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ordre de faire beaucoup de diligence, et comme c'est un homme expéditif nous aurions eu une réponse prompte, mais le vent et le courant étoient si contraires qu'il ne put gagner Cayenne. Nous en fûmes tous extrêmement fâchés, les Anglois parce qu'ils commençoient à manquer d'eau et que leur vaisseau dérivoit considérablement, n'ayant plus, comme je l'ai dit, qu'une fort petite ancre, qu'ils étoient obligés de mouiller avec un grappin, et nous autres François, parce que nous souhaitions d'être libres. Il fallut pourtant prendre patience et se résigner à la volonté de Dieu jusqu'à ce qu'il nous fit naître une nouvelle ressource.

Enfin, le mercredi matin m'étant avisé de demander au capitaine quel parti il étoit déterminé de prendre, je fus agréablement surpris de lui entendre dire que si je voulois aller à Cayenne moi-même j'en étois le maître, avec cette condition que je ferois renvoyer tous les Anglois qui y étoient prisonniers. Cela ne dépend pas de moi, lui dis-je; mais je vous promets de faire tous mes efforts auprès de M. le commandant pour l'obtenir. Après quelques légères difficultés que je levai aisément, nous écrivimes une nouvelle lettre à M. d'Orvilliers dont je devais être le porteur, et tout étant prêt, nous nous embarquâmes, quatre François et cinq Anglois, pour venir à Cayenne.

En prenant congé du capitaine, je lui dis que si la guerre continuoit et que lui ou d'autres de sa nation vinssent à Cayenne, je ne pouvois plus être fait prisonnier. Il me répondit qu'il le savoit déjà, l'usage étant de ne pas faire deux fois prisonnier une même personne dans le cours d'une même guerre, à moins qu'il ne soit trouvé les armes à la main.

Je le remerciai ensuite de ses manières honnêtes à mon égard, et en lui serrant la main : Monsieur, lui dis-je, deux choses me font de la peine en vous quittant: ce n'est pas précisé ment le pillage que vous avez fait à Oyapoc, parce que les François yous rendent peut-être actuellement la pareille avec usure; mais c'est en premier lieu que nous ne soyons pas de la même religion, et en second lieu, que vos gens n'aient pas voulu me rendre les effets de mon église aux conditions que je vous ai proposées, quelque raisonnables qu'elles soient, parce que j'appréhende que la profanation de ce qui appartient au temple du Seigneur n'attire sa colère sur vous. Je vous conseille, ajoutai-je en

l'embrassant, de prier Dieu chaque jour de vous éclairer sur le véritable chemin du ciel : Car, comme il n'y a qu'un Dieu, il ne peut y avoir qu'une véritable religion. Après quoi je descendis dans le canot qui devoit nous conduire, et aussitôt je vis tout le monde monter sur le gaillard; la flamme et le pavillon furent arborés, le tambour battit une diane, le canon tira, et nous fùmes salués de plusieurs Houra! auxquels nous répondîmes par autant de Vive le roi!

A peine eûmes-nous fait un quart de lieue de chemin que le vaisseau appareilla, et nous le perdîmes de vue vers les cinq heures. Cependant la mer étoit très-rude et nous n'avions que de mauvaises pagayes pour nager; mais par surcroît de malheur notre gouvernail manqua, c'est-à-dire qu'un gond de porte qui tenoit lieu de vis inférieure sortit de sa place et tomba dans la mer. Nous primes alors le parti, ne pouvant faire mieux, d'attacher la boucle du gouvernail à la planche qui ferme les derrières des canots; mais le fer eut bientôt rongé la corde et nous nous trouvâmes dans un trèsgrand danger.

Ce qui augmentoit nos craintes, c'est que la nuit devenoit fort obscure et que nous étions très-éloignés de la terre. Nous nous déterminâmes donc à mouiller jusqu'au lendemain matin pour savoir comment nous pourrions nous tirer de ce mauvais pas, et comme les Anglois connoissoient mieux que nous le péril où nous étions, l'un d'eux me proposa de hisser un fanal au haut d'un des mâts pour demander du secours. Mais je lui en représentai l'inutilité, parce que nous étions trop au large pour être aperçus et que d'ailleurs personne n'auroit osé venir à nous dans l'incertitude si nous étions amis ou ennemis.

Nous passâmes donc ainsi cette cruelle nuit entre la vie et la mort, et ce qu'il y a encore de bien surprenant, c'est que nous avions mouillé sans le savoir au milieu de deux grandes roches, que nous n'aperçûmes que lorsqu'il fit jour. Après avoir remercié Dieu de nous avoir si visiblement protégés, nous résolûmes de gagner le rivage afin de radouber notre canot s'il se pouvoit, ou d'en trouver un autre dans les habitations voisines, ou, au pis aller, de nous rendre par terre à Cayenne. Mais voici un nouvel accident: comme l'on ôtoit le grand mât et que nous étions foibles

d'équipage, on le laissa aller du côté opposé à celui où il devoit naturellement tomber; nous crûmes tous qu'il avoit écrasé M. de La Landerie, mais heureusement il n'eut qu'une légère contusion.

Nous primes pour lors une pagaye, le sergent et moi, pour gouverner; les autres s'armérent chacun de la leur pour nager, et, aidés partie par le vent (car nous portions notre misaine pour nous soutenir contre les brisans), partie par la marée, qui commençoit à monter, mais surtout conduits par la divine Providence qui nous guidoit, nous entrâmes le 26 au matin dans la petite rivière de Macouria, dont j'ai déja tant parlé, sans qu'aucun de nous en connût le chenal; en sorte que les Anglois avouérent hautement que c'étoit Dieu qui nous avoit conduits là sains et saufs, à travers tant de dangers.

Nous songeâmes ensuite aux moyens de nous rendre à Cayenne, mais la chose ne fut pas aisée. Outre que nous ne trouvâmes point de canot ni de quoi raccommoder le nôtre, les nègres, qui étoient restés seuls sur les habitations, étoient si effrayés qu'ils ne vouloient pas nous reconnoître. Comme il avoit déjà transpiré que j'étois prisonnier, ils appréhendoient que les Anglois ne m'eussent mis à terre par feinte, afin d'attraper des esclaves par mon moyen. Cependant, après bien des protestations, des prières et des sollicitations, j'en rassurai quelques-uns qui, plus hardis que les autres, osèrent s'approcher, et ce fut par leur moyen que nous eûmes un peu de rafraîchissement, dont nous avions assurément grand besoin, moi surtout qui ne peux presque point prendre de nourriture, et qui pour cette raison étois si foible qu'à peine pouvois-je me soutenir.

Lorsque chacun se fut un peu refait, je consignai aux nègres mêmes le canot, que nous laissions avec tous ses agrès et apparaux, et nous primes le chemin de Cayenne par les bords de la mer. Je ne voulois pas aller par l'intérieur des terres de peur de donner à nos ennemis des connoissances qui pourroient dans la suite nous être préjudiciables. La nuit, qui survint, favorisa mon dessein, et je puis dire avec vérité que les cinq Anglois que je menois avec moi n'ont rien vu qui puisse jamais leur servir si l'envie leur prenoit quelque jour de venir nous revoir dans le cours de cette guerre.

Il me seroit difficile, pour ne pas dire impossible, mon révérend père, de vous exprimer ce que nous eûmes à souffrir dans ce trajet, qui n'est pourtant que de trois à quatre lieues. Comme la mer montoit et que par cette raison nous étions obligés de tenir le haut de l'anse, où le sable est extrêmement mouvant, nous enfoncions considérablement, et la plupart avoient toutes les peines du monde à se trainer, en sorte que je vis plusieurs fois le moment que la moitié de ma troupe resteroit en chemin. Les Anglois surtout, peu accoutumés à marcher, trouvoient la promenade longue et auroient bien voulu être encore dans leur vaisseau; mais c'étoit leur faute s'ils se trouvoient dans un tel embarras. En nous embarquant ils savoient eux-mêmes que le canot dans lequel on nous avoit mis ne valoit rien; ils auroient dû m'en avertir à temps, et j'en aurois demandé un autre au capitaine.

Enfin, à force de les encourager et de les animer, nous arrivâmes tout proche de la pointe que la rivière forme et qui donne dans la rade. Il pouvoit être environ minuit. Nous nous arrê tâmes à l'habitation de Mme de Charanville, où les esclaves, connoissant le bon cœur et la générosité de leur mattresse, quoique seuls, nous firent le meilleur accueil qu'ils purent pour nous dédommager de ce que nous venions de souffrir. J'avois eu la précaution d'envoyer avant nous un nègre de notre suite pour les rassurer sur notre arrivée, car sans cela nous aurions couru grand risque de n'être pas reçus, tant la frayeur avoit saisi partout ces pauvres misérables.

Une si bonne réception fit grand plaisir aux Anglois, qui craignoient eux-mêmes d'être tués ou maltraités par les nègres, ce qui infailliblement seroit arrivé si je n'avois pas été avec eux: aussi ne me quittoient-ils point. Enfin, après avoir pris un peu de repos, nous nous mêmes dès qu'il fut jour dans une pirogue que nous trouvâmes et nous fimes route pour Cayenne.

Du plus loin qu'on nous aperçut, on connut bien à notre pavillon blanc que nous étions des députés qui venoient faire des propositions, et on envoya aussitôt un détachement au port, qui nous reçut la baïonnette au bout du fusil et présentant les armes, comme c'est l'usage en pareille occasion.

Tous les remparts qui donnent sur la rade, et le tertre sur lequel le fort est situé, étoient

remplis de monde. J'ordonnai au sergent de rester dans la pirogue avec toute la troupe jusqu'à ce que j'eusse parlé au commandant, et je mis pied à terre. Le frère Pittet m'avoit reconnu avec une lunette à longue vue: il accourut pour me donner lui-même la main.

Ce fut un spectacle bien consolant, mon révérend père, de voir tout Cayenne venir audevant de moi. Il y avoit dans les rues où je passois une si grande affluence de peuple que j'avois peine à me faire jour; les riches comme les pauvres, tous, jusqu'aux esclaves, s'empressèrent de me donner des marques de la joie que leur causoit mon élargissement. Plusieurs m'arrosoient de leurs larmes en m'embrassant. Je ne rougis pas de dire que j'en versai moimême de reconnoissance pour de si grandes démonstrations d'amitié. Une grande foule me suivit même jusque dans l'église, où je fus d'abord rendre grâces à Dieu de tant de faveurs qu'il venoit de me faire, et dont je vous prie, mon révérend père, de vouloir bien le remercier aussi.

Nos pères et nos frères se distinguèrent dans cette occasion et poussèrent la charité à mon égard aussi loin qu'elle puisse aller. Comme toutes mes hardes étoient dans un pitoyable état, on m'apporta avec empressement tout ce qui m'étoit nécessaire, de sorte que j'éprouvai à la lettre cette parole du Sauveur : Quiconque quittera son père, sa mère, ses frères pour l'amour de moi recevra le centuple en ce monde.

Nous nous entretenons quelquefois ensemble des malheurs qui pourroient encore nous arriver, et je suis toujours extrêmement édifié de voir leur sainte émulation, chacun voulant se sacrifier pour secourir les blessés en cas d'attaque; mais je pense qu'ayant déjà vu le feu et ne pouvant plus être fait prisonnier dans le cours de cette guerre, je dois avoir la préférence et commencer à servir pour les fonctions de notre ministère. Il faut néanmoins espérer que nous ne serons pas obligés d'en venir là, ni les uns ni les autres, et que les armes victorieuses du roi procureront bientôt une paix solide et durable.

D'abord que j'eus fait mon rapport et remis mes lettres à M. d'Orvilliers qui s'étoit retiré dans notre maison à l'occasion de la mort de Mm

me

son épouse, il donna ses ordres pour que les cinq Anglois venus avec moi fussent

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conduits les yeux bandés, suivant l'usage en pareil cas, au grand corps-de-garde qui devoit leur servir de prison : après quoi il prit les arrangemens nécessaires pour les renvoyer à leur vaisseau avec les sept autres prisonniers dont nous avons déjà parlé, et qu'il voulut bien élargir tous en grande partie à ma considération. Dès le lendemain 28, ils partirent pendant la nuit dans leur chaloupe avec tous les agrès et vivres nécessaires.

Il est à souhaiter pour nous qu'ils soient arrivés à bon port, parce que nous avons écrit par eux au gouverneur de Surinam, et moi en particulier, pour tâcher d'avoir par son moyen ce qui a appartenu à mon église aux conditions dont nous étions convenus avec le sieur Potter en nous séparant. Que si je ne réussis pas dans ce recouvrement, je me flatte que vous voudrez bien, mon révérend père, y suppléer en m'envoyant une chapelle complète, car tout a été perdu.

A mon arrivée à Cayenne, j'y ai trouvé l'officier qui étoit à Oyapoc quand il fut pris, et qui s'étoit déjà rendu ici avec le chirurgienmajor et une partie des soldats. Depuis ce temps-là le commandant lui-même est revenu avec le reste du détachement pour attendre les ordres que la cour donnera touchant Oyapoc. Ce fort, que nous venons de perdre, fut construit en 1725 sous feu M. d'Orvilliers, gouverneur de cette colonie ainsi il n'a existé que dix-neuf ans on ne sait si la cour jugera à propos de le faire rétablir.

Je viens d'apprendre avec beaucoup de consolation que nos deux missionnaires, les pères d'Aurillac et d'Huberlant, étoient retournés chacun à son poste, après avoir essuyé bien des fatigues avant que de s'y rendre. Ils y auront encore beaucoup à souffrir jusqu'à ce que nous puissions leur fournir du secours.

On me mande que les Indiens, qui avoient été d'abord extrêmement effrayés, commencent à se rassurer et qu'ils continuent à rendre tous les services dont ils sont capables aux habitans qui restent dans le quartier jusqu'à nouvel ordre.

Voilà, mon révérend père, une lettre bien longue et peut-être un peu trop. Je m'estimerois heureux si elle pouvoit vous faire quelque plaisir, car je n'ai pas eu d'autre vue en l'écrivant. Je suis, avec respect, en l'union de vos saints sacrifices, etc.

LETTRE DU P. FAUQUE

AU P. ALLART.

Traite des négres. - Vente des esclaves. - Entreprise pour ramener les nègres fugitifs et adoucir les maux des travailleurs.

A Cayenne, le 10 mai 1751.

MON RÉVÉREND PÈRE,
La paix de N. S.

Le désir que vous paroissez avoir d'apprendre de moi des nouvelles de ce pays lorsqu'elles auront quelque rapport au salut des âmes m'engage à vous envoyer aujourd'hui une relation succincte d'une entreprise de charité dont la Providence me fournit, il y a quelque temps, l'occasion, et qui a tourné également à la gloire de Dieu et au bien de cette colonie.

Vous savez, mon révérend père, que les principales richesses des habitans de l'Amérique méridionale sont les nègres esclaves, que les vaisseaux de la compagnie ou les négocians françois vont chercher en Guinée et qu'ils transportent ensuite dans nos îles. Ce commerce est, dit-on, fort lucratif, puisqu'un homme fait, qui coûtera cinquante écus ou deux cents livres dans le Sénégal, se vend ici jusqu'à douze ou quinze cents livres.

Il seroit inutile de vous dire comment se fait la traite des noirs dans leur pays; quelles sont pour cela les marchandises que l'on y porte, les précautions qu'on doit prendre pour éviter la mortalité, le libertinage et les révoltes dans les vaisseaux négriens. Comment nous nous comportons, nous autres missionnaires, pour instruire ces pauvres infidèles quand ils sont arrivés dans nos paroisses. Sur tous ces points et sur plusieurs autres de cette nature, on a publié une infinité de relations qui sans doute ne vous sont pas inconnues; mais ce qui m'a toujours frappé et à quoi je n'ai pu encore me faire, depuis vingt-quatre ans que je suis dans le pays, c'est la manière dont se fait la vente de ces pauvres misérables.

Aussitôt que le vaisseau qui en est chargé est arrivé au port, le capitaine, après avoir fait les démarches prescrites par les ordonnances du roi, tant auprès de l'amirauté que de MM. les gens de justice, loue un grand ma

gasin où il descend son monde, et là, comme dans un marché, chacun va choisir les esclaves qui lui conviennent pour les emmener chez soi au prix convenu. Qu'il est triste pour un homme raisonnable et susceptible de réflexions et de sentimens, de voir vendre ainsi son semblable comme une bête de charge! Qu'avonsnous fait à Dieu tous tant que nous sommes, ai-je dit plus d'une fois en moi-même, pour n'avoir pas le même sort que ces malheureux?

Cependant, les nègres, accoutumés pour la plupart à jouir de leur liberté dans leur patrie, se font difficilement au joug de l'esclavage, quelquefois même on le leur rend tout-à-fait insupportable, car il se trouve des maîtres ( je le dis en rougissant) qui n'ont pas pour eux, non-seulement les égards que la religion prescrit, mais les attentions que la seule humanité exige. Aussi arrive-t-il que plusieurs s'enfuient, ce que nous appelons ici aller marron, et la chose leur est d'autant plus aisée à Cayenne, que le pays est pour ainsi dire sans bornes, extrêmement montagneux et boisé de toutes parts.

Ces sortes de désertions (ou marronnages) ne peuvent manquer d'entraîner avec soi une infinité de désordres. Pour y obvier, nos rois, dans un code exprès qu'ils ont fait pour les esclaves, ont déterminé une peine particulière pour ceux qui tombent dans cette faute. La première fois qu'un esclave s'enfuit, si son maître a eu la précaution de le dénoncer au greffe et qu'on le prenne un mois après le jour de la dénonciation, il a les oreilles coupées et on lui applique la fleur-de-lys sur le dos. S'il récidive et qu'après avoir été déclaré en justice, il reste un mois absent, il a le jarret coupé; et à la troisième rechute il est pendu. On ne sauroit douter que la sévérité de ces lois n'en retienne le plus grand nombre dans le devoir; mais il s'en trouve toujours quelques-uns de plus téméraires, qui ne font pas de difficulté de risquer leur vie pour vivre à leur liberté. Tant que le nombre des fugitifs ou marrons n'est pas considérable, on ne s'en inquiète guère; mais le mal est quand ils viennent à s'attrouper, parce qu'il en peut résulter les suites les plus fâcheuses. C'est ce que nos voisins les Hollandois de Surinam ont souvent expérimenté et ce qu'ils éprouvent chaque jour, étant, à ce qu'on dit, habituellement menacés de quelque

irruption funeste, tant ils ont de leurs esclaves | position fut acceptée et la Providence permit errrans dans les bois.

Pour garantir Cayenne d'un semblable malheur, M. d'Orvilliers, gouverneur de la Guyane françoise, et M. Le Moyne, notre commissaire-ordonnateur, n'eurent pas plus tôt appris qu'il y avoit près de soixante-dix de ces malheureux rassemblés à environ dix ou douze lieues d'ici, qu'ils envoyèrent après eux un gros détachement composé de troupes réglées et de milice. Ils combinèrent si bien toutes choses, suivant leur sagesse et leur prudence ordinaire, que le détachement, malgré les détours qu'il lui fallut faire parmi des montagnes inaccesibles, arriva heureusement.

Mais toutes les précautions et toutes les mesures que put prendre cette troupe, ne rendirent point son expédition fort utile. Il n'y eut que trois ou quatre marrons d'arrêtés, dont un fut tué, parce qu'après avoir été pris, il voulait encore s'enfuir.

Au retour de ce détachement, M. le gouverneur, à qui les prisonniers avoient fait le détail du nombre des fugitifs, de leurs différens établissemens et de tous les mouvemens qu'ils se donnoient pour augmenter leur nombre, se disposoit à envoyer un second détachement, lorsque nous crûmes qu'il étoit de notre ministère de lui offrir d'aller nous-mêmes travailler à ramener dans le bercail ces brebis égarées. Plusieurs motifs nous portoient à entreprendre cette bonne œuvre. Nous sauvions d'abord la vie du corps et de l'âme à tous ceux qui auroient pu être tués dans le bois, car il n'y guère d'espérance pour le salut d'un nègre qui❘ meurt dans son marronnage. Nous évitions encore à la colonie une dépense considérable, et aux troupes une très-grande fatigue. Outre cela, si nous avions le bonheur de réussir, nous faisions rentrer dans les ateliers des habitans un bon nombre d'esclaves dont l'absence faisoit languir les travaux.

Cependant, quelque bonnes que nous parussent ces raisons, elles ne furent pas d'abord goûtées : cette voie de médiation paraissoit trop douce pour des misérables dont plusieurs étoient fugitifs depuis plus de vingt ans et accusés de grands crimes, et d'ailleurs, ils pouvoient, disoit-on, s'imaginer que les François les craignoient, puisqu'ils envoyoient des missionnaires pour les chercher. Enfin, après deux ou trois jours de délibération, notre pro

que le choix de celui qui feroit ce voyage tombât sur moi.

Quelques amis que j'ai ici et qui pesoient la chose à un poids trop humain n'en eurent pas plutôt connoissance, qu'ils firent tous leurs efforts pour m'en détourner. Qu'allez-vous faire dans ces forêts, me disoient les uns, vous y périrez infailliblement de fatigue ou de misère! Ces malheureux négres, me disoient les autres, craignant que vous ne vouliez les tromper, vous feront un mauvais parti. On me représentoit encore que je pouvois donner dans quelque piége, parce qu'en effet, les nègres marrons ont coutume de creuser, au milieu des sentiers, des fosses profondes dont ils couvrent ensuite adroitement la surface avec des feuilles, en sorte qu'on ne s'aperçoit point du piége, et si malheureusement on y tombe, on s'empale soi-même sur des chevilles dures et pointues dont ces fosses sont hérissées. Vous perdrez votre temps et vos peines, disoient les moins prévenus: très-sûrement vous n'en ramenerez aucun ; ils sont trop accoutumés à vivre à leur liberté pour revenir jamais se soumettre à l'esclavage.

Vous comprenez aisément, mon révérend père, que de semblables raisons ne devoient pas faire grande impression sur des personnes de notre état, qui n'ont quitté biens, parens, amis, patrie, et qui n'ont couru tous les dangers de la mer, que pour gagner des âmes à Dieu trop heureux s'ils pouvoient donner leur vie pour la gloire du Grand-Maître, qui, le premier, a sacrifiè lui-même la sienne pour

nous.

Je partis donc avec quatre des esclaves de la maison et un nègre libre qui avoit été du détachement dont j'ai parlé plus haut et qui devoit me servir de guide. Il me falloit tout ce nombre pour porter ma chapelle et les vivres nécessaires pour le voyage. Nous allâmes d'abord par canot jusqu'au saut de Tonne-Grande (c'est une des rivières qui arrosent ce pays) Nous y passâmes la nuit. J'y dis la sainte messe de grand matin, pour implorer les secours du ciel, sans lequel nous ne pouvons rien; ensuite nous nous enfonçâmes dans le bois. Malgré toute la diligence dont nous usâmes, nous ne pûmes faire ce jour-là qu'environ les deux tiers du chemin. Il nous fallut donc camper à la manière du pays, c'est-à-dire que nous fimes à

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