.

Je m'attendois de trouver le vaisseau où je l'avois laissé; mais il avoit déjà pris le large, en sorte que nous n'y arrivâmes que bien avant dans la nuit, ce qui fit qu'on ne déchargea le le butin que le lendemain matin 19 du mois. On n'avança guère de toute cette journée, quoiqu'on se servit d'avirons, ne pouvant pas faire

voile faute de vent. Cette lenteur m'inquiétoit beaucoup, parce que j'aurois voulu savoir au plus tôt quel seroit mon sort. Me laisseront-ils à Cayenne, me disois-je à moi-même ? Me mèneront-ils à Surinam? Me conduiront-ils à la Barbade ou même jusqu'à la Nouvelle-Angletere ? Et comme je m'entretenois dans ces pensées, couché dans ma cabane, que je ne pouvois quitter à cause de mon extrême foiblesse et du mal de mer, qui m'incommodoit infiniment, quelqu'un me vint dire qu'on avoit renvoyé à terre trois de nos soldats avec une vieille Indienne prise dans le canot d'Arouas, dont j'ai déjà parlé. J'en fus un peu surpris, et en ayant demandé la raison au capitaine, il me dit que c'étoient autant de bouches inutiles de moins. Et pourquoi, lui dis-je, ne faites-vous pas de même envers tous les autres prisonniers? -C'est que j'attends une bonne rançon de vous autres, répliqua-t-il. Il auroit accusé plus juste s'il eût dit que, voulant faire des descentes à Cayenne, il appréhendoit que quelqu'un des siens n'y fût pris, et qu'en ce cas il vouloit avoir de quoi faire un échange, ce qui est arrivé en effet, comme on le verra dans la suite.

Le vent ayant un peu rafraîchi sur le soir, nous fimes route toute la nuit, et dès avant midi on nous aperçut de Cayenne, à la hauteur d'un gros rocher qu'on nomme Connestable et qui est à cinq ou six lieues au large. On y étoit instruit déjà du désastre arrivé à Oyapoc, soit par un billet qu'avoit écrit un jeune sauvage, soit par quelques habitans d'Aproakac qui étoient venus se réfugier à Cayenne; mais on en ignoroit toutes les circonstances, et le public, comme il arrive ordinairement en pareil cas, faisoit courir plusieurs bruits plus fâcheux les uns que les autres les uns disoient que tout avoit été massacré à Oyapoc, et que moi en particulier j'avois souffert mille cruautés ; les autres publioient qu'il y avoit plusieurs vaisseaux et que Cayenne pourroit bien avoir le même sort. Ce qui paroissoit un peu accréditer cette dernière nouvelle, c'est que le navire qui nous avoit pris emmenoit avec lui trois canots, qui, avec sa chaloupe, faisoient cinq bâtimens, lesquels ayant des voiles et étant bien au large, ne laissoient pas de paroître quelque chose de considérable à ceux qui étoient à terre.

Pour moi, dans la persuasion où j'étois que nos pères que j'avois laissés dans le bois où quelques-uns des François qui avoient fui n'a

rent et ravagèrent pendant tout le jour et toute la nuit l'habitation qui étoit l'objet de leur haine, et, après avoir mis le feu aux maisons le lundi matin, ils retournèrent à bord sans que personne fit la moindre opposition: les nègres étoient si fort effrayés qu'ils n'osoient paroître, et les François qu'on avoit envoyés de Cayenne dès le dimanche matin n'avoient pas encore pu arriver.

voient pas manqué d'aller au plus vite à Cayenne | entrèrent en effet le dimanche matin; ils pilledonner par eux-mêmes des nouvelles sûres de notre triste sort, ou tout au moins d'y envoyer d'amples instructions là-dessus, je m'imaginois qu'on enverroit quelqu'un pour me réclamer; mais je me trompois, et l'on ignoroit parfaitement tout ce qui m'étoit arrivé. Cependant le vendredi se passa, et le lendemain nous mouillâmes tout proche de l'Enfant Perdu (c'est un écueil éloigné de terre de six mille treize toises, ce qui a été exactement mesuré par M. de la Condamine, membre de l'Académie royale des sciences, à son retour du Pérou).

Vers les neuf heures du matin, après de grands mouvemens dans le navire, je vis dėmarrer deux grands canots qui alloient à une petite rivière nommée Macouria pour y ravager spécialement l'habitation d'une certaine dame, en revanche, disoient-ils, de quelques sujets de mécontentement qu'elle avoit donnés autrefois à des Anglois qui avoient été chez elle prendre des sirops: car vous savez, mon révérend père, qu'en temps de paix cette nation commerce ici, principalement pour fournir des chevaux aux sucreries. Comme je ne remarquai que treize hommes dans chaque pirogue, y compris deux François qui devoient leur servir de guides, je commençai dès-lors à concevoir quelque espérance de ma liberté, parce que je m'imaginois bien que, le temps étant fort serein, on s'apercevroit à terre de cette manœuvre, et qu'on ne manqueroit pas de courir sus. Je m'entretenois ainsi dans cette douce pensée lorsqu'on vint me dire que ces canots devoient aller premièrement à Couron, qui n'est éloigné de Macouria que d'environ quatre lieues, pour y prendre, s'ils pouvoient, le père Lombard, ce missionnaire qui travaille avec tant de succès et depuis si longtemps, dans la Guyane, à la conversion des sauvages, afin d'exiger de lui une rançon convenable à son âge et à son mérite.

Je vous laisse à penser quel coup de foudre ce fut pour moi qu'une nouvelle de cette nature car je voyois par moi-même que si ce digne missionnaire étoit conduit à notre bord, il succomberoit infailliblement à la fatigue. Mais la Providence, qui ne vouloit pas affliger jusqu'à ce point nos missions, déconcerta leur projet. Ils échouèrent en chemin et furent obligés de s'en tenir à leur premier dessein, qui étoit d'insulter seulement Macouria. Ils y

Pendant cette expédition, ceux qui étoient restés avec moi dans le vaisseau raisonnoient chacun suivant ses désirs ou ses craintes. Les uns appréhendoient un heureux succès de cette entreprise, et les autres le désiroient. Enfin, comme chacun se repaissoit ainsi de ses propres idées, je vis encore sur notre bord une grande agitation vers les trois heures après midi : c'étoit le maître de l'équipage, homme vif, hardi et déterminé, qui, à la tête de neuf hommes seulement, alloit dans la chaloupe tenter une descente à la côte, tout proche de Cayenne, se faisant conduire par un nègre qui connoît le pays, parce qu'il est créole. Peutêtre aussi que le sieur Potter vouloit faire diversion et empêcher par là qu'on envoyât de Cayenne après ceux de ses gens qui alloient à Macouria.

Quoi qu'il en soit, lorsque je fus averti du départ de la chaloupe, je ne doutai plus que le Seigneur ne voulût me tirer de mon esclavage, persuadé que j'étois que si la première troupe n'étoit pas attaquée, la seconde le seroit infailliblement. Ce que je prévoyois arriva en effet. Les dix Anglois, après avoir pillé une de nos habitations, furent rencontrés par une troupe françoise et entièrement défaits. Trois restèrent sur la place et sept furent faits prisonniers; de notre côté, il n'y eut qu'un soldat blessé à l'épaule d'un coup de fusil. Pour mon pauvre nègre, il est surprenant que dans ce combat il n'ait pas même été blessé. Le Seigneur a sans doute voulu le récompenser de sa fidélité envers son mattre: ce fut par lui qu'on apprit enfin à Cayenne tout le détail de la prise d'Oyapoc et tout ce qui me regardoit personnellement.

Nous étions sur notre bord fort impatiens de savoir quelle réussite auroient toutes ces expéditions, mais rien ne venoit ni de la côte ni de Macouria. Enfin, lorsque le soleil commença à paroître et qu'il fit assez clair pour pouvoir

decouvrir au large, c'étoit un flux et reflux de matelots qui montoient successivement à la hune et qui rapportoient toujours qu'ils ne voyoient rien. Mais environ les neuf heures le sicur Potter vint me dire lui-même qu'il avoit aperçu trois chaloupes qui, partant de Cayenne, prenoient le chemin de Macouria et alloient sans doute trouver ses gens. Pour le tranquilliser un peu, je lui répondis que ce pouvoient être des canots d'habitans, qui, après avoir entendu la messe, retournoient à leurs habitations. Non, non, répliqua-t-il, ce sont des chaloupes où il y a beaucoup de monde, je les découvre parfaitement bien avec ma lunette à longue vue.-Vos gens, ajoutai-je, seront peut-être sortis de la rivière avant que les nôtres y arrivent, et dès lors il n'y aura point de choc.-Tout cela ne m'inquiéte point, me répondit-il, mon monde est bien armé et plein de courage. Le sort de la guerre en décidera si les deux troupes en viennent aux mains.

— Mais que pensez-vous de votre chaloupe? lui demandai-je. Je la crois prise, me dit-il. -Aussi, souffrez que je vous représente, ajoutai-je, qu'il y a un peu de témérité dans vous d'avoir hasardé une descente avec si peu de monde. Vous imaginiez-vous donc que Cayenne étoit un Oyapoc?-Ce n'étoit pas non plus mon sentiment, me répondit-il; mais c'est la trop grande ardeur et l'excessive vivacité du maître de l'équipage qui en est la cause; tant pis pour lui s'il lui est arrivé quelque malheur. J'en serois pourtant bien fâché, continua-t-il, car je l'estime beaucoup et il m'est très-nécessaire. Il aura sans doute passé mes ordres, car je lui avois recommandé de ne pas mettre à terre, mais seulement d'examiner de près l'endroit le plus commode pour débarquer.

Après nous être ainsi entretenus un peu de temps, il fit lever l'ancre et s'approcha le plus qu'il put de terre et de Macouria, tant pour couper chemin à nos chaloupes que pour couvrir ses gens et leur abréger le retour.

Cependant tout le dimanche se passa dans de grandes inquiétudes. Nos ennemis étoient avertis qu'il y avoit trois vaisseaux en rade, parce que les canots allant à Macouria s'étoient assez approchés du port pour les découvrir, et qu'ils avoient fait les signaux convenus avec le capitaine Potter. Or, quelques-uns craignoient que ces navires ne vins sent attaquer le vais

seau pendant la nuit. Aussi vers les sept heures du soir mirent-ils deux pierriers aux fenêtres de la chambre, outre les douze qui étoient sur le bord le long du bâtiment. Mais le capitaine étoit fort tranquille; il me dit que bien loin d'appréhender qu'on vînt l'attaquer, il le souhaitoit au contraire, espérant de se rendre maître de ceux qui oseroient l'approcher. Il étoit effectivement bien armé en corsaire: sabres, pistolets, fusils, lances, grenades, boulets garnis de goudron et de soufre, mitraille, rien ne manquoit.

Je crois que personne ne dormit cette nuitlà; rien pourtant ne parut ni de Macouria ni de Cayenne, ce qui nous inquiétoit tous infiniment. Enfin, environ les huit heures du matin, le capitaine vint me dire qu'on découvroit beaucoup de fumée du côté de Macouria et que c'étoient ses gens sans doute qui avoient mis le feu aux maisons de madame Gislet (c'est le nom de la dame à l'habitation de laquelle les Anglois en vouloient singulièrement). J'en suis fâché, ajouta-t-il, car j'avois défendu expressément de rien brûler. Peu après on aperçut du haut de la hune cinq canots ou chaloupes en mer qui paroissoient se poursuivre les uns les autres : c'étoient nos François qui donnoient la chasse aux Anglois. Le sieur Potter, en homme fait au métier, le connut bientôt et agit en conséquence, car il leva l'ancre, fit encore un petit mouvement pour s'approcher et ordonna à tout son monde de prendre les armes, ayant fait descendre en même temps dans la cale tous les prisonniers, soit François, soit Indiens. Je voulus y aller moi-même, mais il me dit que je pouvois rester dans la chambre et qu'il m'avertiroit quand il en seroit temps.

Pendant toute cette agitation, un des canots qui étoit allé à Macouria s'approchoit de nous å force de rames, et pour s'assurer que c'étoient des Anglois, on arbora la flamme et le pavillon et l'on tira un coup de canon, auquel le canot ayant répondu par un coup de mousquet, signal dont ils étoient convenus, la tranquillité succéda à ce premier mouvement de crainte.

Mais il restoit encore un canot en arrière qui venoit fort doucement avec la pagaye (espèce de pelle ou d'aviron dont les sauvages se servent pour nager leurs canots), et l'on appréhendoit qu'il ne fût pris par nos chaloupes. Aussi à peine l'officier qui avoit conduit le pre

mier eut-il fait décharger à la hâte le peu qu'il avoit apporté, qu'il courut au-devant pour le convoyer, et l'ayant enfin conduit à bon port, et tout le petit butin étant embarqué dans le vaisseau, chacun pensa à se délasser de son mieux des fatigues de la maraude. Le punch, la limonade, le vin, l'eau-de-vie, le sucre, rien n'étoit épargné. Ainsi se passa le reste du jour et de la nuit du lundi au mardi.

Parmi tous ces succès qui, quelque peu considérables qu'ils fussent en soi, étoient pour eux autant de sujets de triomphe, il leur restoit un grand chagrin, c'étoit la prise de leur chaloupe et des dix hommes qui l'avoient conduite à terre. Il fallut donc penser sérieusement aux moyens de les ravoir: c'est pourquoi dès le mardi matin, après avoir conféré entre eux et tenu conseil sur conseil, ils vinrent me trouver et me dire que leur vaisseau chassant considérablement, soit à cause des courans, qui sont en effet très-forts dans ces parages, soit parce qu'il ne leur restoit plus qu'une petite ancre, ils ne pouvoient plus tenir la mer et qu'ils songeoient à aller à Surinam, colonie hollandoise à quatre-vingts lieues ou environ de Cayenne; qu'ils voudroient pourtant bien auparavant avoir des nouvelles de leur chaloupe et de leurs gens qui étoient allés à terre le samedi.

Je leur répondis que cela étoit très-aisé, qu'ils n'avoient pour cela qu'à armer un des canots qu'ils nous avoient pris, l'envoyer à Cayenne proposer un échange de prisonniers. Mais voudra-t-on nous recevoir? me direntils. Ne nous fera-t-on aucun mal? nous serat-il permis de revenir? etc. Il me fut aisé de résoudre des doutes si mal fondés en leur disant, comme il est vrai, que le droit des gens est de toutes les nations; que les François ne se piquent pas moins que les Anglois de l'observer; qu'il n'y avoit rien de si ordinaire parmi les peuples civilisés que de voir des généraux s'envoyer mutuellement des hérauts d'armes, trompettes ou tambours porter des paroles d'accommodement, et qu'ainsi ils n'avoient rien à craindre pour ceux de leur équipage qu'ils enverroient à terre.

Après de nouveaux entretiens qu'ils eurent entre eux, ils commencèrent à faire leurs propositions, dont je trouvai quelques-unes toutà-fait déraisonnables: par exemple, ils vouloient qu'on leur rendit leur chaloupe avec

toutes leurs armes et qu'on leur relâchât tous leurs prisonniers, en quelque nombre qu'ils fussent, pour quatre François seulement que nous étions. Je leur répondis que je ne croyois pas qu'on leur passât l'article des armes ; que pour ce qui est des hommes, l'usage est de changer tête pour tête. Mais vous seul ne valezvous pas trente matelots? me dit un de l'assemblée. Non, certainement, lui dis-je: un homme de mon état, en fait de guerre, ne doit être compté pour rien.

-Tout cela est bon pour la raillerie, dit le capitaine, et puisque vous le prenez sur ce ton, je m'en vais mettre à la voile; je puis fort aisément me passer de dix hommes: il me reste encore assez d'équipage pour continuer ma course. Sur-le-champ il sort de sa chambre, donne des ordres, on commence à mancuvrer, etc. Mais à travers tout ce manége je m'apercevois bien que ce n'étoit que feinte de leur part pour m'intimider et pour m'engager à leur offrir deux mille piastres qu'ils m'avoient déjà demandées pour ma rançon.

Cependant comme j'avois grande envie de me tirer de leurs mains, quoique je ne le fisse point paroître à l'extérieur, je fis appeler le sieur Potter et je lui dis qu'il ne devoit pas s'en tenir à mon sentiment; qu'il pouvoit toujours envoyer un canot à Cayenne faire les propositions qu'il jugeroit à propos, sauf à M. le commandant de les accepter ou de les rejeter. Il prit ce parti et me pria de dicter moi-même la lettre qu'il vouloit écrire, ce que je fis en suivant exactement ce qu'il me faisoit dire par son secrétaire.

J'écrivis moi-même un mot à M. d'Orvilliers et au père de Villeconte, notre supérieur-général, priant le premier de stipuler dans les articles de la négociation, si elle avoit lieu, qu'on me rendroit tout ce qui avoit appartenu à mon église, m'offrant à payer autant d'argent pesant que pesoit l'argenterie, et une certaine somme dont nous étions convenus pour les meubles, ornemens et linges; je priois en même temps nos pères, si l'affaire réussissoit, de m'envoyer de l'argent et des balances par le retour du canot à l'endroit où devoit se faire l'échange des prisonniers, c'est-à-dire en pleine mer, à michemin du vaisseau et de la terre.

Toutes ces lettres étant finies, le canot fut expédié et on y mit pour porter les paquets un sergent fait prisonnier à Oyapoc. Il avoit

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