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jusqu'à trente millions de dieux. Il y en a trois principaux dont les fonctions sont différentes: ils attribuent à l'un la création du monde, à l'autre la conservation et au troisième le pouvoir de le détruire. Ces trois dieux sont indépendans les uns des autres; ils ont chacun leur paradis; souvent ils se sont fait la guerre et l'un a coupé la tête à l'autre ; ils ont paru plusieurs fois sur la terre sous différentes figures, sous celle de poisson, de pourceau, etc. Tout ce qui a servi à ces dieux est divinisé. C'est pourquoi on voit presque dans tous les temples la figure d'un bœuf, auquel on offre des sacrifices parce qu'il servoit autrefois de monture à un de leurs dieux. Mais ce qui m'a le plus surpris au milieu de ces fables, c'est que ces peuples ont un dieu nommé Chrisnen, né à minuit dans une étable de bergers. Ils observent un jeune la veille de sa fête qu'ils célèbrent avec grand bruit. vie de ce dieu est un tissu d'actions infâmes.

C'est dans ce tintamare que consiste toute la solennité de la fête: boire, manger, chanter, se divertir, ce sont là leurs exercices de piété. 'Is ne s'assemblent guère dans leurs temples, qui sont de vraies demeures de démons. Il ne vient de jour dans ces temples que par une porte très-étroite, du moins dans ceux que j'ai vus. Ceux qui ont quelque dévotion particulière aux dieux envoient au sacrificateur de quoi faire le sacrifice: ce sont d'ordinaire des ueurs, de l'encens, du riz et des légumes. Personne n'assiste au sacrifice. Comme j'ai été témoin d'un de ces sacrifices, je puis vous en aire le récit.

Dans un voyage que je fis le mois passé, je me retirai le soir dans un temple à dessein d'y passer la nuit. J'y trouvai le prêtre des idoles qui se disposoit à leur faire son sacrifice. On venoit de lui envoyer de l'encens, du riz et des légumes. Je pris de là occasion de lui faire sentir quel étoit son aveuglement d'adorer des dieux insensibles; je l'entretins assez longtemps du vrai Dieu et je m'aperçus que mes paroles faisoient impression sur son esprit ; il convint même de la vérité de ce que je lui disois. Après quoi prenant la parole: « Vous avez tort, me dit-il avec amitié, de passer ici la nuit cette contrée est remplie de voleurs qui pourroient vous faire insulte; croyez-moi, retirez-vous dans le prochain village, vous y serez plus en sûreté. » Comme je ne déférois pas à ses con

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seils et que ma présence l'importunoit, il excita tout à coup une fumée si épaisse, qu'elle me contraignit de gagner la porte: ce fut de là que je contemplai son manége. Il prépara le repas au coin du temple'; puis il versa sur ses idoles plusieurs cruches d'eau et les frotta longtemps, il mit du feu sur un têt de pot cassé, où il brûla de l'encens qu'il présenta au nez de chaque idole en prononçant certaines paroles dont je ne compris pas le sens. Ensuite il arrangea sur un plat, c'est-à-dire sur sept ou huit feuilles cousues ensemble, le riz et les légumes; après quoi, se promenant autour des idoles, il leur fit plusieurs révérences, comme pour les inviter au festin. Puis il se mit à manger avec grand appétit ce qu'il avoit présenté à ses dieux. Ainsi se termina le sacrifice.

Presque tous les princes de ces contrées sont fort superstitieux. Il en coûte à plusieurs de grosses sommes pour célébrer la fête des idoles. Ils entreprennent quelquefois de longs et pénibles voyages pour porter des sommes d'argent considérables à quelque divinité, lesquelles passent bientôt entre les mains des Maures, qui sont les maîtres du pays. Dans la ville de Ballabaram où nous avons une église, le prince régnant fait porter continuellement un de ses dieux sur un palanquin, qui est précédé d'un cheval et d'un éléphant richement caparaçonnés, dont il lui a fait présent. Le bruit de quantité d'instrumens attire une foule incroyable d'infidèles qui viennent adorer l'idole. Par intervalle un hérault fait faire silence et il récite les louanges de la divinité.

L'année dernière la princesse régnante sc trouva fort mal. Le prince, son mari, eut recours à toutes les idoles et leur fit faire des sacrifices pour obtenir sa guérison; et afin de les fléchir il fit appliquer avec un fer rouge sur les deux épaules de cette princesse la figure d'une de ses principales divinités. La douleur abrégea sans doute ses jours, car elle mourut après celle cruelle opération. Le prince en fut si irrité contre ses dieux qu'il cessa entiérement de faire des fêtes en leur honneur. Sa colère s'est enfin radoucie et le mois dernier il commença une nouvelle fête plus magnifique que toutes les autres.

Ces peuples sont divisés par castes ou tribus, comme étoit autrefois le peuple juif avec lequel il paroît qu'ils ont eu commerce; car dans leurs coutumes, dans leurs cérémonies, dans

leurs sacrifices on découvre quantité de vestiges de l'ancienne loi, qu'ils ont défigurés par une infinité de fables. Cette distinction de castes est un grand obstacle au progrès de l'Évangile, surtout dans les lieux où il y a peu de chrétiens. Comme on ne peut se marier que dans sa caste et même dans sa parenté, un idolâtre qui a dessein de se convertir dit souvent: «Si je me fais chrétien, il faut renoncer à tout établissement; il n'y a point encore de chrétiens dans na famille; j'en deviendrai l'opprobre et mes parens ne voudront plus communiquer avec moi. » Ainsi il faut que ces infidèles commencent par l'acte du monde le plus héroïque pour se faire instruire d'une religion contre laquelle ils sont déjà prévenus d'ailleurs par mille idées superstitieuses. Le Seigneur, par sa miséricorde infinie, a su applanir ces difficultés.

Il y a une caste de gens qui portent le lingan (c'est une figure qu'ils portent au cou pour marquer leur dévouement à un de leurs dieux); ils le conservent avec un soin extrême et lui offrent chaque jour des sacrifices. Les gouroux ont su leur persuader que s'ils venoient à le perdre, il n'y auroit que la mort qui pût expier leur faute.

J'ai lu dans un livre indien l'histoire suivante : « Un de ces linganistes ayant perdu son lingan alla s'accuser de sa faute à son gourou; celui-ci lui déclara qu'il devait se résoudre à mourir et que sa mort étoit le seul moyen qu'il eût d'apaiser le courroux des dieux, et en même temps il le conduisit vers les bords d'un étang pour l'y précipiter. Le linganiste parut y consentir, mais il demanda en grâce au gourou de lui prêter le lingan qu'il portoit, afin de lui faire pour la dernière fois son sacrifice. Aussitôt qu'il l'eut entre les mains, il le laissa tomber dans l'eau: « Nous voilà tous deux sans lingan, lui dit-il; ainsi nous devons nous précipiter de compagnie dans l'étang pour apaiser la colère de nos dieux;» et déjà il le tiroit par les pieds pour s'y jeter ensemble lorsque le gourou, lui prenant la main: « Altendez, mon fils, lui dit-il, il ne faut pas vous presser, je puis vous dispenser de la peine que vous avez méritée, je réparerai votre faute en vous donnant un autre lingan. »

Il règne ici une coutume assez extraordinaire dans la caste des laboureurs. Lorsqu'ils se font percer les oreilles ou qu'ils se marient,

ils sont obligés de se faire couper deux doigts de la main et de les présenter à l'idole. Ils vont ce jour-là au temple comme en triomphe. Là, en présence de l'idole, on leur fait sauter deux doigts d'un coup de ciseau et aussitôt on y applique le feu pour étancher le sang. On est dispensé de cette cérémonie quand on fait présent de deux doigts d'or à la divinité. D'autres coupent le nez à ceux qu'ils peuvent attraper : leur prince les récompense à proporticʼn des nez qu'ils apportent; il les fait enfiler ensemble et on les suspend à la porte d'une de leurs déesses. En France on applique la fleur de lys aux malfaiteurs, ici on donne de l'argent pour se faire brûler les épaules. Ces misérables esclaves du démon yont en foule chez le gourou, qui a toujours un fer tout prêt sur un brasier ardent. Il commence par se faire bien payer, sans quoi ni pleurs ni prières ne pourroient l'engager à accorder la grâce qu'on lui demande. Quand il a touché la somme prescrite, il leur applique sur les épaules le fer rouge, qui leur imprime l'image de leurs divinités. sans que durant ce tourment ils fassent paroftre le moindre sentiment de douleur. Vous voyez par là jusqu'à quel point le démon se fait obéir.

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Le gouvernement n'est guère moins bizarre. que la religion. La volonté des princes et la raison du plus fort tiennent lieu de toute justice. Les peuples y vivent dans une espèce de servitude ils ne possèdent aucune terre en propre; elles appartiennent toutes au prince, qui les fait cultiver par ses sujets; au temps de la récolte il fait enlever le grain et laisse à peine de quoi subsister à ceux qui ont cultivé les terres. C'est un crime aux particuliers d'avoir de l'argent ceux qui en ont l'enterrent avec soin; autrement sous mille faux prétextes on trouve le moyen de le leur enlever. Les princes n'exercent ces vexations sur leurs peuples que parce que les Maures, qui ont subjugué les Indes, lèvent sur ces princes des impôts exorbitans qu'ils sont obligés de fournir, sans quoi le pays seroit mis au pillage.

Les plus grands crimes ne sont point punis de mort; pourvu qu'on fournisse de l'argent, on est assuré de l'impunité. On s'est contente de bannir un homme qui avoit tué sa femme et sa fille. Une femme qui avoit tué son mari fut conduite dans la place publique, on lui cou vrit le visage de boue: ce fut tout son sup

plice. Un homme qui avoit volé le trésor du prince de Ballabaram en fut quitte pour quelques coups de bâton. Quelques jours après on le surprit faisant le même vol; au lieu de le punir, on le garda à vue comme une personne utile à l'état et qui, dans l'occasion, pouvoit lui rendre un service important. Ce service étoit qu'en cas de siége dont la ville étoit menacée on pourroit employer un homme si adroit à enlever la caisse militaire des ennemis et par là déconcerter leurs projets.

En Europe ce sont les meilleures familles qui occupent les trònes: de tous les princes de Carnate je n'en connois pas un seul qui soit de la première caste; quelques-uns même sont d'une caste fort obscure. De là vient qu'il y a des princes dont les cuisiniers se croiroient déshonorés et le seroient effectivement s'ils mangeoient avec les princes qu'ils servent : leurs parens les chasseroient de leurs castes comme des gens perdus d'honneur. C'est ici un noble emploi que de se faire la cuisine à soi-même. C'est pour cela que quelquefois pour me faire honneur on m'a dit : « C'est yous sans doute, mon père, qui vous faites votre cuisine? >> Voulant par là me faire entendre qu'il n'y avoit personne d'une naissance ni d'un mérite assez distingués pour me la faire.

On est ici fort à plaindre quand on est malade. Ce n'est pas qu'il n'y ait grand nombre de médecins; mais ce sont de vrais charlatans fort ignorans et qui font leurs expériences aux dépens de la vie de ceux qu'ils traitent. Leurs drogues et leurs remèdes se trouvent dans les bois ce sont quelques simples dont ils expriment le jus et qu'ils font prendre au malade. Dans les fièvres, durassent-elles trente ou quarante jours, on ne donne au malade qu'un peu d'eau chaude. Leur maxime est de chasser le mal en affoiblissant la nature. Si le malade meurt, c'est, disent-ils, la force du mal qui l'emporte et non pas le défaut de nourriture. J'étois fort contraire à ce régime lorsque j'entrai dans la mission, mais ayant vu mourir trois ou quatre de nos catéchistes pour avoir pris de la nourriture après quinze ou seize jours d'abstinence, je changeai de sentiment Et en effet je fus témoin qu'un jeune enfant de quinze ans, de la première caste, étant tombe malade, on ne lui donna pendant un mois qu'un peu d'eau chaude. La fièvre le quitta le vingtseptième jour de sa maladie ; et comme il avoit

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Voilà, mes chères sœurs, un précis de ce qui regarde la religion et le gouvernement des peuples du Carnate: vous souhaitez quelque chose de plus particulier sur ce qui me regarde, et sur les bénédictions que le Seigneur verse sur cette chrétienté naissante; c'est à quoi je vais satisfaire.

J'entrai dans cette mission le 20 du mois de mars de l'année 1719. Je n'y fus pas trois semaines qu'il pensa m'arriver un petit accident. La nuit du samedi saint on vint m'avertir qu'un missionnaire qui demeuroit à trois lieues étoit tombé malade et hors d'état de célébrer la fête de Pâques. Je partis sur l'heure, et j'arrivai à son église le jour de Pâques à trois heures du matin. Les chrétiens, dont toute la campagne étoit couverte, se tenoient en garde contre les voleurs, qui depuis peu avoient pillé cette église; comme ils me prirent moi et mes catéchistes pour ces voleurs, ils s'armèrent de pierres et de bâtons, poussèrent des cris affreux et je vis le moment qu'ils alloient fondre sur nous. Mais le Seigneur permit que je me fisse enfin reconnoître. Je baptisai ce jour-là vingt-huit personnes à dix heures du soir je commençai, dans une vaste plaine une belle procession, où l'on porta sur un brancard bien orné la statue de la sainte Vierge. La nuit fut éclairée par trois cents flambeaux, et par quantité de feux d'artifice qui jouoient sans discontinuer. Une grande multitude de chrétiens et d'idolâtres furent charmés de cette cérémonie, qui dura depuis dix heures du soir jusqu'à trois heures du matin. L'appareil de ces sortes de fêtes contribue beaucoup à donner aux Indiens une grande idée de nos mystères.

Vous ne sauriez croire avec quelle for

quelle piété, quelle ferveur ces nouveaux fidèles s'approchent des sacremens. Dès que le missionnaire est arrivé dans une église ils s'y rendent de fort loin pour participer aux saints mystères. Après avoir voyagé tout le jour sous un soleil brûlant, n'ayant pris le matin qu'un peu de riz froid, ils arrivent sur le soir accablés de sueur et de fatigues. Ils boivent pour tout soulagement un peu d'eau, et passent la nuit couchés sur la terre, ils fondent en larmes et sont inconsolables en s'accusant des fautes les plus légères. A la prière du soir, lorsqu'on récite l'acte de contrition, ils se frappent la poitrine et ne s'expriment que par des sanglots réitérés.

Aux fêtes solennelles, les chrétiens les plus aisés mettent en commun quelque argent pour donner à manger à tous les autres, et par là ils entretiennent entre eux cet esprit d'union et de charité qui édifie les païens mêmes. C'est ordinairement à ces fêtes qu'on administre le saint baptême. Les catéchistes nous amènent par troupes ces pauvres idolâtres qui n'ont pas connu plus tôt le vrai Dieu qu'ils secouent avec joie le joug du démon qui les a tenus si longtemps captifs. J'admire quelquefois les miracles de la grâce dans certains vieillards, qui, nonobstant les plus forts préjugés touchant leur divinité, reçoivent le saint baptême, sans que la foi de nos mystères trouve dans leur esprit la moindre résistance.

Ceux qui se convertissent à la foi ont souvent de cruelles contradictions à soutenir du côté de leurs parens idolâtres, qui les maltraitent et les chassent de leurs familles sans vouloir communiquer avec eux. Dans cet excès de tribulation, ils viennent nous faire le récit de leurs peines: << Mon père, disent-ils avec une foi vive, je souffre infiniment, mais je suis content pourvu que la volonté de Dieu s'accomplisse, et que le ciel devienne le prix de mes souffrances. » J'ai vu plusieurs chrétiens qu'on a voulu forcer de donner leurs filles en mariage aux idolâtres, et qui, l'ayant refusé constamment, ont été exposés aux plus indignes traitemens; quelques-uns sont morts de misère, tous furent chassés de leur pays : leur crime étoit d'adorer le vrai Dieu. Ils ont soutenu cette persécution avec une fermeté, une foi, et un courage dignes des héros de la primitive Église. On les voyoit abandonner leurs emplois, leurs maisons, leurs parens, leurs amis, sans se plaindre ni murmurer, chargés

de leurs petits enfans, obligés de chercher un asile dans une terre étrangère, n'ayant d'autre ressource pour vivre que dans une ferme confiance en la Providence. Ces exemples d'une vertu héroïque dans de nouveaux fidèles nous consolent des pas que nous faisons pour les faire entrer dans la voie du salut, et nous remplissent d'une joie pure et solide.

A la dernière fête de Noël, le Seigneur glorifia son saint nom d'une façon singulière dans les états d'un prince où l'Évangile n'voit pu encore pénétrer. Il y avoit quatre mois que sept personnes y étoient cruellement tourmentées du démon; deux moururent dans l'obsession. Les cinq autres, n'ayant plus d'autre ressource que dans le vrai Dieu, furent amenés à l'église de Chruchsnabouram, les fers aux pieds et les mains liées derrière le dos. Dès qu'ils furent arrivés, je chargeai un catéchiste d'aller enlever de sa maison et de celle de ses parens toutes les idoles et toutes les marques de superstition qu'il y trouveroit. Le lendemain après la messe, je commençai l'exorcisme : j'avois fait illuminer l'église pour rendre la fête plus éclatante. La nouveauté du spectacle y avoit attiré une grande foule de chrétiens et d'idolâtres. Le Seigneur exauça la foi de ces malheureux esclaves du démon. A la fin de l'exorcisme ils se trouvèrent tranquilles et tout à fait affranchis d'une si cruelle servitude. Je leur fis ôter les fers. Leurs compatriotes étoient étonnés de voir tant de douceur en des personnes dont ils n'avoient pu modérer la fureur.

Le prince, qui avoit été témoin de l'obsession et qui avoit fait enchaîner l'un de ces cinq idolâtres qui étoit son intendant, ne fut pas moins surpris. Il me fit dire qu'il avoit dessein de me venir voir. Il vint en effet le jour de Noël, en grand cortège, sur les quatre heures du soir. C'est un vieillard âgé de soixante-cinq ans. Dans mon entretien, j'insistai fort sur la délivrance de ces possédés, comme sur une preuve de la vérité de la religion que j'étois venu de six mille lieues lui annoncer pour le salut de son âme. Le prince et ceux de sa suite convinrent qu'un Dieu si puissant ne pouvoit être que le vrai Dieu. Après une demi-heure d'entretien, il se retira auprès de l'église et il me fit dire qu'il vouloit me parler en secret. Il se fit lire durant plus d'une heure les principales preuves de la divinité, et de temps

en teinps il se récrioit : « C'est ici la pure vérité.»> L'église étoit assez bien ornée. Quand l'heure de la prière eut sonné, le prince y assista, et il parut très-édifié de la piété et de la modestie des fidèles. La prière finie : « Qu'on reste ici, dit-il à ceux de sa cour, je vais prendre congé du père. » Il vint seul dans un endroit où je l'attendois, et là, durant un quart d'heure, je l'entretins du vrai Dieu, du paradis, de l'enfer, de la fausseté des divinités qu'il adoroit. Il convint de tout : « Je veux, dit-il, embrasser votre religion; admettez-moi, je vous prie, dès ce moment au nombre de vos disciples. >> Alors il me salua en portant les deux mains jointes sur la tête, qui est la marque du plus grand respect, et il se retira. Le lendemain je lui envoyai un catéchiste avec des livres où nos mystères sont expliqués. Il se les fit lire durant quelques jours sans se déclarer, et il n'a point encore fait paroître qu'il voulût soutenir les démarches qu'il avoit faites le jour de Noël.

Ce prince a, parmi ses courtisans, grand nombre de brames, qui nous traversent presque dans toutes les cours, où ils ont les premières charges. J'ai appris qu'ils avoient persuadé à ce prince que j'étois le plus grand magicien qu'il y eût dans les Indes, et que ce n'étoit que par la vertu de mes enchantemens que les cinq personnes avoient été délivrées du démon. Ce prince est très-foible sur cet article; il entretient même à sa cour un magicien pour lever es sorts qu'on pourroit jeter sur lui. J'ai invité ce magicien à me venir voir, afin de nous communiquer l'un à l'autre nos secrets. Il m'avoit donné sa parole, mais il ne l'a pas tenue.

Six ou sept jours après la visite du prince, je lui envoyai un panier de raisins, auquel j'avois appliqué quelques cachets : c'est un fruit rare en ce pays. Les brames qui étoient auprès de lui l'avertirent de n'y pas toucher: << Voyez-vous ces cachets? dirent-ils, ils couvrent quelque sortilège, et si vous y touchiez il vous arriveroit malheur. » Le prince, trop crédule, n'osa toucher au raisin, quelque envie qu'il eût d'en manger. Peu de jours après, un de mes catéchistes étant allé le saluer de ma part: «Otez les cachets de ce panier, lui dit-il, le respect que j'ai pour le père m'empêche de ies lever moi-même. » Le catéchiste obéit, et le prince mangea des raisins avec avidité. Les

brames furent un peu déconcertés de cet expédient.

Une autre fois que j'envoyai saluer un autre prince par un catéchiste, je lui ordonnai de porter sur son bras un livre de la religion d'une forme particulière, afin de piquer sa curiosité. Cet innocent stratagème réussit : le prince demanda au catéchiste quel étoit ce livre, et ayant appris que c'étoit la loi du vrai Dieu, il se le fit lire bien avant dans la nuit. Un brame astrologue, souffrant avec impatience que le prince prît goût à cette lecture, vint avec son livre d'astrologie à la main : << Prince, lui dit-il, avec une espèce d'enthou siasme, selon le cours présent des étoiles, il ne vous est plus permis de rester ici; retirez-vous au plutôt.» Le prince obéit et congédia son lecteur.

La seconde semaine de carême, comme je finissois ma retraite annuelle, il m'arriva une petite humiliation. Un parti considérable de Maures vint pour m'enlever dans l'église de Cruchsnabouram. Dès le matin ils demandérent à me parler: on leur répondit que j'étois en prières et que je ne voyois personne. Ce refus les surprit: ils entrèrent dans l'enceinte de la maison, et ce fut toute la journée un flux et reflux continuel de ces gens-là, sans rien. communiquer de leur dessein. Ils avoient deux brames à leur tête, qui, comme je crois, étoient les auteurs de cette entreprise. Comme ils craignirent que les chrétiens ne prissent ma défense, ils s'adressèrent au prince tributaire du seigneur maure qui commandoit le détachement et le firent prier d'envoyer la garnison de la forteresse pour tenir mes disciples en respect. Le prince, qui m'affectionnoit, s'en excusa sur ce qu'il ne pouvoit exercer des actes d'hostilité sur les terres d'un prince son voisin avec qui il étoit en paix. Sur quoi les Maures prirent le dessein de m'enlever dans l'obscurité de la nuit et sans éclat. Je n'appris ce détail que le lendemain je ne sais comment le commandant de la forteresse de Chruchsnabouram eut connoissance de leur dessein; il vint me trouver à cinq heures et demie du soir pour me donner avis que les Maures tramoient un complot contre ma personne, qu'ils s'étoient déjà emparés de toutes les avenues de la maison, et il me conseilla de me réfugier dans la forteresse. Je suivis son conseil, je sortis par une issue inconnue aux

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