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VII

HEROISME.

Le paradis est sous l'ombre des épées.

MAHOMET.

Dans les vieux dramaturges anglais, et principalement dans Beaumont et Fletcher', il y a une si constante science de la distinction et de la noblesse, qu'il semble qu'une noble conduite fût la marque de la société de leur âge comme la couleur est la marque de notre population américaine. Lorsque quelque Rodrigo, quelque Pedro, quelque Valero entre, bien qu'il soit un étranger, le duc ou le gouverneur s'écrie aussitôt : Voilà un gentleman, et lui prodigue des politesses sans fin. Un certain jet héroïque de caractère et de dialogue qui s'harmonise avec cet amour des avantages personnels dans leurs pièces de théâtre, par exemple dans Bonduca, Sophocle, le Fol amant, le Double mariage, rend le personnage qui parle si ardent et si cordial, sort si profondément du fond même du caractère, qu'à la plus légère occasion, au moindre incident, le dialogue s'élève natu rellement jusqu'à la poésie. Parmi un grand nombre de passages, nous choisirons le suivant : Le Romain Martius

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1 François Beaumont et John Fletcher, tous deux contemporains de Shakspeare et du siècle d'Élisabeth, sont auteurs d'un grand nombre de tragédies et de comédies pastorales, composées en commun. L'aîné de ces jumeaux littéraires, John Fletcher, est né en 1579 et mort en 1625; Beaumont, né probablement en 1585, est mort en 1616.

a conquis Athènes tout entière, à l'exception des âmes invincibles de Sophocle, le duc d'Athènes, et de Dorigène, sa femme. La beauté de cette dernière enflamme Martius, et il cherche alors à sauver son époux; mais Sophocle ne demandera pas grâce pour sa vie, bien qu'il ait l'assurance qu'un mot le sauverait, et l'exécution des deux époux est ordonnée.

VALÉRIUS. Dis adieu à ta femme.

SOPHOCLE. Non, je ne prendrai pas congé d'elle. Ma Dorigène, va, mon esprit planera au-dessus de toi et t'environnera. Toi, je t'en prie, hâte-toi.

DORIGÈNE. Arrête-toi, Sophocle, bande-moi les yeux; que la douce nature et la sensible humanité de mon sexe ne soient pas offensées par la vue du sang de mon époux. Maintenant, tout est bien; jamais je ne contemplerai sous le soleil un objet comparable à mon Sophocle. Adieu. Maintenant, enseigne aux Romains à mourir.

MARTIUS. Sais-tu ce que c'est que de mourir?

SOPHOCLE. Si tu ne le sais pas, Martius, tu ne sais pas davantage alors ce que c'est que de vivre. Mourir, c'est commencer à vivre, c'est terminer une existence vieille, décrépite et épuisée, pour en commencer une autre plus nouvelle et meilleure; c'est laisser la société de fourbes et de coquins pour entrer dans celle des dieux et des déesses. Toi-même, à la fin, tu devras abandonner tes guirlandes, tes triomphes, tes plaisirs, et le visage que tu montreras à cette heure suprême prouvera ta force d'âme.

VALÉRIUS. Mais n'es-tu pas chagrin et affligé d'abandonner ainsi la vie?

SOPHOCLE. Pourquoi donc serais-je affligé d'être envoyé vers ceux que j'aimais toujours le plus? Maintenant je vais m'agenouiller en te tournant le dos; c'est le dernier devoir que ce corps doive remplir envers les dieux.

MARTIUS. Frappe, frappe, Valérius, ou le cœur de Martius va s'élancer hors de son sein. Quel homme! quelle

femme! Embrasse ton époux, et vivez avec toute la liberté à laquelle vous étiez accoutumés! O amour! tu m'as doublement affligé, tu m'as frappé par la beauté et par la vertu. Traître cœur, ma main t'arrachera de mon sein avant que tu brises le pieux lien qui unit ces deux époux.

VALÉRIUS. Qu'as-tu donc, frère?

SOPHOCLE. Martius! Martius! tu as trouvé maintenant le véritable moyen de me vaincre.

DORIGENE. O étoile de Rome! La reconnaissance a-telle des mots convenables pour une telle action?

MARTIUS. Valérius, cet admirable duc, captif, m'a captivé moi-même par son dédain de la fortune et de la mort; et bien que mon bras ait conquis son corps, son âme a subjugué l'âme de Martius. Par Romulus, il est, je crois, tout âme; il n'a pas de corps et l'esprit ne peut être enchaîné. Ainsi done, nous n'avons rien conquis, car il est libre et c'est Martius qui est maintenant captif.

Je ne me rappelle aucun poëme, aucune pièce de théâtre, aucun discours, aucun sermon, aucune nouvelle parmi toutes les publications des dernières années qui aient le même ton. Nous avons beaucoup de flûtes et de flageolets, mais rarement le son du clairon vient frapper notre oreille. Cependant, dans Wordsworth, Laodamia et l'ode intitulée Dion ont une certaine noble musique. Scott, de temps à autre, rencontre quelques beaux traits, par exemple le portrait de lord Evandale, décrit par Balfour de Burley. Thomas Carlyle, grâce à son goût naturel pour les caractères virils et entreprenants, n'a pas laissé échapper un seul trait héroïque dans les peintures historiques et biographiques qu'il nous a données de ses favoris. Un peu avant tous ceux-là, Robert Burns nous avait laissé un chant ou deux. Dans les Mélanges harléiens, il y a un récit de la bataille de Lutzen qui mérite d'être lu. L'histoire des Sarrasins de Simon Ockley ra

conte les prodiges de la valeur individuelle avec admiration, mais c'est l'histoire elle-même qui raconte ces prodiges, car, pour l'auteur, il semble évident qu'il a pensé que sa position dans la chrétienne Oxford l'obligeait à certaines récriminations et protestations. Mais si nous explorons la littérature de l'héroïsme, nous irons droit à Plutarque qui est son professeur et son historien. C'est à lui que nous devons le Brasidas, le Dion, l'Epaminondas, le Scipion, tous les vieux héros d'autrefois, et c'est pourquoi je pense que nous devons plus à Plutarque qu'à tous les autres écrivains de l'antiquité. Chacune de ses vies est une réfutation de la lâcheté et du désespoir de nos modernes théoriciens religieux ou politiques. Un courage hardi, un stoïcisme qui sort non de l'école, mais du sang, brillent dans chaque anecdote et ont donné à ce livre son immense renommée.

Nous avons besoin de livres empreints de cette âcre et salutaire vertu plutôt que de livres traitant de science politique ou d'économie privée. La vie n'est une fête que pour les hommes sages. Vue du coin du feu de la prudence, elle montre un visage menaçant et dévasté. Les violations des lois de la nature, commises par nos devanciers et nos contemporains, sont expiées par nous aussi. Le malaise et la difficulté qui nous entourent nous assurent de l'infraction aux lois naturelles, intellectuelles et morales, et même nous rendent certains qu'il a fallu violation sur violation pour arriver à former une telle complexité de misère. Un mal de dents qui force un homme à incliner sa tête jusqu'à ses pieds, l'hydrophobie qui le fait aboyer à sa femme et à ses enfants, la folie qui lui fait manger de l'herbe; la guerre, la peste, le choléra, la famine, indiquent une certaine férocité de la nature qui, née du crime humain, doit être expiée par la souffrance humaine: malheureusement il n'existe presque aucun homme qui n'ait participé au

péché et qui n'ait mérité ainsi sa part de l'expiation universelle.

Toutefois notre culture ne doit pas omettre de fournir des armes à l'homme. Qu'il apprenne, lorsque l'heure en sera venue, qu'il est né dans l'état de guerre, que la société et son propre bien-être exigent qu'il n'aille pas folatrer dans les marais de la paix, mais qu'il doit être prudent, recueilli, qu'il ne doit ni défier, ni craindre le tonnerre. Qu'il porte donc entre ses mains sa vie et sa réputation et qu'avec une urbanité parfaite il affronte par l'absolue vérité de ses discours et par la rectitude de sa conduite le gibet et la populace.

L'homme au dedans de son cœur prend la résolution d'avoir contre les maux extérieurs une attitude guerrière et se donne à lui-même l'assurance qu'il est capable, lui, tout isolé qu'il soit, de combattre l'armée infinie de ses ennemis. Nous donnons le nom d'héroïsme à cette attitude militaire de l'âme. Sa forme la plus rude est ce mépris de l'aisance et de la sûreté qui fait l'attrait de la guerre. L'héroïsme est une confiance en soi qui, dans la plénitude de son énergie et de sa puissance à réparer les désastres qu'il peut avoir à essuyer, méprise les contraintes de la prudence. Le héros possède un esprit si exactement balancé qu'aucun tumulte ne peut ébranler sa volonté, mais que, grâce à cet équilibre de son esprit, il passe avec harmonie et pour ainsi avec gaieté au son de la propre musique de son âme, au travers des alarmes et des effrois, et aussi de la folle joie de l'universelle corruption. Il y a quelque chose dans l'héroïsme d'anti-philosophique, quelque chose d'anti-religieux. Le héros n'a pas l'air de se douter que toutes les âmes sont faites de la même étoffe que la sienne; il a de l'orgueil. L'héroïsme est le point extrême de la nature individuelle. Néanmoins nous devons profondément le respecter. Il y a, dans les grandes actions, quelque chose qui nous

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