verai jamais, » si ce n'est ce que nous venons de dire. On peut observer le même fait dans les œuvres de l'art plastique. La statue est bele lorsqu'elle commence à être incompréhensible, lorsqu'elle a pour ainsi dire épuisé toute critique, et que ne pouvant plus être mesurée par le mètre et le compas, elle demande une forte imagination pour la comprendre et exprimer l'action qu'elle est près d'accomplir. Le dieu ou le héros du sculpteur est toujours représenté dans un point de transition entre ce qui est visible aux sens et ce qui ne l'est pas; c'est alors que la statue commence à cesser d'être une pierre. La même remarque s'applique à la peinture. Quant à la poésie, son succès n'est pas certain lorsqu'elle se contente de bercer et de satisfaire, mais il est assuré lorsqu'elle nous étonne et nous enflamme, et nous remplit d'aspirations vers l'inaccessible. A ce sujet, Landor' demande si ce fait ne se rapporte pas à quelque plus pur état de sensation et d'expérience. Telle doit être aussi la beauté personnelle que l'amour adore; aussi est-elle charmante lorsque d'abord elle se fait inaccessible et reste elle-même, lorsqu'elle nous détache de tout but déterminé et commence pour nous une histoire sans fin, lorsqu'au lieu des satisfactions terrestres elle réveille en nous les rayons et les visions, lorsqu'elle nous semble « trop bonne et trop brillante pour la nourriture journalière de l'homme; » lorsqu'elle fait sentir son indignité à l'adorateur, lorsqu'elle le rend incapable de se reconnaître aucun droit sur elle, fût-il César, non plus que sur le firmament ou sur les splendeurs du coucher du soleil. De là est né le proverbe : « Si je vous aime, en quoi cela vous touche-t-il? » Nous parlons ainsi parce que 'Nous présumons que le Landor dont il est ici question est Savage Landor, poëte distingué et très remarquable prosateur, auteur des Conversations imaginaires. nous sentons bien que ce que nous aimons n'est pas soumis à votre volonté, mais domine votre volonté; que c'est le rayon sorti de vous et non pas vous, ce quelque chose que vous ne connaissez pas et que vous ne connaîtrez jamais. Cela s'accorde bien avec cette haute philosophie de la beauté dans laquelle se complaisaient les anciens écrivains. L'âme de l'homme, disent-ils, revêtue d'un corps sur cette terre, allait errant çà et là à la recherche de cet autre monde sa patrie, d'où elle était descendue pour venir dans celui-ci ; mais éblouie par la lumière du soleil naturel, elle ne pouvait voir d'autres objets que ceux de ce monde, lesquels sont les ombres des choses réelles. C'est pourquoi la Divinité envoie au devant de l'âme la belle jeunesse, afin qu'elle se serve des beaux corps comme d'aides, pour se ressouvenir du bon et du beau céleste, et c'est pourquoi aussi l'homme qui contemple une belle personne du sexe féminin accourt vers elle, et goûte la joie la plus haute en considérant la forme, le mouvement et l'intelligence de cette personne, parce qu'elle lui fait supposer la présence de ce qui est intrinsèquement la beauté et de la cause de la beauté. Toutefois, si par une trop longue fréquentation du corps l'âme devient grossière, et place exclusivement sa satisfaction dans la matière, elle ne recueille rien que le chagrin, le corps étant incapable d'accomplir la promesse de la beauté. Mais si acceptant l'aide des visions et des suggestions que lui apporte la beauté, l'àme traverse le corps et va droit admirer les traits du caractère, si les amants se contemplent l'un l'autre dans leurs discours et dans leurs actions, alors ils entrent dans le palais de la véritable beauté, sentent leur amour pour elle s'enflammer de plus en plus, et de même que le soleil fait paraître le feu obscur en brillant sur le foyer, ainsi aut moyen de cet amour ils éteignent en eux les basses affec tions et deviennent purs et saints. Par une conversation continuelle avec ce qui est excellent, magnanime, élevé et juste, l'amant arrive à une appréciation plus pénétrante de ces nobles choses et les aime d'un amour plus chaud. Alors, au lieu de les aimer dans un seul objet, il arrive à les aimer dans tous les objets, et la belle âme qu'il adorait n'est plus que la porte par laquelle il pénètre dans le sanctuaire où vivent rassemblées les âmes pures et vraies. Dans la société particulière de sa compagne, il a acquis maintenant une perspicacité qui lui fait apercevoir les taches et les corruptions que le monde lui a imprimées; mais c'est avec une joie mutuelle et sans qu'aucune pensée d'offense leur vienne à l'esprit qu'ils s'indiquent réciproquement les flétrissures et les torts qu'ils ont observé en eux, et qu'ils se prêtent aide et secours pour se guérir. Puis, contemplant dans bien des âmes les traits de la beauté divine, séparant dans chacune d'elles ce qui est divin des corruptions qu'elles ont contracté dans ce monde, l'amant s'élève jusqu'aux sommets de l'amour, de la beauté, de la science divine, au moyen des degrés de cette échelle des âmes créées. Les hommes vraiment sages de tous les temps nous ont toujours enseigné sur l'amour une doctrine analogue; cette doctrine n'est ni ancienne, ni nouvelle. Platon, Plutarque et Apulée l'ont enseigné; ainsi ont fait Pétrarque, Michel-Ange' et Milton. De nos jours elle attend d'être développée pour être mise en opposition avec cette prudence souterraine qui préside aujourd'hui au mariage, dont les mots sont tous terrestres et sans aucun rapport avec le monde supérieur, et dont l'œil est ' Michel-Ange est ici cité évidemment à cause de ses magnifiques sonnets où la doctrine de l'amour platonique est prêchée, et dans lesquels cette doctrine perd son vague mystérieux pour revêtir une forme solide comme la pierre, pleine d'intensité et de concentration. perpétuellement attaché sur le ménage, si bien que ses plus graves discours respirent toujours une légère odeur de cuisine. C'est bien pire encore lorsque ce sensualisme hideux s'introduit dans l'éducation des jeunes femmes et dessèche les espérances et les affections de l'humaine nature, en lui enseignant que le mariage ne signifie rien autre chose qu'un ménage bien tenu et que toute la vie de la femme n'a pas d'autre but3. Mais ce rêve de l'amour, quoique beau, n'est qu'une scène du drame. Dans sa marche du dedans au dehors, l'âme élargit toujours ses cercles, comme le caillou jeté dans l'eau ou la lumière partant d'un orbe céleste. Les rayons de l'âme illuminent d'abord les choses les plus proches, chaque ustensile et chaque jouet, les nourrices et les valets, la maison, la cour, les passants, le cercle entier des choses domestiques; puis toute politique, toute géographie, toute histoire. Mais par la nécessité de notre constitution, les choses se groupent d'elles-mêmes selon des lois plus élevées et plus intimes. Voisinage, nombres, étendue, habitudes, personnes, perdent par degré leur pouvoir sur nous. La cause et l'effet, les affinités réelles, le désir de l'harmonie entre l'âme et les circonstances, l'instinct élevé, progressif, qui idéalise toutes choses, tout cela prédomine plus tard; et faire un pas en arrière pour redescendre de ces relations élevées à des relations plus basses est impossible. Ainsi l'amour lui-même, qui est la déification des personnes, devient plus impersonnel chaque jour. Pourtant il n'en fait rien paraître d'abord. Les jeunes gens et les jeunes filles, qui se jettent des regards si pleins d'une mutuelle intelligence d'un bout à l'autre du salon rempli de monde, ne 1 Il y a ici une expression intraduisible: the snout of this sensualisme, mot à mot lorsque le groin de ce sensualisme, etc. 2 Emerson, on le voit, pense à peu près sur le mariage comme Jean-Paul Richter. pensent guère au fruit précieux qui plus tard sortira de ce désir actuel et qui s'attache presque entièrement au dehors. L'œuvre de la végétation commence d'abord par l'irritabilité de l'écorce et par le jet des feuilles. Par l'aide de l'échange de leurs regards ils arrivent à des actes de courtoisie, de galanterie, et enfin à la passion qui les unit par le mariage. La passion considère son objet comme la parfaite unité dans laquelle l'âme est entièrement corporelle et le corps entièrement spirituel. « Son sang pur et éloquent parlait sur ses joues si distinctement qu'on eût dit presque que son corps pensait. » Si Roméo était mort, Juliette voudrait que son corps fût découpé en petites étoiles pour illuminer les cieux. D'abord, pour ce couple, la vie n'a pas d'autre but, ne demande pas autre chose que Juliette, que Roméo. La nuit, le jour, l'étude, le talent, les royaumes, la religion, tout est contenu dans cette forme pleine d'âme, dans cette âme qui est toute forme. Les amants se plaisent aux caresses, aux aveux d'amour, aux égards. Lorsqu'ils sont seuls, ils se consolent par le souvenir de l'image adorée. L'autre voit-il la même étoile, le même doux nuage? lit-il le même livre? ressent-il la même émotion qui maintenant nous comble de plaisir? Ils réfléchissent sur leur affection, la raisonnent, la mesurent et entassant en pensée tous les avantages les plus brillants, les amis, la fortune, la propriété, ils tressaillent de joie en découvrant que tous ces biens ils les donneraient joyeusement, volontairement, pour la rançon de la tête bien aimée dont ils ne souffriraient pas qu'on arrachât un seul cheveu. Mais ces enfants ont le même lot que le reste de l'humanité. Le danger, le chagrin, la peine, les visitent comme nous tous. Alors l'amour prie, et dans ses prières il fait des conventions avec les puissances éternelles pour qu'elles continuent leur faveur à l'être chéri. L'union qui est ainsi accomplie, et qui |