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LETTRE DU P. LAVAUR

A M. DE LAVAUR, SON FRÈRE.

Guerre des Maures et des Marattes.-Echec des Français, commencement de leur décadence dans l'Inde.

MON TRÈS-CHER FRÈRE,

Je ne vous ai pas écrit depuis le temps où la guerre fut déclarée en ce pays-ci entre la France et l'Angleterre. Le départ de ma lettre précéda de peu cet événement et suivit le sort du vaisseau qui la portoit, lequel fut pris par les Anglois. Après la paix faite, il a dù vous sembler que c'étoit ma pure faute si je ne vous donnois point de mes nouvelles; mais il s'en faut bien que la tranquillité rendue à l'Europe et aux cantons de l'Inde soumis aux Européens soit venue jusqu'à moi; j'ai été sans intervalle jusqu'à présent au milieu de la guerre et des alarmes qui la suivent chaque jour, dans l'attente de quelque catastrophe funeste, du moins à mes églises, si ma vie n'y risquait pas. En cette situation, on n'est guère en humeur d'écrire ni même en commodité de le faire: tout au plus j'écrivois fort succinctement à Pondichery, et il y a eu même des temps où j'osois à peine le faire, savoir lorsque les François ont été eux-mêmes mêlés dans cette suite de troubles dont j'ai été continuellement investi. Ceci s'est engagé de proche en proche et a produit des événemens dont l'importance et la singularité méritent une histoire particulière. Pour vous mettre au fait, il faudroit non-seulement remonter à d'autres événemens qui se sont passés avant.mon arrivée dans l'Inde, mais encore vous donner une idée de la constitution du pays, de son gouvernement, des différens peuples qui l'habitent, des droits qu'y prétendent les Marattes et les Maures, dont les premiers l'ont autrefois gouverné et les derniers le gouvernent actuellement ( quand je dis gouverner, cela veut dire piller). Les Maures en sont en possession, et leurs exactions se font à plus petit bruit; les Marattes le parcourent à main armée et portent plus loin leur cruauté, pillant, saccageant et brûlant tous les lieux où ils passent On est p. ncipalement exposé à ces sortes d'incursions dans le pays où sont les églises que j'ai desservies jusqu'ici, au delà des montagnes

situées à cinq ou six journées de Pondichery. Les gouverneurs maures les laissent faire, pour éviter les frais d'une guerre, et quelquefois sont eux-mêmes pillés. Pour les princes particuliers, originaires du pays, ils sont hors d'état de résister, outre la crainte que les Marattes leur ont imprimée par la vitesse avec laquelle ils se transportent d'un lieu à un autre et qui fait qu'on ne peut se garantir de leurs surprises, fût-on plus fort qu'eux; de cette sorle, deux ou trois cents chevaux marattes font la loi dans une grande étendue de pays; nos housards ne feroient que blanchir auprès d'eux on les croit à trente lieues lorsqu'on les voit paraître tout à coup à la faveur d'une marche cachée par des déserts ou des forêts ou par l'obscurité d'une nuit durant laquelle ils auront fait des quinze ou seize lieues. La Providence m'a ga ranti d'eux bien des fois, ou en me les faisant éviter ou en me conciliant l'amitié des chefs au moyen de quelque petit présent de fruits que je leur envoyois en prévenant leur arrivée dans les endroits où je me trouvois. C'est ainsi que j'ai habité parmi eux durant huit ou neuf mois sans en recevoir le moindre dommage, si je ne puis dire la moindre inquiétude, ayant de pareils voisins campés autour de mon logement. Les chefs étoient presque continuellement chez moi, et il falloit souffrir cette importunité pour ne pas s'exposer à quelque chose de pire. Cela m'attiroit de la part de leurs gens une considération qu'ils n'avoient pas pour le prince même qui les avoit appelés à son secours et qui les soudoyoit pour se défendre contre le roi du Maissour, le plus puissant prince gentil qui soit dans la péninsule de l'Inde. Pendant que ces Marattes amis lui faisoient bien plus de mal que les Maissouriens, ses ennemis, qu'ils brûloient tous ses villages et détruisoient tous ses jardins, ils n'osoient entrer dans le mien et y prendre une feuille d'arbre, sinon avec ma permission. Malgré ces égards, je n'avois pourtant pas osé entreprendre un voyage et m'éloigner de leur camp, la plupart des soldats d'une pareille troupe n'ayant d'autre paie que la permission de piller impunément, à condition de partager le butin avec leurs chefs, qui, suivant leur concordat, ne leur font jamais rendre ce qui est une fois pris. Je serois bien long si je voulois entrer dans le détail de bien d'autres traits de la Providence dans le genre de celui que je viens de rapporter; je vous

ajouterai seulement qu'un missionnaire qui est en pareille situation et comme bloqué par une telle armée n'est pas cependant oisif pour les fonctions de son ministère. Il y a quantité de chrétiens dans ces sortes d'armées, où à la vérité ils ne sont pas en grande considération, mais ils n'en méritent pas moins la nôtre; l'emploi de la plupart est d'y soigner les chevaux des cavaliers marattes; d'autres y gagnent leur vie en vendant de l'herbe ou du bois. Comme ce sont des gens qui n'ont rien en propre que leur personne, ils trouvent leur patrie partout où ils trouvent à vivre. Une multitude de ces chrétiens suivit les Marattes il y a onze ou douze ans, après une incursion de ceux-ci ou plutôt une inondation qui embrassa presque toute la péninsule, depuis leur pays, situé au nord de Goa et s'étendant vers l'est, jusqu'à la mer, qui borne au sud ce pays-ci: ils passèrent les montagnes qui lui servent de barrière et vinrent jusque auprès de Pondichéry. Après avoir tué dans un combat le nabab ou gouverneur d'Arcat (c'est le nom de la ville capitale de ce pays et du pays même qui s'étend depuis la mer jusqu'aux montagnes dont j'ai déjà parlé, de l'est à l'ouest, et il a bien plus d'étendue encore nord et sud), le gendre du nabab, nommé Sandersaeb, éloit alors avec ses principales forces dans le royaume de Trichirapali, qu'il avoit conquis ou usurpé tout récemment, les Marattes allèrent l'attaquer, prirent la ville capitale et l'emmenèrent prisonnier dans leur pays. Ce fut alors qu'une multitude de chrétiens, auparavant attachés au service du nabab, suivirent les vainqueurs en continuant auprès de ceux-ci les emplois qu'ils avoient auparavant, comme de soigner les éléphans, les chameaux, les che

vaux.

Quoique les Maures, gouverneurs particuliers de quelque place ou de quelque pays aient des démêlés presque continuels avec les différens chefs des Marattes qui rôdent de côté et d'autres, cependant tout se réunit, Maures et Maralles, sous l'étendard du grand nabab ou gouverneur de la péninsule, qui réside, soit à Aurengabad, situé dans le pays même des Marattes, soit à Golconde; la puissance de celui-ci le rend formidable à son maître même, le Grand Mogol, dont il dépend plus de nom que de fait. Il s'est attribué la nomination de tous les nababs subalternes, de sorte que le pays d'Arcat étoit passé, après plusieurs évé

nemens qu'il seroit trop long de déduire, à une de ses créatures. L'avant-dernier de ces gouverneurs qui étoit en place quand tout ce que je viens de dire est arrivé étoit le fameux Nisan, le même qui appela Thamas-Koulikan à Dely pour en emporter les richesses immenses dont celui-ci dépouilla le Grand Mogol. Nisan étant mort, il y a trois ou quatre ans, Nazersing lui succéda. Dans cette circonstance, Sandersaeb, prisonnier des Marattes, en obtint sa liberté ; il ne put également obtenir de Nazersing la place de gouverneur d'Arcat, mais il se proposa de l'emporter de force. Soutenu et conduit par un neveu de Nazersing nommé Idaielmodiskan, mécontent de son oncle, il contoit encore plus pour réussir sur l'amitié des François, qui avoient été toujours de bonne intelligence avec sa famille et qui avoient lieu de se plaindre de son compétiteur, dont les Anglois avoient reçu du secours dans la dernière guerre que nous avons eue avec eux. Sa confiance n'a pas été trompée : les François s'étant joints à lui ont tué son rival dans un combat et l'ont mis en possession du pays. Ils travailloient même à agrandir son gouvernement quand Nazersing est venu avec une armée formidable, il y avoit plus de cent mille chevaux, et dont le total montoit au nombre de quatre cent mille hommes. Idaielmodiskan est tombé entre les mains de son oncle, on n'a jamais bien pu éclaircir par quelle intrigue. Les François n'ont eu d'autre parti à prendre que la retraite devant une armée dont ils ne connoissoient encore que le nombre et non la foiblesse : les Maures, en les attaquant, les ont instruits de ce dernier point. Les François, investis de tous côtés et n'étant qu'un contre cinquante, ont fait un abbatis de Maures et Marattes qui les a étonnés à tel point qu'à présent ils ne peuvent soutenir dans un combat un visage blanc. Il faut remarquer que les Anglois, presque en égal nombre que nous, étoient dans l'armée de Nazersing; mais ils s'amusèrent avec leur canon, qui ne put suivre nos gens. Ceux-ci, ayant mis au milieu d'eux Sandersaeb et son fils, firent une bonne journée de chemin en passant sur le ventre à des armées dont chacune sembloit devoir les engloutir et se rendirent à une lieue de Pondichéry, ayant été obligés d'abandonner dans la boue quelques pièces de canon qu'ils ont repris dans les suites. Après avoir formé leur camp, ils ne furent pas longtemps

leur petit nombre, lui donnèrent un successeur et déterminèrent l'élection, qu'ils firent tomber sur un cadet même de Nazersing, qu'ils venoient de faire périr; ils l'avoient eu prisonnier à Pondichéry: il se nomme Salabersing. Celuici confirma tout ce que son prédécesseur avoit fait en faveur de la nation françoise, et le détachement françois s'attacha à lui pour le conduire et le mettre en possession de Golconde. On y est heureusement arrivé, et de là on est allé à Aurengabad. Les trésors de ces deux villes, fruits des épargnes, des travaux et des infidélités des grands nababs, qui depuis longtemps ne payoient rien à leur maître le Grand Mogol, se trouvent à présent entre les mains des François, dont le commandant règne pour ainsi dire à la faveur d'un petit détachement dans tout un pays bien plus considérable que la France. Salabersing est sous sa tutelle.

sans exercer à leur tour l'armée de Nazersing; | mourut presque aussitôt. Les François, malgré trois cents hommes fondirent dessus la nuit suivante, taillèrent en pièces un corps de douze mille chevaux plus avancés que le reste et déterminérent par lå Nazersing à aller se loger plus loin. Ceci a été suivi de bien d'autres actions et prises de villes à peine vraisemblables, mais cependant vraies. A tous ces échecs de Nazersing se joignit la disette de vivres, qui l'obligea de permettre à ses gens de se débander pour aller chercher des fourrages et des vivres ailleurs. J'en ai vu des détachemens à plus d'une douzaine de journées du camp principal. Je fus avertis pour lors qu'on étoit allé me chercher dans une de mes églises pour me prendre et m'emmener à Nazersing et qu'on devoit venir à celle où j'étois. Un jésuite d'Agen, nommé le père Costas, qui venoit d'une autre extrémité de nos missions, se trouva dans celte conjoncture avec moi. Il n'y avoit que nous deux de missionnaires dans ces terres: en pareille situation, ce n'étoit pas la mort qui nous alarmoit, mais nous crûmes cependant devoir faire ce qui dépendoit de nous pour l'éviter. Nous nous éloignâmes donc encore d'environ trois journées dans le nord, en nous proposant de pousser jusqu'à Goa si les recherches qu'on faisoit de nous nous y obligeoient. Mais quinze jours ou trois semaines après, le bruit public nous apprit la mort de Nazersing, tué par ses gens mêmes dans une action vive où les François jouèrent à tout perdre et firent une entreprise et des efforts dont tout ce qu'on a écrit des combats d'Alexandre très-certainement n'approche pas. La scène changea. Idaielmodiskan, qui étoit déjà entre les mains des exécuteurs pour perdre sa tête, fut déclaré grand nabab, vint à Pondichéry et ne chercha qu'à témoigner sa reconnoissance aux François par des dons en terres et d'autres présens considérables; il voulut en avoir un détachement avec lui pour s'aller saisir de Golconde, où étoient les trésors immenses ramassés par Nisan. On lui donna donc environ deux cents blancs avec un nombre plus considérable d'Indiens aguerris à notre service. Dans la longue route qu'il falloit faire pour arriver au terme du voyage, autre révolution. Quelques nababs particuliers ayant conjuré contre Idaielmodiskan, il y a eu un combat funeste aux conjurés.; mais sur la fin de l'action, une flèche, tirée par je ne sais qui, atteignit l'œil du vainqueur, qui

Pendant que tout ceci s'est passé dans le nord, bien loin d'ici, les Anglois ont voulu chasser le nabab d'Arcat placé par les François et lui substituer un des enfans de l'ancien nabab, mort dans le combat dont j'ai parlé cidessus. Celui-ci s'est emparé de la ville et du royaume de Trichirapali, dont il avoit eu l'administration du vivant de son père; il s'y est maintenu jusqu'aujourd'hui, mais on le serre à présent dans sa capitale, quoique le nombre des Anglois qui sont avec lui égale au moins celui des François qui l'attaquent. Les Anglois ont reçu bien plus de soldats d'Europe que nous; mais il paroît, par tous les événemens passés et par le tour que les affaires prennent pour le présent, que nous avons Dieu de notre côté. Si les Anglois prévaloient, on peut juger, par la conduite qu'ils tiennent à l'égard de la religion catholique dans les lieux de leur dépendance, qu'ils achèveroient de la ruiner, au lieu que les succès des François sont ceux de la religion même. Sandersaeb nous a déjà donné un beau terrain au milieu de la ville d'Arcat, où nous commencions à bâtir quand les Anglois sont venus pour faire une diversion qui rompit l'entreprise de Trichirapali. Ils s'en sont emparés sans résistance et la quitteront avec la même facilité à l'arrivée des troupes qui ont été envoyées pour les en chasser. C'est une ville immense qui a plus d'une mortelle

1 Lisez Chandasaeb.

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* Cette ville fut assiégée par nous, mais ne fut point

lieue de long, ou, pour mieux dire, c'est un
amas de différens villages qui environnent
une ville et sont censés faire un tout avec elle
å raison de leur proximité ou de l'union qu'ils
ont avec elle ou entre eux par une rue par
exemple, tandis que ce ne sont à droite et à
gauche de cette rue que des champs et des
bois. Nous avions ci-devant une petite église
dans un faubourg. Nous venons aussi de faire
un nouvel établissement dans la ville de Gingi,
autrefois capitale du royaume de ce nom et dont
Pondichery dépendoit. Cette ville, fameuse par
ses sept forteresses, dont chacune est à la cime
d'une montagne et qui ont communication entre
elles par des murs bâtis dans l'intervalle de ces
sept montagnes pour les lier l'une avec l'autre,
avoit coûté douze ans de siége aux Maures, en-
>core ne la prirent-ils que par l'imprudence du
roi, qui se laissa faire prisonnier dans une sor-
tie mal concertée. Les François s'en sont ren-
dus les maîtres dans une nuit. Trois soldats
seulement ont grimpé sur l'une des montagnes,
malgré les corps de garde placés de distance en
distance et ont tellement étonné les Maures
que ceux-ci ont abandonné le reste avec bien
du butin et des richesses. Les François sont en-
core nantis de cette place, et je ne sais s'ils la
rendront au nabab. J'eus l'honneur d'y accom-
pagner, sur la fin du carême passé, M. le gou-
verneur de Pondichéry et Sandersaeb. J'étois
arrivé peu de temps auparavant dans cette ville
pour m'y reposer un peu après trois ans d'ab-
mais M. le gouverneur me demanda
sence;
pour être aumônier de l'armée qu'il envoyoit
à Sandersaeb pour soumettre quelques places.
Je quittai l'armée, excédé par les chaleurs,
avant qu'elle prit la route de Trichirapali. Je
ne m'arrêtai pas longtemps à Pondichery, at-
tendu le besoin de nos missions, pour lesquelles
je partis presque aussitôt.. Je repassai dans les
montagnes avec bonne envie de visiter toutes
mes églises, mais j'ai encore été traversé dans

ce dessein: une armée de Marrattes m'a lenu

n'avois guère sujet de m'attendre, savoir pour y remplir le poste de supérieur général. C'est au milieu des occupations dont je suis investi, outre la nécessité d'apprendre une nouvelle langue à l'âge de cinquante-sept ans, que je vous écris ceci à bâtons rompus pour vous apprendre en abrégé les événemens du pays, ma propre situation et pour vous faire connoître combien je suis éloigné de vous oublier. Recommandez-moi au Seigneur, faites-le prier pour moi et soyez toujours persuadé de la véritable tendresse avec laquelle je ne cesserai d'être, mon très-cher frère, votre, etc'.

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Je ne vous entretiendrai pas longtemps, mon révérend père, de ce qui m'est arrivé pendant mon voyage, qui n'a pas été aussi heureux qu'on me l'avoit fait espérer ; je me contenterai de vous en donner ici un précis.

Je me suis embarqué comme vous savez à Lorient. D'abord la navigation a été assez favorable; cependant je ne suis arrivé qu'au bout de cinq mois à l'Ile de France, qu'on ne connoissoit autrefois que sous le nom de l'île Maurice. Le capitaine du vaisseau ne voulut point relâcher à l'Ile-Grande, dans le Brésil, comme on en étoit convenu : nous aurions pu y faire provision d'eau douce, de bœufs et de volailles dont nous avions grand besoin; son dessein étoit de relâcher au Cap de Bonne-Espérance, qui est situé aux extrémités de l'Afrique : c'est une colonie hollandoise qui ne cède, dit-on, en rien à celle que cette nation entretient à Ba

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dassions. Après huit jours d'efforts inutiles pour entrer dans la rade, nous fûmes obligés de faire encore neuf cents lieues pour aller chercher

bloqué pendant près de deux mois dans la pre-tavia: mais Dieu ne permit pas que nous y abormière église de mon district. Grâce à Dieu, ce n'a pas été sans fruit, puisque dans mon séjour j'y ai fait plus de trente baptêmes, dont il y en a huit d'adultes. Il en restoit encore à faire de cette dernière espèce quand j'ai été rappelé Pondichéry pour une raison à laquelle je prise, et de cet échec data le déclin de notre puissance dans les Indes orientales.

Ce fut un mémoire de ce père Lavaur qui, trouvé dans sa cassette, servit à la fameuse condamnation de Lalli, gouverneur de l'Inde après Dupleix.

2 Aujourd'hui anglaise.

l'Ile de France, où nous arrivâmes enfin trèsfatigués de la traversée et d'où nous partimes après six semaines de séjour. Le reste de la route nous a beaucoup plus coûté : deux fois le feu a pris à notre vaisseau; cinq fois nous avons failli à être submergés; le navire a été plusieurs jours sur le point de se briser ou contre les rochers ou sur le sable, mais enfin l'activité et la bonne manœuvre de nos matelots nous ont toujours sauvés, grâces à la Providence qui veilloit sur nous. Nous avons vu de loin l'île de Madagascar', qui a près de neuf cents lieues de circuit; on prétend que c'est la plus grande fle connue, quoique beaucoup de voyageurs assurent que celle de Bornéo, vers la Chine, est plus grande encore. Nous avions autrefois à Madagascar un établissement françois qui ne subsiste plus depuis quelques années. Il y a quelques années qu'un des rois de cette tle mourut; ses sujets voulurent reconnoître le roi de France pour leur souverain à condition que ce monarque leur donneroit pour vice-roi un certain François qu'ils désignèrent et qu'ils avoient vu dans leur pays. Ce François devoit épouser la fille unique du roi défunt afin d'avoir des enfans de son sang. Le François accepta la proposition, quitta l'épouse légitime qu'il avoit à l'Ile de France, où il étoit établi, et se rendit dans son royaume accompagné d'une vingtaine de ses compatriotes dont il avoit formé sa cour; mais son règne ne fut pas de longue durée les François se comportèrent si mal à l'égard de leurs bienfaiteurs que ces insulaires, fatigués des insultes qu'eux et leurs femmes en recevoient, les massacrèrent tous en un jour. Je ne m'arrêterai point à vous détailler ies dangers que nous avons courus jusqu'à Chan dernagor, je vous dirai seulement que nous sommes arrivés dans cette ville après avoir es suyé tous les caprices de l'air et les fureurs d'une mer féconde en naufrages; mais je ne vous laisserai pas ignorer un événement mémorable qui a jeté l'épouvante dans tout le royaume de Bengale. Je ne fus pas plutôt arrivé au lieu de ma destination qu'on m'apprit qu'Elcabat

'Les Perses connaissaient Madagascar et donnaient à cette ile le nom de Sarandib; Ptolémée la nomme Cerné. Les Portugais la signalèrent en 1492 à l'Europe; elle a 336 lieues de long, 120 de large et environ 800 lieues de tour.

2 Borneo a 285 lieues de long sur 220 de large et 600 lieues de tour. Cette ile fut découverte en 1521 par le Fortugais Menesses.

et Bénarès, deux villes considérables du pays, venoient d'être submergées et qu'il avoit péri dans ce désastre plus de cent mille personnes, sans compter une quantité prodigieuse d'éléphans, de chameaux, de chevaux, de bœufs, etc. Un fleuve voisin, enflé par les eaux du Gange débordé, rompit sa digue et se répandit avec lant d'impétuosité et de fureur qu'il entraîna dans son cours tout ce qu'il y avoit d'aldées ou villages jusqu'à Bar. On prétend qu'il a péri dans cette malheureuse occasion environ trente ou quarante mille personnes, et que tout le Gange étoit couvert de cadavres, de bestiaux et de débris de maisons. Il semble que le Seigneur ait voulu punir ces villes des abominations qui s'y commettoient impunément depuis plus de trente ans. Nos missionnaires les comparoient à Sodome et à Gomorrhe; mais si tout ce qu'ils m'en ont raconté est vrai, comme je n'en doute point, elles méritoient un châtiInent semblable à celui qui a rendu si célèbres dans l'Écriture les deux villes que je viens de nommer.

Bénarès etoit le terme d'un pèlerinage où tous les ans il venoit des pays les plus reculés de l'Inde des milliers d'idolâtres qui, autorisés par l'exemple de leurs dieux, se livroient aux abominations les plus révoltantes et les plus monstrueuses assassinats, débauches, crimes de toute espèce, rien ne leur étoit défendu pendant le voyage; dans le temple même, qui en étoit le terme, la licence n'avoit plus de bornes; ma plume se refuse à vous écrire les horreurs qui s'y passoient et dont on se faisoit gloire comme un point essentiel de religion. Imaginez-vous tous ce que le cœur le plus corrompu et l'esprit le plus déréglé peuvent inventer de plus brutal et de plus odieux, et vous aurez quelque idée des fêtes affreuses qui se célébroient au temple de Bénarès'.

On compte dans Chandernagor environ cent deux ou trois mille habitans, comme à Pondichéry, et dans ce grand nombre nous n'avons guère que quatre mille chrétiens, en y comprenant les François, les métis et les topases; tout le reste est Maure mahométan ou idolâtre. Si nous avions plus d'ouvriers évangéliques, on pourroit malgré les efforts et la rage des bra

'Ville régulière, bien bâtie, avec maisons blanches ȧ toits plats. Les Anglais n'y laissent les Français qu'à la condition de n'y pas relever les fortifications détruites dans la dernière guerre

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