Ce qui est au-dessus de la force de l'homme inspire nécessairement de la crainte; et les dangers ont différents degrés, selon qu'il est plus ou moins possible de se mesurer avec eux. L'homme courageux ne s'effraie point; mais il ne cesse pas d'être homme : sa crainte ou son audace est réglée par la saine raison, et conserve une juste mesure; car telle est la nature de la vertu. On s'écarte de ce juste milieu, soit en craignant trop fort, soit en ne craignant pas assez, soit en craignant des choses qui ne sont pas à craindre, ou en ne redoutant point ce qui est à redouter. On dit que les Celtes pèchent par le défaut absolu de crainte, et ne redoutent ni les tremblements de terre, ni la fureur des flots (1): cet excès n'a point de nom dans notre langue; car ce qu'on appelle témérité est relatif à des dangers auxquels on peut échapper. Le téméraire va au-devant des dangers, et s'y jette; mais souvent la force l'abandonne quand il s'y trouve. L'homme courageux attend le péril avec calme, et ne s'y expose que lorsque l'honneur le lui commande; mais il s'y comporte avec vaillance. La jactance est un défaut voisin de la témérité; elle consiste à vouloir paroître ce que celle-ci est réellement. Celui qui a ce désir cherche à imiter le téméraire lorsqu'il peut le faire sans courir de rismais il a bien soin de ne pas s'exposer réelques, lement aussi avons-nous donné à des hommes de cette espèce un nom composé des mots TÉMÉRAIRES et PEUREUX. L'homme craintif est effrayé de tout, et l'est toujours outre mesure; il ne contient pas même l'expression de sa peur, et éclate en lamentations. Toujours désespéré, il voit des maux et des dangers partout, tandis que l'homme courageux est toujours plein d'espoir. Se donner la mort pour échapper à la pauvreté, ou à l'amour, ou à quelque accident douloureux, est plutôt l'action d'un lâche que celle d'un homme de cœur ; car fuir les choses difficiles à supporter est une preuve de foiblesse, et non de courage. NOTE. (1) « Les Celtes qui habitent le bord de l'Océan, dit Nico>> las de Damas (auteur du Siècle d'Auguste ), trouvent que » c'est une honte de se déranger pour un mur ou pour une >> maison qui tombe. Ils attendent le flot de la mer les armes » à la main, et se laissent submerger s'ils en sont atteints, >> afin qu'on ne puisse point les accuser d'avoir fut et de >> craindre la mort. »> DE LYCON (1). LE BUVEUR. m APPESANTI par la crapule, le buveur quitte lentement un sommeil que l'indigestion et les excès de la veille ont prolongé jusqu'à midi; ses yeux, gonflés de vin, offusqués par les humeurs, et qu'à peine il peut soulever, restent long-temps sans pouvoir supporter la lumière; il se sent d'une foiblesse extrême, puisque ses veines elles-mêmes contiennent, pour ainsi dire, du vin au lieu de sang (2); et il lui est impossible de se lever sans être soutenu. Enfin, appuyé sur deux esclaves (3), et foible comme s'il étoit fatigué du sommeil même, vêtu d'une simple tunique, sans manteau, chaussé mollement en sortant du lit (4), la tête enveloppée pour se garantir du froid, le cou penché, les genoux pliés, le teint pâle, il se fait traîner, de la chambre où il couchoit pour dormir, dans celle où il se couche à table: là, il trouve déjà quelques convives journaliers dont il est le chef et qui sont animés de la même passion. Il se hâte de chasser en buvant le peu d'es prit et de sentiment qui lui reste, provoque les autres à boire, et les harcelle, croyant que la plus belle victoire l'attend dans ce combat, comme s'il alloit vaincre et tuer beaucoup d'ennemis dans une bataille. Le temps s'avance et se passe à boire; la vapeur du vin obscurcit tous les yeux et les fait larmoyer; tous les convives sont enivrés, et ne se reconnoissent plus qu'à peine: l'un engage sans aucune cause une dispute avec son voisin; l'autre veut dormir, et est contraint par force à veiller; un troisième, qui cherche à éviter les troubles et à s'échapper pour se rendre chez lui, est retenu par le portier, qui le heurte et le repousse, en lui disant qu'il est défendu de sortir. Pendant ce temps, un autre est jeté dehors honteusement; il chancelle, mais son esclave le soutient et le conduit; il s'avance en laissant traîner son manteau dans la boue. Enfin notre buveur, laissé seul dans la chambre, ne quitte la coupe que lorsqu'il est accablé par le sommeil; alors devenu trop pesante pour ses mains affoiblies, elle lui échappe, et il s'endort. NOTES. (1) Philosophe péripatéticien, et chef de l'école du Lycée après Straton, successeur immédiat de Théophraste. Il étoit, ainsi que ce dernier, très-doux dans ses mœurs et très-élégant dans ses manières; et la douceur et l'harmonie de ses écrits lui ont valu de même un surnom honorable. Sa vie se trouve dans Diogène Laërce, liv. V. Ce caractère, le seul de cet auteur qui nous reste, nous a été conservé par Rutilius Lupus, rhéteur romain, contemporain de Tibère, dans sa traduction de l'ouvrage de Gorgias, DE FIGURIS SENTENTIARUM ET ELOCUTIONIS, où ce caractère se trouve cité comme exemple. Voyez l'édition de Ruhnkenius, page 99. (2) Il paroît que l'opinion vulgaire chez les anciens étoit que la boisson passoit à peu près directement dans les veines. Voyez les passages rassemblés par Ruhnkenius. (3) C'est ainsi que les anciens représentoient le vieux Silène, ou Bacchus lui-même quand il est accablé par l'ivresse. (4) « SOLEATUS PRE LECTULO. » C'étoit un genre de chaussure que les Romains ne portoient que dans l'intérieur des maisons. |