sur ces travaux. Il ne me sera pas difficile de vous satisfaire, et je me flatte que le détail dans lequel je vais entrer sur ces trois articles ne vous laissera rien à désirer. Il faut compter d'abord que votre vie sera des plus austères; vous savez sans doute que la viande, le poisson, les œufs et généralement tout ce qui a vie est interdit à nos missionnaires; qu'ils ne boivent ni vin ni autre liqueur capable d'enivrer; que leur nourriture consiste dans du riz cuit à l'eau; qu'on y peut joindre quelques herbes fades, insipides et la plupart fort amères. La manière dont cette sorte de mets s'apprête par les Indiens cause un nouveau dégoût. A la vérité on peut user de lait et de fruits, mais les fruits des Indes n'ont la plupart nulle saveur, et, dans les commencemens, on se sent bien de la répugnance à en manger. L'eau qu'on est obligé de boire est assez supportable durant l'hiver, mais il n'en est pas de même quand les grandes chaleurs commencent à se faire sentir. Les étangs où elle se conserve venant alors à se dessécher, l'eau en est toujours bourbeuse. On a le secret de la purifier avec le noyau d'un fruit qui en sépare les parties grossières; mais quelque soin qu'on se donne, elle sent la bourbe et elle est très-désagréable au goût. Si l'on creuse des puits, l'eau qu'on y trouve est salée, et ainsi l'on est forcé de boire de celle des étangs. Ajoutez à cela qu'un missionnaire est condamné ici à un jeûne perpétuel. Il n'est pas permis à un sanias de souper; il peut seulement, s'il le veut, prendre le soir quelques fruits ou des confitures du pays: ces confitures, qui se font avec de la farine de riz, du poivre et du sucre noir mêlé avec de la terre, ont quelque chose de si dégoûtant qu'on a bien de la peine à s'y accoutumer. J'ai vu des missionnaires dont l'estomac n'a jamais pu se faire à ce genre de vie. Ils ont enfin été obligés de se retirer sur les côtes, où l'on peut vivre à la façon d'Europe. Ils y ont trouvé de quoi satisfaire leur zèle, et, ne pouvant mener la vie pénitente de Maduré, ils ont eu la consolation de cultiver les néophytes qui descendent de ces premiers chrétiens, auxquels l'apôtre des Indes, saint François Xavier, a autrefois conféré le baptême. Une cabane de terre couverte de paille sert de logement. Il y a d'ordinaire à l'entrée un petit salor environ dix pieds qui est couvert d'un côté. C'est là où le missionnaire entretient les néophytes qui lui rendent visite. Dans la saison des pluies, ces cabanes deviennent fort incommodes: le pavé et les murs sont alors fort humides à la hauteur d'un ou de deux pieds. Dans les commencemens on n'avoit de jour que par la porte, mais maintenant on pratique quelques trous en forme de fenêtre. Trois ou quatre vases de terre sont tout le meuble du missionnaire. Dans l'un il met ce qui lui est nécessaire pour le saint sacrifice de l'autel; les autres servent à mettre son riz et d'autres choses semblables. Des feuilles d'arbres tiennent lieu de tables, de plats, de nappes et de serviettes. C'est sur ces feuilles qu'on pétrit, en quelque sorte, le riz avec les herbes, et l'on en fait de petites boules qu'on avale. Les premiers missionnaires couchoient autrefois à plate terre; les maladies fréquentes causées par l'humidité les ont obligés d'étendre sur des ais une peau de tigre ou de cerf sur laquelle ils prennent maintenant leur repos. Il n'y a que la main de Dieu qui puisse nous soutenir dans les travaux de la mission avec des alimens si légers. L'assiduité à entendre les confessions est peut-être une des occupations les plus pénibles. On a coutume de disposer chaque fois les néophytes au sacrement de la pénitence, comme si c'étoit la première fois qu'ils dussent s'en approcher. On leur fait faire des actes de foi, d'espérance, de contrition et d'amour de Dieu, et dans le temps qu'ils se confessent, on leur fait renouveler les mêmes actes. Le nombre des pénitens est quelquefois si grand que le missionnaire en est accablé, et il y a des occasions où à peine peut-il trouver le temps de dire son bréviaire. Quand on voit arriver de fort loin deux ou trois cents néophytes, avec leurs femmes et leurs enfans, qui n'ont précisément de riz que pour le temps de leur voyage, qui sont sous la dépendance de maîtres idolâtres, lesquels comptent les momens de leur absence, quand un missionnaire se voit environné de ces fervens chrétiens qui lui crient : «< Mon père, il y a deux jours que nous sommes ici, nous en avons mis trois à venir, il nous en faut autant pour nous en retourner, et nos petites provisions sont sur le point de nous manquer,>> quand dis-je un missionnaire se voit pressé de la sorte, bien qu'il ne puisse suffire à tout, son cœur est attendri, et il prend aisément la résolution de passer la nuit à confesser les hommes. après avoir employé tout le jour à entendre les confessions des femmes ; cependant, faute de sommeil, les forces manquent, les maux de tête succèdent, avec un dégoût si grand que le temps du repas devient un supplice. C'est surtout pendant le carême et au temps pascal que cette fatigue est si continuelle que, sans un secours particulier de Dieu, il seroit impossible d'y résister deux ans de suite. J'ai connu un missionnaire qui, succombant sous le poids du travail, disoit au Seigneur avec larmes: «Vous zonnoissez mon accablement, ô mon Dieu, fortifiez ma foiblesse, aidez-moi, afin que je puisse contenter ces bons néophytes! » La visite des malades qui sont en danger n'est pas moins pénible. On vient quelquefois chercher le missionnaire de quatre endroits différens, très-éloignés les uns des autres; à peine est-il arrivé d'une bourgade qu'on l'appelle dans une autre sans qu'il puisse prendre un instant de repos. Souvent on le fait venir fort inutilement, et après bien des fatigues, il est étonné de trouver le prétendu malade qui vient le recevoir à l'entrée de sa bourgade. On seroit tenté alors de reprocher aux néophytes les peines qu'ils causent avec peu de raison; mais on se donne bien de garde de le faire, de crainte que dans un danger réel ils ne devinssent trop circonspects et n'exposassent leurs parens à mourir sans recevoir les derniers secours de l'Église. Je vous raconterai ingénument ce qui m'est arrivé dans une semblable rencontre. Le soleil se couchoit l'orsqu'on vint m'avertir qu'un chrétien étoit à l'extrémité; il demeuroit à une grande journée de l'endroit où j'étois, je me disposai à partir sur l'heure ; mais mes catéchistes me représentèrent qu'il n'y avoit aucun lieu sur la route où nous pussions nous arrêter; que les pluies extraordinaires qui étoient tombées depuis quelques jours avoient tellement détrempé les terres qu'on y enfonçoit jusqu'aux genoux, que ces terres étoient remplies d'épines; que la nuit étoit si obscure qu'il étoit impossible de ne pas s'écarter du droit chemin; que d'ailleurs il y avoit trois rivières à passer, qu'aucune n'étoit guéable, parce que les pluies les avoient fort enflées; qu'en partant si tard, nous nous exposions à ne pas même nous rendre le lendemain à la bourgade, et qu'il seroit beaucoup plus sûr de partir à la pointe du jour. Je ne rendis à leurs raisons; cependant je passai la nuit dans d'étranges inquiétudes sur l'état du malade, et je ne pus dormir un quart d'heure de suite, me réveillant sans cesse avec la pensée qu'il pourroit mourir sans sacremens. Dès que l'aurore parut, je partis avec mes catéchistes; je n'eus pas fait une demi-lieue que je fus convaincu de la vérité de ce qu'ils m'avoient dit. Nous entrions jusqu'aux genoux dans la boue, et je ne m'en fusse jamais tiré si je m'y étois engagé pendant la nuit. Il me fallut passer deux petites rivières à la nage; j'abordai à une troisième beaucoup plus large: on mit dans l'eau une longue perche que j'embrassai par le milieu, tandis que deux chré tiens qui la tenoient aux extrémités me conduisirent ainsi à l'autre bord. Je marchai ensuite près d'une demi-lieue dans un canal où l'eau me venoit à la ceinture; enfin j'arrivai fort harassé à la bourgade. Je demandai en tremblant où étoit la maison du malade, dans l'appréhension où j'étois qu'on ne me répondit que je venois trop tard. Je fus fort surpris de le trouver qui m'attendoit sur le seuil de sa porte; il se réjouit de mon arrivée, en me témoignant néanmoins qu'il étoit faché des fatigues qu'il m'avoit causées, mais qu'on lui avoit dit que sa maladie étoit dangereuse et qu'il l'avoit cru. Vous pouvez juger de là, mon cher père, quelle est l'incommodité des voyages que nous sommes obligés de faire presque continuellement, soit pour parcourir les divers lieux où nous avons des églises et des chrétientés nombreuses, soit pour assister les moribonds et leur administrer les sacremens, administrer les sacremens, soit pour prévenir les persécutions qu'attireroit le trop long séjour des missionnaires dans le même endroit. Il ne faut pas s'imaginer qu'on trouve ici des hôtelleries sur la route comme en Europe; à la vérité il y dans les chemins les plus battus de grandes salles, tout à fait ouvertes d'un côté, où les voyageurs peuvent se reposer de leurs fatigues ; mais outre que dans certaines contrées elles sont fort rares, on n'en trouve jamais dans les chemins de traverse que nous sommes le plus souvent obligés de prendre pour aller d'une bourgade à l'autre. Quand les Indiens ont un voyage à faire, leur coutume est de faire cuire leur riz la veille de leur départ : ils en expriment l'eau afin de le porter plus commodément. Ce riz est tout froid et ressemble assez à du mortier à demi sec; non-seulement il est beaucoup plus insipide que celui qu'on apprête pour manger chez soi, mais encore il s'aigri aisément et devient in supportable au goût. C'est cependant l'unique nourriture du voyageur. En quelque saison qu'on entreprenne un yoyage, on a beaucoup à souffrir: durant les chaleurs on est exposé tout le jour aux rayons d'un soleil très-ardent qui brûle le visage, les pieds et les mains: il y a tel missionnaire qui a changé plus de trente fois d'épiderme, surtout au visage; l'air est quelquefois si embrasé qu'on a de la peine à respirer, et il y a plusieurs mois de l'année où il est absolument impossible de marcher depuis dix heures du matin jusqu'à deux heures après midi. La saison des pluies a d'autres inconvéniens: comme alors elles sont presque continuelles et que nous ne sommes couverts que d'un simple yêtement de toile, on est bientôt trempé; on passe la journée dans cet état, et lorsqu'à la fin du jour on ne trouve ni bois ni paille pour se sécher, comme il arrive souvent, il faut bien se résoudre à coucher sur la terre nue dans des habits tout mouillés et à prendre un sommeil qui ne peut être provoqué que par l'extrême fatigue où l'on se trouve. J'étois encore nouveau venu dans la mission lorsque je fus mis à une assez rude épreuve. Je demeurois depuis deux mois avec le père Laynez, qui m'enseignoit la langue du pays; le père Telles, autre missionnaire qui faisoit sa résidence à Gornepaltou, vint nous trouver à Aour pour y rétablir sa santé. On vint les chercher tous deux en même temps, le premier pour un malade qui demeuroit à une bonne journée d'Aour, le second pour un de ses néophytes de Cornepattou qui étoit en dan ger. Le père Laynez partit sur l'heure. L'état de langueur qù étoit le père Telles, ne lui permettoit pas d'aller au secours de son malade: je m'offris aussitôt à tenir sa place. Il me représenta que n'étant pas encore accoutumé à ces sortes de voyages, je n'aurois pas la force d'y résister et que je courois risque de demeurer à mi-chemin. Je présumai peut-être un peu trop de mes forces, el, sans avoir égard à ses représentations, je pars pour Gornepaltou. Je n'eus pas fait une lieu que j'eus la plante des pieds à demi brûlée: je me les enveloppai avec de la toile; mais le sable s'y étant glissé m'écorcha toute la peau, et, s'insinuant entre cuir et chair, me causa des douleurs si aigues que le fus contraint d'y succomber. Nous gagnâmes an village, et je passai la nuit à l'entrée d'une maison où l'on eut la charité de me recevoir Un peu de lait qu'on me présenta fut un vrai régal pour moi, car il est rare d'en trouver lorsqu'on est en route. Je tirai comme je pus les grains de sable qui m'étoient entrés dans la chair et je me traînai ensuite environ une demilieue. Comme je ne pouvois presque me soutenir, un Indien gentil qui m'aperçut demanda à mes catéchistes ce que j'avois. Ceux-ci lui ayant répondu que j'étois un nouveau sanias qui n'étoit pas accoutumé à marcher sur ces sables brûlans, il en fut touché, et s'approchant de moi : « Seigneur, me dit-il, souffrez que je vous soulage dans la peine où vous êtes. » Il commanda ensuite à son valet de m'amener son cheval et de me suivre. Avec ce secours, je me rendis le soir au village : à peine eus-je confessé le malade que je fus saisi d'une fièvre très-violente qui me dura toute la nuit ; elle n'eut pourtant pas de suite, et je fus en état de dire la messe le jour suivant. A mon retour je pensai être fait prisonnier : nous rencontrâmes une compagnie de soldats qui cherchoient depuis quelques jours un de nos missionnaires; on me fit cacher dans une ravine où je demeurai une heure entière, après quoi je continuai ma route. Ce qui arriva au père Gozzadini à son entrée dans la mission vous fera mieux comprendre ce que l'on a à souffrir dans nos voyages. Quelques affaires m'avoient appelé à la côte de la Pêcherie: les ayant terminées vers la fin de novembre, je songeai aussitôt à retourner dans ma mission. Le père Gozzadini voulut profiter de l'occasion pour entrer avec moi dans les terres. Je lui fis connoître qu'un nouveau missionnaire, tel qu'il étoit, devoit attendre une saison plus favorable; que les pluies qui tomboient en abondance dans cette saison et qui continuoient d'ordinaire jusqu'à la fin du mois de décembre lui causeroient des fatigues auxquelles il succomberoit infailliblement, et qu'il s'accoutumeroit plus aisément aux travaux de la vie apostolique s'il en faisoit l'apprentissage dans une saison moins incommode. Ce fut inutilement : son courage et l'ardeur qu'il avoit de se consacrer au plus tôt à la mission lui persuadèrent trop facilement qu'il auroit peu de peine à surmonter ces premières fatigues. Nous partimes de la côte pendant la nuit afin de n'être pas aperçus d'une forteresse où l'on nous auroit arrêtés en plein jour. On nous avoit donné des chevaux pour fair plus commodément le voyage, mais ils nous furent inutiles, ainsi que je l'avois préyu: ils enfonçoient dans la boue jusqu'aux sangles, et il nous étoit encore moins pénible de marcher à pied. Le nouyeau missionnaire eut beaucoup de peine à se débarrasser des boues; la pluie suryint en même temps, nous nous égaràmes au milieu d'une campagne immense sans savoir quelle route tenir la nuit étoit obscure, et nous n'avions de lumière que celle de quelques éclairs. Nous approchâmes du village. Enfin les épines mêlées avec la boue causèrent un nouveau tourment au missionnaire, il en eut les pieds tout ensanglantés. Cependant son courage le mit encore au-dessus de cette épreuve. Nous arrivâmes le lendemain à la cabane d'un missionnaire sa charité nous fit oublier nos fatigues passées. Cependant la fièvre saisit le père Gozzadini, et après trois jours de souffrances continuelles, il eut le courage de me suivre jusqu'à un village assez éloigné où résidoit le père Bernard de Så : c'est où je le laissai pour me rendre à Trichirapali. Pendant ce temps-là les pluies devinrent encore plus fortes et plus continuelles. Comme le pays étoit inondé, la maison du missionnaire, qui n'étoit bâtie que de terre, étoit sur le point d'écrouler. Un forrent éloigné seulement de cinquante pas s'étoit extraordinairement enflé et rouloit ses eaux avec impétuosité vers la maison. Le père Så avertit son nouvel hôle du danger où ils se trouvoient d'être accablés sous les ruines de cette maison, qui commençoit déjà à tomber par morceaux. Ils prirent le parti de sortir dehors, mais ils aperçurent que la cour, qui étoit vis-à-vis l'église, ressembloit déjà à un étang, et qu'il n'y avoit qu'un arbre où ils pussent se réfugier. Ils détachèrent la porte de leur maison, et l'ayant fait attacher par un catéchiste aux plus grosses branches de l'arbre, ils y montèrent et y demeurèrent toute la nuit. L'ancien missionnaire, qui étoit fait à la fatigue, ne laissa pas de prendre quelques heures de repos dans une posture si gênante. Il n'en fut pas de même du père Gozzadini il ne put fermer l'œil, et il passa la nuit dans une peur continuelle que les eaux, qui couloient avec rapidité, ne déracinassent l'arbre qui leur servoit d'asile. L'église, qui tomba vers le minuit, augmenta sa frayeur par le bruit de sa chute. Enfin il eut tant à souffrir cette nuit-là du yent et de la pluie o de que le lendemain ji fut attaqué de la dyssenterie, dont il ne put se remettre qu'en retournant à Pondichéry, encore lui fallut-il plusieurs mois pour y rétablir sa santé. ་་་་་ Dans ces fréquentes et pénibles courses que doit faire un missionnaire, on peut compter pour quelque chose le danger où l'expose le passage des rivières ou des torrens qu'il trouve d'ordinaire sur sa route. On ignore ici l'usage de construire des ponts; rarement s'y sert-on de bateaux. Pour ce qui est des Indiens, comme ils savent la plupart fort bien nager, une fascine leur suffit pour trayerser les fleuyes les plus larges. S'ils ont à passer un homme qui ne sache pas nager, ils lient avec des cordes cinq ou six fagots, ils le mettent sur cette machine et ils la poussent à l'autre bord en nageant. Je vous avoue que je fus fort effrayé la première fois que je passai ainsi le Coloran, qui étoit alors aussi large que la Garonne yisà-vis de Bordeaux. Il est vrai que, pour me rassurer, plusieurs chrétiens se jetèrent dans l'eau et environnèrent la fragile machine où j'étois jusqu'à ce que je fusse à l'autre bord. On se sert souyent de bâtons de netti, dont les branches ressemblent assez au liége; mais quelque chose qu'on fasse, le courant yous entrafne d'ordinaire à un quart de lieue et souvent à une demi-lieue de yent à une demi-lieue de l'endroit où vous deyiez aborder. Il y en a qui yiez aborder. Il y en a qui traversent la rivière en embrassant un grand vase de terre, dont on bouche l'ouverture après l'avoir rempli d'eau jusqu'à la moitié pour lui donner plus de consistance. Les missionnaires qui y sont accoutumés trouvent cette manière plus sûre et plus aisée, mais pour moi les fagots de netti m'ont toujours paru plus commodes. Vous parlerai-je, mon cher père, des persécutions où l'on se trouve presque continuellement exposé dans cette mission? Tout bue à inquiéter les missionnaires et leurs néo phytes. L'avarice des princes et leur allache ment aux idoles; l'orgueil des brames, qui ne peuvent supporter une doctrine laquelle combat leurs ridicules idées; les chefs des diverses castes, qui regardent l'Evangile que nous leur prêchions comme l'anéantissement de leurs lois et de leurs usages; les prêtres des idoles, qui frémissent de rage de voir leurs fausses divinites tomber dans le mépris et eux-mêmes regardés comme des séducteurs; enfin les pènitens gentils dont les aumônes diminuent dans les endroits où la foi s'établit : ces gens-là se réunissent contre nous et répandent sans cesse loute sorte de calomnies pour irriter les peuples et pour décréditer le christianisme. Les appuis qui sont souvent ménagés par Ja Providence dans les autres missions nous manquent dans celle-ci. Il y en a où les services rendus au prince attirent sa protection sur les prédicateurs de l'Évangile et accréditent la religion; dans d'autres endroits l'autorité des Européens fait respecter les missionnaires; il arrive quelquefois qu'un ministre ou un grand du royaume qui a embrassé la foi en devient le protecteur : rien de tout cela ne se trouve dans la mission de Maduré. Il est rare que les princes nous protégent, encore moins qu'ils se fassent chrétiens, si ce n'est dans le Marava, où l'on en trouve quelquesuns. Ceux qui ont embrassé le christianisme dans les castes les plus nobles, comme est celle des brames, sont dès là en butte aux plus indignes traitemens : les brames gentils les regardent comme des gens qui se sont dégradés et qui ont avili leur noblesse. Nous n'avons garde d'avoir recours aux Européens ni de faire tant soit peu paroître que nous ayons le moindre commerce avec eux. Il n'est pas possible de faire comprendre l'affreuse idée que les Gentiis qui demeurent dans les terres se sont formée des Européens qui habitent la côte tout ce qu'on en a pu dire jusqu'ici est infiniment audessous de ce que nous voyons. Il y a quelques années qu'un de nos missionnaires fut renfermé dans une rude prison; les Européens de la côte, qui en furent informés, songèrent aussitôt à députer quelques-uns d'eux au prince pour demander sa délivrance: le missionnaire s'y opposa de toutes ses forces, aimant mieux expirer dans la prison que d'employer un moyen qui auroit fait connoître qu'il étoit lié avec les Franguis (car c'est ainsi qu'ils appellent les Européens) et qui auroit exposé sa chrétienté à une persécution générale. Dans ces orages qui s'élèvent si fréquemment contre nous, le moins que nous avons à craindre, c'est la prison, et c'est à quoi l'on est journellement exposé. Quand le missionnaire se lève le matin, il n'oseroit s'assurer qu'il ne couchera pas le soir dans quelque cachot les lieux où l'on se croit le plus en sûreté sont souvent ceux où l'on est plus aisé ment surpris. Il y a quelques années qu'un missionnaire nouvellement arrivé fut conduit dans le lieu de sa mission par deux des plus anciens, qui l'en mirent en possession. Il fut d'abord si charmé des marques de tendresse que lui donnèrent les néophytes qu'il s'écria, transporté de joie : «Oh! que de douceur et de consolation dans un lieu où je ne croyois trouver que des croix et des souffrances!-Ne vous y fiez pas, lui dirent les plus anciens missionnaires, rien de plus trompeur que le calme présent; tout est à craindre lorsqu'on est le plus tranquille. » Il ne répondit que par un souris plein de confiance; mais sa propre expérience le détrompa bientôt le même jour des sol dats envoyés du prince se saisirent des trois missionnaires, leur mirent les fers aux pieds et les conduisirent en prison. Il ne faut pas vous dissimuler ce qu'on a á souffrir dans ces prisons; il y en a de plusieurs sortes les unes sont publiques, et le grand nombre des prisonniers les rend insuportables. Nous y avons eu de nos missionnaires qui n'avoient que l'espace nécessaire pour se coucher durant la nuit. Dès la pointe du jour, les officiers se rendoient à la prison avec des bourreaux pour tourmenter les prisonniers; les coups horribles dont on accabloit ces malheureux Indiens et les cris lamentables qu'ils poussoient jetoient la frayeur dans les esprits, chacun attendant le moment où il alloil être appelé pour souffrir les mêmes supplices. J'ai lu une lettre du père André Freyre, qui a été nommé depuis à l'archevêché de Cranganor, où il fait la description de la prison dans laquelle il fut renfermé à Tanjaour avec un autre jésuite; le seul récit fait horreur. Il y a d'autres prisons moins affreuses pour le lieu, mais toujours très-fâcheuses pour le genre de vie qu'on y mène. C'est la coutume des pénitens indiens de redoubler leurs austé rités lorsqu'ils sont prisonniers, c'est même un moyen d'obtenir plus tôt la liberté, dans la crainte qu'on a que ces pénitens n'expirent dans les fers d'ailleurs comme on n'a point la commodité de faire cuire le riz et les herbes à la façon du pays, il faut nécessairement se contenter de quelques poignées de riz froissées entre deux pierres et trempées d'un peu d'eau. On y peut ajouter du lait quand on en a la permission; mais ceux à qui on est obligé de l'acheter y mêlent d'ordinaire les trois quarts d'eau, et il fait souvent plus de mal que de |