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Le père eut beau dire qu'il n'entendoit rien à cette alchymie, elle pressoit encore davantage, et enfin elle fit appeler son fils, qui commandoit en l'absence du nabab, pour l'aider à vaincre sa résistance. Le fils, plus raisonnable que la mère, fut convaincu de la sincérité avec laquelle le père lui parloit, et il lui accorda la permission de se retirer.

Cependant, nonobstant les bruits qui se répandoient d'une émeute nouvelle que les dasseris étoient prêts d'exciter, on se disposoit à célébrer la fête de Pâques dans la nouvelle église de Madigoubba. Comme le prince s'y étoit invité lui-même, le père envoya ses catéchistes pour le prier de sa part d'honorer la fête de sa présence. Il y avoit quelques jours qu'il étoit dans les remèdes et qu'il ne donnoit point d'audience. Les catéchistes se retirèrent dans un corps de garde à la porte de la forteresse, où ils passèrent la nuit. Les dasseris s'y étoient assemblés, et pas un d'eux ne reconnut les catéchistes. Un de leurs gouroux s'y étant rendu, ils prirent ensemble des mesures pour l'entreprise qu'ils méditoient. Ils convinrent qu'il n'y avoit rien à gagner par la dispute: << Soit enchantement, disoient-ils, soit quelque autre vertu secrète, dès la première question que nous fait le saniassi romain, il nous ferme la bouche; il en faut venir à un coup de main c'est le moyen le plus court et le plus sûr de réussir. Allons en foule à son église au temps de la fête; ayons chacun un petit pot de terre rempli de poudre (c'est ce que nous appellerions des grenades), jetons-nous tumultuairement dans sa maison en criant: «Govinda! Govinda!» Il est difficile que, dans le désordre et la confusion, le saniassi nous échappe. Vous serez, dit le gourou en leur applaudissant, vous serez de dignes enfans de Govinda si vous réussissez dans l'exécution d'un projet si bien concerté. >>

Le prince étoit au lit lorsqu'il apprit l'invitation qu'on lui faisoit : il voulut se lever et tenir sa parole; mais sur ce qu'on lui représenta que dans l'état où il étoit, il y avoit du danger de s'exposer au grand air, il fit venir un de ses parens avec qui il a été élevé, et il lui ordonna d'assister à la fête avec une nombreuse escorte de soldats, d'y tenir sa place et d'obéir en toutes choses au saniassi romain. Il ne laissoit pas d'être informé de la nouvelle assemblée que tenoient les dasseris à

la porte de la forteresse; mais il y fit si peu d'attention que le lendemain, de son propre mouvement et sans en avoir été prié, il envoya ses trompettes et ses timballes avec quantité de feux d'artifice pour rendre la fête plus célèbre.

Des témoignages si publics de son affection pour le missionnaire surprirent tout le monde. Il faut que ce prince ait une grande fermeté d'âme pour s'inquiéter si peu des mouvemens de ces séditieux, car ils savent se faire craindre par leur audace, par leur nombre et par leur opiniâtreté à ne pas se désister de leurs prétentions. Un des moyens qu'ils emploient pour cela est de faire un Pavadam: c'est une cérémonie que je vais vous expliquer.

Un des principaux dasseris se fait une plaie à la cuisse ou au côté. A l'instant l'air retentit de cris, de hurlemens, du bruit des cors et des plaques d'airain que ces mutins frappent à coups redoublés. On dresse une espèce de tente pour enfermer le forcené qui s'est ainsi blessé. A les croire, on le laisse là, sans boire, sans manger et même sans panser sa plaie, jusqu'à ce que quelque fameux dasseri vienne ressusciter pour ainsi dire le prétendu mort. C'est pour cela qu'il en coûte toujours de l'argent à celui contre qui se fait le Pavadam. Comme les Indiens sont persuadés que si l'on ne ressuscite promptement le mort, il arrivera quelque grand malheur, chacun s'empresse à faire l'accommodement. Quand on est convenu de la somme qui doit se payer, les dasseris s'assemblent autour de la tente; les cris, les hurlemens recommencent, et on entend une multitude de voix confuses qui appellent «Govinda! » Alors celui qui doit ressusciter le mort, après plusieurs prières et diverses singeries, comme s'il étoit possédé de son dieu Govinda, ordonne qu'on lève la tente. Le prétendu mort se met aussitôt å danser avec les autres dasseris ; on le conduit en triomphe dans la ville, et la cérémonie se termine par un grand repas qu'on donne ȧ ces séditieux et par des présens qu'on leur fait de pièces de toile.

Les Maures ne se paient pas de ces impostures: car s'il arrive, ce qui est rare, que les dasseris fassent de ces sortes de Pavadams dans les lieux où ils sont les maîtres, ce n'est qu'ả coups de bâton qu'ils font ressusciter le mort et qu'ils dissipent le tumulte. Il est étonnant que les Indiens n'aient pas recours au même remède. Jusqu'à présent les dasseris n'ont pas

tenté la voie des Pavadams contre les chrétiens, soit qu'ils craignent de ne pas réussir par cet artifice, soit qu'ils appréhendent, comme on le dit, que leurs prétendus morts ne le deviennent réellement.

La fête de Pâques se passa avec un grand ordre et avec beaucoup d'édification Le parent du prince assista à toute la cérémonie, après laquelle quarante personnes reçurent le baptême. Quatre chefs de famille vinrent mettre aux pieds du missionnaire le lingan et les autres signes d'idolâtrie qu'ils portoient on les instruit actuellement eux et leurs familles, et il y a lieu de croire qu'ils seront de fervens chrétiens. Il n'y a guère de mission dans l'Inde où la religion ait fait de si rapides progrès en si peu de temps et où les peuples paroissent plus disposés à l'embrasser. Certains engagemens en retiennent beaucoup, comme malgré eux, dans l'idolâtrie; si cet obstacle peut une fois se lever, la moisson sera plus abondante.

Aussitôt que le prince d'Anantapuram commença à se mieux porter, le missionnaire alla le remercier de la bonté qu'il avoit eue de contribuer au bon ordre et à la solennité de la fête. Le prince lui témoigna d'une manière obligeante le déplaisir qu'il avoit de n'avoir pu y assister, et il ajouta que les calomnies qu'on ne cessoit de répandre contre la loi chrétienne se détruisoient d'elles-mêmes.

On ne parloit alors à la cour que du fameux sacrifice appellé Égnam qu'on venoit de faire par ordre du prince, qui n'avoit pu résister aux sollicitations des brames. Une inondation avoit renversé la chaussée du grand étang de la ville, et le prince se laissa persuader que la chaussée se romproit toujours si l'on ne faisoit ce sacrifice. Peut-être serez-vous bien aise, monsieur, de savoir les cérémonies qu'on y observe.

Neuf jours de suite on sacrifie un bélier; le lieu où se fait le sacrifice est hors de la ville. Le grand sacrificateur, qu'on appelle saumeagi, est assisté de douze autres ministres ou sacrificateurs, tous brames; ils sont habillés de toiles neuves de couleur jaune. On bâtit exprès une maison hors de la ville dans l'endroit où le sacrifice doit se faire; on y creuse une fosse dans laquelle on allume du feu qui doit brûler nuit et jour, et qu'ils appellent pour cette raison feu perpétuel; ils y jettent différentes sortes de bois odoriférant; ils y versent du beurre,

de l'huile et du lait en récitant certaines prières tirées du livre de leur loi. On procède ensuite à la mort du bélier: on lui lie les pieds et le museau, on lui bouche les narines et les oreilles pour lui ôter la respiration; après quoi les plus robustes des sacrificateurs lui donnent des coups de poing en prononçant à haute voix certaines paroles. Lorsqu'il est à demi tué, le grand sacrificateur lui ouvre le ventre et en tire le péritoine avec la graisse, qui se met sur un petit faisceau d'épines qu'on suspend audessus du feu perpétuel, en sorte que la graisse venant à fondre y tombe goutte à goutte. Le reste du péritoine et de la graisse se mêle avec du beurre que l'on fait frire et dont tous les sacrificateurs doivent manger: on en distribue pareillement aux plus considérables de l'assemblée, comme une chose sainte. Le reste de la victime est coupé par morceaux qu'on fait bouillir et qu'on jette par petites parties dans le feu, car il faut qu'il ne reste rien de cette espèce d'holocauste. Le sacrifice achevé, on donne un festin à mille brames, ce qui se pratique aussi tous les jours de cette neuvaine.

Le neuvième jour, le grand sacrificateur entre dans la ville, porté sur un char qui est tiré par les brames. La cérémonie se termine par des présens qu'on fait aux brames et surtout au grand sacrificateur et à ses douze assistans: ces présens sont des pièces de coton et de soie, et de grands pendans d'oreille d'or qui leur tombent presque sur les épaules, ce qui est la marque qui distingue le grand sacrificateur et le grand docteur de la loi. La dépense que fit le prince pour ce sacrifice monta à plus de onze mille livres.

Ce fut dans la même visite que le père demanda aux brames quelle étoit leur intention en portant le prince à faire cette dépense et quel avantage elle pouvoit lui procurer: «< Hé quoi! répondirent les brames, ne savez-vous pas que le chorkam, ce lieu de délices, est la récompense de ceux qui font faire le sacrifice de l'Égnam?- Mais quelles sont ces délices, reprit le père, qu'on goûte dans votre chorkam? -Il y en a de toutes sortes, répondirent les brames; mais surtout il y a un arbre qui fournit tous les mets qu'on peut désirer.-N'y a-til rien de plus? dit le père. » A cela les brames ne répondirent rien: « Je vois bien, ajouta le père, que la honte vous retient et vous empêche de me répondre. Faut-il que je révèle ici les in

abominations qui se pratiquoient dans l'an cienne Rome aux cérémonies de Cybèle.

Ce discours, qui confondoit les brames, ne pouvoit manquer de les irriter; c'est pourquoi le missionnaire, après avoir pris conge du prince, leur parla d'un ton plus affable: « Ne croyez pas, leur dit-il, que le ressentiment ou l'animosité ait aucune part à ce que je viens de dire. Si j'ai parlé avec plus de véhémence que je n'ai accoutumé de faire, ne l'attribuez qu'au désir que j'ai de vous faire entrer dans le chemin du ciel le vrai Dieu, qui connoît mes intentions, vous les manifestera un jour. Je vous regarde tous comme mes frères, et je suis prêt à donner ma vie pour le salut de vos âmes. »

famies que vos historiens rapportent sur ce | pouja où le démon renouvelle dans l'Inde les chorkam? Croyez-vous que j'ignore le nom de ces quatre femmes prostituées qui en font la félicité? J'en dis assez, et je n'ai garde d'entrer dans un plus grand détail. Mais voulez-vous savoir l'idée que je me forme de votre chorkam? je le regarde comme une assemblée d'impudiques ou plutôt de bêtes immondes dont l'occupation est d'assouvir leurs brutales passions. C'est aussi l'occupation de vos prétendues divinités. L'histoire de Devendroudou n'en est-elle pas une preuve authentique ? Le Ramaianam, ce livre si célèbre parmi vous, rapporte la malédiction que le pénitent Caoutamoudou lança contre le premier dieu du chorkam. La métamorphose d'Émoudou en chien, que Darma Rasou vouloit introduire dans ce lieu de délices, n'est-elle pas rapportée fort au long dans le Baratam, ce quatrième livre de votre loi? Cent autres histoires semblables tirées de vos livres ne prouvent-elles pas mani- | festement quel est le caractère de vos dieux? Falloit-il engager le prince à de si grands frais pour le placer dans une si infâme assemblée ! » La fureur étoit peinte sur le visage des brames, et frémissant de rage, ils se regardoient les uns les autres sans oser parler. Le prince, attentif à ce qui se disoit de part et d'autre, sembloit ne prendre aucun parti. Sur quoi le missionnaire lui adressant la parole: « Prince, lui dit-il, je ne saurois trahir mes sentimens ; votre silence sur une matière si importante me surprend. Je ne suis qu'un enfant, répondit le prince, que pourrois-je ajouter à ce que vous venez de dire ? » Puis, se tournant du côté des brames, il récita un vers dont le sens étoit: << Voilà quelle est la majesté des dieux que nous adorons. >>

«Que n'aurois-je pas encore à vous dire, poursuivit le père, de ces prières tirées du livre de la loi que vous récitez en assommant à coups de poing la victime et de celles que vous dites lorsqu'on l'écorche et qu'on lui fend le ventre? Un brame qui toucheroit la chair du moindre animal passeroit chez vous pour un infâme, et cependant c'est parmi vous un acte de religion de manger la graisse du bélier pendant le sacrifice de l'Égnam, vous la vendez même au poids de l'or. Que ne dirois-je pas de ces mystères d'iniquité que vous cachez avec tant de soin et dont j'ai une parfaite connoissance? » Le père parloit d'un de leurs sacrifices appelé Sacti

Ce fut là la dernière dispute du missionnaire avec les brames; ils l'évitèrent quand l'occasion s'en présenta. Du reste il ne s'est passé rien de particulier jusqu'à la fête de Paques de l'année 1720, si ce n'est quelques alarmes causées de temps en temps par les dasseris, car ils se sont souvent assemblés à dessein de renverser notre église de Madigoubba, mais par la miséricorde de Dieu leurs projets ont été inutiles.

On ne pouvoit guère se dispenser d'inviter le prince à cette seconde fête de Pâques. Il s'en excusa d'abord sur une affaire importante qui lui étoit survenue; mais peu après il se ravisa dans la crainte de mortifier le missionnaire, et il lui envoya dire qu'il y assisteroit. Il y vint en effet avec un nombreux cortège de cavaliers, de soldats et d'éléphans. Il avoit actuellement la fièvre, et il ressentoit de vives douleurs d'un abcès qui l'empêchoit de se tenir assis. Il assista à toutes les cérémonies, après lesquelles il dit qu'il alloit prendre un peu de repos jusqu'au temps que devoit se faire la procession. On lui représenta que, pour ne pas s'incommoder, il pouvoit voir la procession de sa chambre ; mais tout malade qu'il étoit, il voulut par respect venir à l'église.

La procession commença sur les sept heures du soir au son des instrumens et à la lumière de quantité de flambeaux et de feux d'artifice; on fit trois fois le tour de l'église en récitant à haute voix les litanies du saint nom de Jésus, de la sainte Vierge, du saint sacrement, et de saint François Xavier. La fièvre ne quitta point le prince ; cependant avant que de partir, il vint encore à l'église, et en présence de ceux qui

vous êtes ennemi du grand monde, vous serez dans un lieu retiré où personne ne troublera vos saints exercices.

étoient à sa suite et des nouveaux fidèles, il | jours avec moi. J'ai pourvu à tout: je sais que parla de la religion chrétienne en des termes pleins d'estime et de vénération. Le père lui présenta les rettis chrétiens en le priant de les prendre sous sa protection: « Ils me sont infiniment chers, répondit-il, depuis qu'ils ont le bonheur d'être vos disciples. >>

- C'est le vrai Dieu, reprit le missionnaire, qui met dans votre cœur de si saintes dispositions. Ces pressentimens que vous avez du bonheur de l'autre vie sont des grâces qu'il vous fait et que vous devez craindre de rejeter. J'espère de son infinie bonté qu'il vous rendra la santé du corps et qu'il vous donnera le courage de vaincre les obstacles qui s'opposent à la possession du véritable bonheur que vous désirez. Ces obstacles, prince, ne vous sont pas inconnus vous avez besoin de fermeté pour les surmonter. » Après ces paroles, le

Les douleurs que lui causoit son abcès augmentèrent de jour en jour sans qu'on pût le soulager par aucun remède. Il se fit apporter un couteau et il se l'ouvrit lui-même ; mais bientôt la plaie parut incurable et il se crut désespéré: aussitôt il fit faire son tombeau et il en donna le dessein. Tout mourant qu'il étoit, il s'y fit transporter pour examiner si l'on suivoit le plan qu'il en avoit tracé. Plusieurs princes du voisi nage le visitèrent: il n'y eut personne qui n'ad-père fut conduit dans le logement qu'on lui

mirât l'intrépidité qu'il faisoit paroître aux approches de la mort, dont il parloit sans cesse. Belle leçon pour les grands, qui, même dans le christianisme, ne peuvent souffrir qu'on leur annonce qu'il faut mourir.

Le père, dans cette triste occasion, tâcha de lui donner des marques de sa reconnoissance et de lui témoigner l'intérêt qu'il prenoit à sa conservation. Il lui envoya par un catéchiste un peu de baume de capaïba: « Ce n'est pas ici, dit le prince, un remède de mercenaire, c'est un présent d'ami. » Dès le premier appareil, il dépêcha un cavalier avec des soldats vers le père pour le prier de le venir voir. Il avoit quitté son palais, il étoit campé sous des tentes hors de la ville, sur un petit coteau au pied duquel étoit le mausolée qu'il faisoit construire: c'étoit un caveau revêtu de pierres de taille où l'on descendoit par plusieurs marches; il y avoit fait pratiquer trois petites niches: celle du milieu, qui se fermoit par une porte à deux batlans, étoit destinée à mettre son corps. Sur le caveau étoit une plate-forme de pierres de taille qui soutenoit plusieurs colonnes sur lesquelles s'élevoit une pyramide.

Il ne se peut rien ajouter au respect et à la tendresse avec laquelle il reçut le missionnaire. Après plusieurs honnêtetés : « Ne pensez pas, lui dit-il, à soulager mon corps: je me regarde déjà comme enfermé dans le tombeau. J'ai assez vécu : les maux que je souffre depuis deux ans m'ont dégoûté de la vie ; je ne suis plus occupé que de la pensée des biens éternels; c'est par vos prières que j'espère les obtenir. Faitesmoi donc le plaisir de demeurer quatre ou cinq

avoit préparé c'étoit une grande tente qui pouvoit contenir cinquante personnes. On l'avoit dressée sur une petite colline, vis-à-vis de celle où le prince était campé.

Ce que je viens de rapporter fait bien voir l'estime que ce prince avoit conçu de la religion chrétienne et de ses ministres. Le missonnaire profita de ces dispositions favorables pour briser le reste des liens qui de retenoient dans l'idolatrie : « Ne vous y trompez pas, prince, lui dit-il dans un autre entretien, sans la connoissance du vrai Dieu dont je vous ai si souvent parlé, vous ne parviendrez jamais à ce bonheur éternel après lequel vous aspirez. -Je ne reconnois, répondit le prince, qu'une seule Divinité: est-il possible que vous en doutiez encore?»> Et incontinent après il prononça le nom de Chiva : « Ah! prince, interrompit le missionnaire en lui serrant la main, ce Chiva n'est rien moins que le véritable Dieu : ce qui vous abuse est que vous lui donnez le nom de maître souverain, et c'est un nom qui ne lui convient nullement : c'étoit autrefois un homme mortel comme vous que vous avez érigé en divinité. Ce Chiva a eu des femmes et des enfans; et le souverain maître de toutes choses, comme vous l'avouez vous-même, est un être spirituel et invisible. Cela est incontestable, repartit le prince. >>

Le missionnaire insista ensuite sur le lingan. qui est le symbole de cette fausse divinité et auquel ce prince est si fort attaché : « Tandis que vous le porterez, dit-il, n'espérez pas d'avoir part aux bien du ciel : c'est une vérite que je suis prêt de sceller de mon sang » Le

prince, à ces paroles qui devoient naturellement l'aigrir, répondit avec douceur : « Eh quoi ! croyez-vous qu'on me souffrit un moment dans le poste que j'occupe si je quittois le lingan?-Oui prince, reprit le père; du caractère dont je vous connois, j'espère qu'avec le seCours de Dieu, vous n'auriez rien à craindre:>> Les gardes, qui la plupart sont linganistes, prêtoient l'oreille à cet entretien, et le catéchiste avoua depuis qu'il trembloit lorsqu'il entendit le missionnaire parler avec tant de liberté. Il y a apparence que le prince y fit réflexion, car il interrompit le discours, et le faisant tomber sur sa maladie, il dit au père plusieurs fois « Vous m'avez sauvé la vie. La mauvaise odeur des emplâtres qu'on me donnoit m'étoit plus insupportable que mes douleurs; la seule odeur du baume que vous m'avez envoyé m'a en quelque sorte ressuscité je ne sens plus de douleur. >>

En effet, l'abcès s'étoit entièrement vidé : la plaie étoit belle et les chairs commençoient à se réunir, en sorte qu'on ne doutoit plus de sa prochaine guérison. Le père demanda la permission de se retirer dans son église, mais ce ne fut que six jours après que le prince se rendit à sa prière avec des témoignages de la plus tendre reconnoissance.

Quatre jours étoient à peine écoulés qu'il envoya un exprès au missionnaire pour lui dire que sa santé se rétablissoit de jour en jour, et qu'il se recommandoit à ses prières. Ce jourlà même il alla à la promenade. Au retour, il voulut aller coucher au palais; mais, sur ce qu'on lui représenta qu'il étoit tard et que difficilement les équipages pourroient être prêts, le voyage fut remis au lendemain.

Sur le minuit, après que les officiers se furent retirés et qu'on cut posé les sentinelles à l'ordinaire, il ne resta dans la tente du prince qu'une concubine et un jeune garçon dont la fonction étoit de chasser les mouches pendant son sommeil. Cette malheureuse éteignit les lampes, s'approcha du lit du prince, et prenant son sabre lui en déchargea un coup qui lui porla sur la joue. Le prince s'éveilla et jeta un grand cri. Elle, sans s'épouvanter, revint à la charge et lui coupa le cou. Au bruit qui se fit, les gardes entrèrent dans la tente, et trouvant le prince nageant dans son sang, ils saisirent la concubine, qui prenoit la fuite. Bien loin d'être étonnée, elle prit une contenance fière et dit au

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général des troupes, qui mettoit la main sur elle : « Est-ce donc ainsi que vous faites la garde? on vient d'égorger le prince vous en répondrez. »

Cette femme étoit une espèce de comédienne que le prince affetcionna après l'avoir vue danser. Moyennant une somme d'argent donnée à ses parens, il la fit consentir à demeurer dans le palais, où il lui fit prendre le lingan. Comme sa première femme étoit stérile, il l'épousa et il en eut quatre enfans. Elle étoit plutôt chargée qu'ornée de perles et de diamans. Il lui avoit donné le titre et les honneurs de seconde femme, et il avoit en elle la plus intime confiance. Quelque agrément qu'elle eût dans le palais, elle n'en pouvoit supporter la gêne et elle regrettoit sans cesse son premier genre de vie. La maladie dangereuse du prince lui avoit donné l'espérance de recouvrer bientôt sa liberté. Cette espérance s'étant évanouie par le rétablissement de sa santé, l'ennui de la contrainte et l'amour du libertinage la portèrent à acheter sa liberté par un si noir attentat. On ne l'a pas fait mourir, on s'est contenté de l'enfermer pour le reste de ses jours.

La mort de ce prince fut un coup sensible pour le missionnaire et pour les nouveaux fidèles. Il aimoit la vérité, et, bien qu'il fût naturellement impérieux et colère, il l'écoutoit avec docilité et avec plaisir; quelques-uns même se persuadoient qu'il avoit embrassé la foi, parce que depuis qu'il avoit entendu parler du vrai Dieu, son naturel s'étoit radouci et qu'on ne voyoit plus de es exemples d'une justice sévère avec laquelle il punissoit auparavant jusqu'aux moindres fautes.

Dans la dernière conversation que le père eut avec lui, le discours tomba sur le pardon des injures, et le missionnaire lui ayant dit que la bonté étoit un des attributs de Dieu et que les princes, qui sont ses images sur la terre, doivent exceller dans cette vertu : « Vous me faites plaisir, répondit-il; je vous assure que je vais m'attacher plus que jamais à acquérir de la douceur et à user de clémence. Dieu vous a donné un fonds de droiture, lui dit le père dans le même entretien, qui est une grande disposition pour connoître et embrasser la vérité; mais à cette connoissance vous mêlez quelquefois des idées de gentilisme qui altèrent beaucoup ces heureuses semenres.

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