Ranganadadeven et encore plus inhumain que MES RÉVÉRENDS PÈRES, ET TRÈS-CHERS lui, eut appris l'arrivée du serviteur de Dieu, il ordonna qu'on le lui amenât. Ce barbare lui fit d'abord un accueil assez favorable. Il étoit depuis quelques années devenu aveugle et paralytique des pieds et des mains, et comme il avoit souvent ouï parler des merveilles que Dieu opéroit par le saint Évangile, il conçut quelque espérance que le docteur de la nouvelle loi, étant dans son pouvoir, ne lui refuseroit pas une grâce que tant d'autres avoient reçue; c'est pourquoi, après lui avoir marqué assez de douceur dans cette première audience, où l'on ne parla que de religion, il lui envoya le lendemain toutes ses femmes, qui se prosternèrent aux pieds du confesseur de Jésus-Christ, pour le conjurer de rendre la santé à leur mari. Le père de Brito les ayant renvoyées sans leur rien promettre, Ouriardeven le fit appeler en particulier pour l'engager, à quelque prix que ce fût, à faire ce miracle en sa faveur. D'abord il promit, s'il lui accordoit ce qu'il lui demandoit, que non-seulement il le tireroit de prison et le délivreroit de la mort, mais encore qu'il le combleroit de riches présens. « Ce ne sont pas de semblables promesses, lui repartit le fervent missionnaire, qui pourroient m'obliger à vous rendre la santé si j'en étois le maître ; ne pensez pas aussi que la crainte de la mort puisse m'y contraindre. Il n'y a que Dieu seul, dont la puissance est infinic, qui puisse vous accorder celle grâce. » Le barbare, choqué de cette réponse, commanda aussitôt qu'on ramenât le prisonnier à son cachot et qu'on préparât incessamment lous les instrumens de son supplice. L'exécution fut pourtant différée de trois jours, pendant lesquels on lui donna beaucoup moins de nourriture qu'à l'ordinaire; en sorte que si on ne se fût pas pressé de le faire mourir par le fer, apparemment qu'il fût mort de faim et de misère. Le troisième février, qui fut la veille de son martyre, il trouva le moyen de m'envoyer une lettre qui étoit adressée à tous les pères de celle mission et que je garde comme une précieuse relique. Il n'avoit alors ni plume ni encre, ainsi il se servit pour l'écrire d'une paille et d'un peu de charbon détrempé avec de l'eau. Voici les propres termes de cette lettre. P. C. COMPAGNONS, Vous avez su, du catéchiste canaguien, ce qui s'est passé dans ma prison jusqu'à son départ. Le jour suivant, qui fut le 28 de janvier, on damné à perdre la vie à coups de mousquet. me fil comparoître en jugement, où je fus conJ'étois déja arrivé au lieu destiné à cette exécution et tout étoit prêt lorsque le prince de Maravas, appréhendant quelque émotion, ordonna qu'on me séparât des autres confesseurs de Jésus-Christ, mes chers enfans, pour me remettre entre les mains de son frère Ouriardeven, à qui on envoya ordre en même temps de me faire mourir sans différer davantage, Je suis arrivé avec beaucoup de peine à sa cour le deven m'a fait venir en sa présence, où il y dernier de janvier, et ce même jour Ouriarfinie, on m'a ramené en prison, où je suis a eu une grande dispute: après qu'elle a été encore à présent, attendant la mort que je dois souffrir pour mon Dieu. C'est l'espérance de jouir de ce bonheur qui m'a obligé à venir deux fois dans les Indes. Il est vrai qu'il m'en a coûté pour l'obtenir; mais la récompense que j'espère de celui pour qui je me sacrifie mérite toutes ces peines et de bien plus grandes encore. Tout le crime dont on m'accuse, c'est que j'enseigne la loi du vrai Dieu et qu'on n'adore plus les idoles. Qu'il est glorieux de souffrir la mort pour un tel crime! C'est aussi lå ce qui fait ma joie et ce qui me remplit de consolation en Notre-Seigneur. Les soldats me gardent à vue, ainsi je ne puis vous écrire plus au long. Adieu, mes pères, je vous demande votre bénédiction et me recommande à vos saints sacrifices. De la prison d'Ourejour, le 3 de février 1693. De vos révérences, le très-humble serviteur en Jésus-Christ. JEAN DE BRITO. C'étoit dans ces sentimens et avec ce grand courage que l'homme de Dieu attendoit l'heureux moment de son matyre. Ouriardeven, qui avoit eu des ordres exprès de le faire mourir incessamment, voyant qu'il ne pouvoit rien obtenir pour sa guérison, le mit entre les mains de cinq bourreaux pour le couper en pièces et l'exposer à la vue du peuple après qu'il seroit mort. A une portée de mousquet d'Ourejour, on avoit planté un grand pieu ou une espèce de poteau fort élevé, au milieu d'une vaste campagne, qui devoit servir de théâtre à ce sanglant spectacle. Le 4 février sur le midi, on y amena le serviteur de Dieu pour achever son sacrifice en présence d'une grande multitude de peuple qui étoit accouru de toutes parts dès que la nouvelle de sa condamnation se fut répandue dans le pays. Étant arrivé auprès du poteau, il pria les bourreaux de lui donner un moment pour se recueillir, ce qu'ils lui accordèrent; alors s'étant mis à genoux en présence de tout ce grand peuple, et étant tourné vers le poteau auquel son corps séparé de sa tête devoit être attaché, il parut entrer dans une profonde contemplation. Il est aisé de juger quels pouvoient être les sentimens de ce saint religieux dans une semblable conjoncture, persuadé qu'il alloit dans quelques momens jouir de la gloire des saints et s'unir éternellement avec son Dieu. Les Gentils furent si touchés de la tendre dévotion qui paroissoit peinte sur son visage' qu'ils ne purent retenir leurs larmes; plusieurs même d'entre eux condamnoient hautement la cruauté dont on usoit envers ce saint homme. Après environ un quart d'heure d'oraison, il se leva avec un visage riant qui montroit assez la tranquillité et la paix de son âme, et s'approchant des bourreaux, qui s'étoient un peu retirés, il les embrassa tous à genoux avec une joie qui les surprit. Ensuite s'étant relevé « Vous pouvez à présent, mes frères, leur dit-il, vous pouvez faire de moi ce qu'il vous plaira,» ajoutant beaucoup d'autres expressions pleines de douceur et de charité qu'on n'a pu encore recueillir. Les bourreaux à demi ivres se jetèrent sur lui et déchirérent sa robe, ne voulant pas se donner la peine ni le temps de la lui détacher. Mais ayant aperçu le reliquaire qu'il avoit coutume de porter au col, ils se retirèrent en arrière saisis de frayeur et se disant les uns aux autres que c'étoit assurément dans cette boîte qu'étoient les charmes dont il enchantoit ceux de leur nation qui suivoient sa doctrine, et qu'il falloit bien se donner de garde de le toucher pour n'être pas séduits comme les autres. Dans cette ridicule pensée, un d'eux, prenant un sabre pour couper le cordon qui tenoit le reliquaire, fit au père une large plaie dont il sortit beaucoup de sang. Le fervent mission naire l'offrit à Dieu comme les prémices du sacrifice qu'il étoit sur le point d'achever. Enfin ces barbares, persuadés que les charmes magiques des chrétiens étoient assez puissans pour résister au tranchant de leurs épées, se firent apporter une grosse hache dont on se servoit dans leurs temples pour égorger les victimes qu'on immoloit aux idoles, après quoi ils lui attachèrent une corde à la barbe et la lui passèrent autour du corps pour tenir la tête penchée sur l'estomac pendant qu'on lui déchargeroit le coup. L'homme de Dieu se mit aussitôt à genoux devant les bourreaux, et levant les yeux et les mains au ciel, il attendoit en cette posture la couronne du martyre lorsque deux chrétiens de Maravas, ne pouvant plus retenir l'ardeur dont leurs cœurs étoient embrasés, fendirent la presse et s'allèrent jeter aux pieds du saint confesseur, protestant qu'ils vouloient mourir avec leur charitable pasteur, puisqu'il s'exposoit avec tant de zèle à mourir pour eux; que la faute, s'il y en avoit de son côté, leur étoil commune et qu'il étoit juste qu'ils en partageassent avec lui la peine. Le courage de ces deux chrétiens surprit étrangement toute l'assemblée et ne fit qu'irriter les bourreaux. Cependant, n'osant pas les faire mourir sans ordre, ils les mirent à l'écart, et après s'en être assurés, ils retournèrent au père de Brito et lui coupèrent la tête. Le corps, qui devoit naturellement tomber sur le devant, étant panché de ce côté-là avant que de recevoir le coup, tomba néanmoins à la renverse avec la tête qui y tenoit encore, les yeux ouverts et tournés vers le ciel. Les bourreaux se pressèrent de la séparer du tronc, de peur, disoient-ils, que par ses enchantemens il ne trouvât le moyen de l'y réunir. Ils lui coupèrent ensuite les pieds et les mains, et attachèrent le corps avec la tête au poteau qui y étoit dressé afin qu'il fût exposé à la vue et aux insultes des passans. Après celle exécution, les bourreaux menèrent au prince les deux chrétiens qui s'étoient venus offrir au martyre. Ce barbare leur fit couper le nez et les oreilles, et les renvoya avec ignominie. Un d'eux, pleurant amèrement de n'avoir pas eu le bonheur de donner sa vie pour Jésus-Christ, revint au lieu du supplice. Il y considéra à loisir les saintes reliques, et après avoir ramassé dévotement les pieds et les mains, qui étoient dispersés de côté et d'au tre, il les approcha du poteau, où étoient la tète et le corps, et y demeura quelque temps en prières avant que de se retirer. Voilà, mes révérends pères, quelle a été la glorieuse fin de notre cher compagnon le révérend père Jean de Brito. Il soupirait depuis longtemps après cet heureux terme, il y est enfin arrivé. Comme c'est dans les mêmes vues que lui que nous avons quitté l'Europe et que nous sommes venus aux Indes, nous espérons avoir peut-être un jour le même bonheur que ce serviteur de Dieu. Plaise à la miséricorde infinie de Notre-Seigneur Jésus-Christ de nous en faire la grâce, et que de notre côté nous n'y mettions aucun obstacle! La chrétienté de Maravas se trouve dans une grande désolation par la perte de son saint pasteur. Joignez donc, je vous conjure, vos prières aux nôtres afin que le sang de son premier martyr ne lui soit pas inutile et qu'elle retrouve, par les intercessions de ce nouveau protecteur, d'autres pères, aussi puissans que lui en œuvres et en paroles, qui soutiennent et qui achèvent ce qu'il a si glo rieusement commencé. Au moment que j'appris la nouvelle de la prison de notre glorieux confesseur, je me mis en chemin pour aller au Maravas l'assister et lui rendre tous les bons offices dont je suis capable. Je marchais avec une diligence incroyable et j'avais déjà fait une partie du voyage lorsqu'on m'apporta des nouvelles sûres de son martyre. Je résolus de passer outre; mais les chrétiens qui m'accompagnaient et les Gentils mêmes qui se trouvèrent présens me représentérent que si j'entrais plus avant dans le Maravas, j'exposerois, sans espérance d'aucun succès, cette chrétienté désolée à une nouvelle persécution. Cette crainte me fit changer de dessein, je me retirai dans une bourgade voisine pour être plus à portée de secourir ceux qui étoient encore en prison et pour tâcher de retirer les reliques du saint martyr ou de les faire décemment ensevelir. Si je vous marque ici, mes révérends pères, moins de cho es que vous n'en désireriez savoir, soyez assurés que je ne vous mande rien que je n'aie appris de gens dignes de foi qui en ont élé témoins oculaires. Si je découvre dans la suite quelque chose de plus, je ne manquerai pas de vous en faire part. Je me recommande cependant à vos saints sacrifices, et suis avec respect, etc. LETTRE DU P. PIERRE MARTIN AU P. DE VILLETTE. Notions sur le Bengale, le Karnatik et le Maduré. - Relations avec les mahométans. A Balassor ', le 30 janvier 1699. MON REVEREND PÈRE, P. C. On m'a remis entre les mains les lettres que Vous vous êtes donné la peine de m'écrire. Je ne vous dirai pas le plaisir que j'ai ressenti en recevant ces marques de votre cher souvenir. Il est plus doux que vous ne pensez d'apprendre, dans ces extrémités du monde, que nos amis ne nous oublient point et que, pendant que nous combattons, ils lèvent les mains au ciel et nous aident de leurs prières. J'en ai eu, je vous assure, un très-grand besoin depuis que je vous ai quitté, et je me suis trouvé dans des occasions qui vous paroîtroient bien délicates et difficiles si je pouvais vous les marquer ici. Je suis venu dans les Indes par l'ordre de mes supérieurs. Je vous avouerai que je n'ai eu aucun regret de quitter la Perse, mon attrait étant pour une autre mission où je croyois qu'il y avoit plus à souffrir et plus à travailler. J'ai trouvé ce que je cherchois plus tôt que je n'eusse pensé. Dans le voyage, je fus pris par les Arabes et retenu prisonnier pour n'avoir pas voulu faire profession du mahométisme. Quelque envie qu'eussent ces infidèles de savoir qui nous étions, le père Beauvollier mon compagnon et moi, ils n'en purent venir à bout et ils crurent toujours que nous étions de Constantinople. Ce qui les trompoit est qu'ils nous voyoient lire des livres turcs et pérsans. Nous les laissâmes dans cette erreur jusqu'à ce qu'un d'entre eux s'avisa d'exiger de nous la profession de leur maudite secte. Alors nous nous déclarâmes hautement pour chrétiens, mais toujours sans dire notre pays. Nous parlâmes même très-fortement contre leur imposteur Mahomet, Ancienne province d'Oricah, aujourd'hui présidence de Calcutta. ce qui les mit de si mauvaise humeur contre nous qu'ils saisirent le vaisseau, quoiqu'il appartint à des Maures; ils nous menèrent à terre et nous mirent en prison. Ils nous firent comparoître plusieurs fois, le père et moi, devant les magistrats pour tâcher de nous séduire; mais nous trouvant toujours, par la miséricorde de Dieu, fermes et constans, ils se lassèrent enfin de nous tourmenter et envoyèrent un exprès au gouverneur de la province pour savoir ce qu'ils feroient de nous. On leur ordonna de nous mettre en liberté pourvu que nous ne fussions pas Franquis, c'est-à-dire Européens. Ils ne soupçonnèrent presque pas que nous le fussions, parce que nous parlions toujours turc et que le père Beauvollier ne lisoit que des livres arabes et moi des livres persans. Ainsi le Seigneur ne nous jugea pas dignes, dans cette occasion, de souffrir la mort pour la gloire de son saint nom, et nous en fûmes quittes pour la prison et pour quelques autres mauvais traitemens. De là nous vinmes à Surate', où le père Beauvoilier demeura pour être supérieur de la maison que nous y avons. Pour moi, je ne m'y arrêtai pas, mais je passai dans le Bengale après avoir couru risque plus d'une fois de tomber entre les mains des Hollandois. Sitôt que je fus arrivé dans ce beau royaume, qui est sous la domination des mahométans, quoique presque tout le peuple y soit idolatre, je m'appliquai serieusement à apprendre la langue bengale. Au bout de cinq mois, je me trouvai assez habile pour pouvoir me déguiser et me jeter dans une fameuse université de brames. Comme nous n'avons eu jusqu'à présent que de fort légères connoissances de leur religion, nos pères souhaitoient que j'y demeurasse deux ou trois ans pour pouvoir m'en instruire à fond. J'en avois pris la résolution et j'étois prêt à l'exécuter lorsqu'il s'éleva tout à coup une si furieuse guerre entre les mahométans et les Gentils qu'il n'y avoit de sûreté en aucun lieu, surtout pour les Européens. Mais Dieu, dans l'occasion, donne une force. qu'on ne comprend pas. Comme je n'appréhendois presque pas le danger, mes supérieurs me permirent d'entrer dans un royaume voi Une des villes les plus commerçantes de l'ancienne province de Goudjerati; elle fait aujourd'hui partie de a présidence de Bombay, district de Surate. 2 Ce sont les docteurs des Indiens, prêtres de Brama. sin nommé Orixa', où dans l'espace de seize mois j'eus le bonheur de baptiser près de cent personnes, dont quelques-unes passoient l'âge de soixante ans. J'espérois, avec la grâce de Dieu, faire dans la suite une récolte plus abondante; mais tout ce que nous pûmes obtenir fut d'avoir soin d'une espèce de paroisse érigée dans la principale habitation que la royale compagnie de France a dans le Bengale. Comme cette mission ne manque pas d'ouvriers, nos supérieurs résolurent de m'envoyer avec trois de nos pères à Pondichéry 2, l'unique place un peu fortifiée que les François aient dans les Indes. Il y a environ cinq ans que les Hollandois s'en rendirent les maîtres. Nous y avons une assez belle église dont nous allons nous remettre en possession en même temps que les François rentreront dans la place. Nous serons lå, mon cher père, à la porte de la mission de Maduré, la plus belle, à mon sens, qui soit au monde. Il y a sept jésuites, presque tous Portugais, qui y travaillent infatigablement avec des fruits et des peines incroyables. Ces pères me firent proposer, il y a plus de dix-huit mois, de me donner à eux pour aller prendre part à leurs travaux. Si j'eusse pu disposer de moi, j'aurois pris volon tiers ce parti; mais nos supérieurs ne l'ont pas jugé à propos, parce qu'ils veulent que nous établissions de notre côté des missions françoi ses et que dans ces vastes royaumes nous occupions les pays que nos pères portugais ne peuvent cultiver à cause de leur petit nombre. C'est ce que notre supérieur général le révérend père de la Breuille, qui est présentement dans le royaume de Siam, vient de me marquer dans sa dernière lettre. Il me charge de la mission de Pondichéry et me fait espérer qu'en peu de temps il me permettra d'entrer dans les terres, ce que je souhaite depuis longtemps. Par les dernières lettres qu'on a reçues d'Europe on mande qu'on me destine pour la Chine; mais je renonce sans peine à cette mission, sur la parole qu'on me donne de me faire passer incessamment dans celle de Maduré, qui a, je vous l'avoue, depuis longtemps bien des Ce royaume était sur le golfe de Bengale, en deça du Gange (Oricah). 2 Elle est située au milieu de la côte de Coromandel; c'est le centre des possessions françaises dans l'Inde. Maduré est un royaume situé au sud de la grande péninsule de l'Inde, qui est en deçà du Gange. charmes pour moi. Dès que j'étois en Perse, je portois souvent mes vœux vers ce pays-là sans avoir alors aucune espérance de les voir exaucés. Mais je commence à juger que ces désirs si ardens et conçus de si loin ne venoient que d'une bonne source: je les ai toujours senti croitre et s'augmenter à mesure que je m'approche de cet heureux terme. Vous n'aurez pas de peine à comprendre pourquoi je m'y sens si fort attiré si je vous dis qu'on compte dans cette mission plus de cent cinquante mille chrétiens et qu'il s'y en fait tous les jours un très-grand nombre le moins que chaque missionnaire en baptise par an est mille. Le père Bouchet, qui y travaille depuis dix ou douze ans, écrit que cette dernière année il en a baptisé deux mille pour sa part, et qu'en un seul jour il a administré ce premier sacrement à trois cents, en sorte que les bras lui tomboient de foiblesse et de lassitude. « Au reste, ce ne sont pas, ditil, des chrétiens comme ceux du reste des Indes: on ne les baptise qu'après de grandes épreuves et trois et quatre mois d'instruction. Quand une fois ils sont chrétiens, ils vivent comme des anges, et l'église de Maduré paroît une vraie image de l'église naissante. » Ce père nous proleste qu'il lui est quelquefois arrivé d'entendre les confessions de plusieurs villages sans y trouver personne coupable d'un péché mortel. « Qu'on ne s'imagine pas, ajoute-t-il, que ce soit l'ignorance ou la honte qui les empêche d'ouvrir leur conscience à ce sacré tribunal; ils s'en approchent aussi bien instruits que des religieux et avec une candeur et une simplicité de novice. » Le même père marque qu'il est chargé de la conduite de plus de trente mille âmes, de sorte qu'il n'a pas un moment de repos et qu'il ne peut même demeurer plus de huit jours dans un même quartier. Il lui seroit impossible, aussi Lien qu'aux autres pères, vu leur petit nombre, de vaquer à tout par eux-mêmes; c'est pourquoi ils ont chacun huit, dix et quelquefois douze catéchistes, tous gens sages et parfaitement instruits de nos mystères et de notre sainte religion ces catéchistes précèdent les pères de quelques jours et disposent les peuples à recevoir les sacremens, ce qui en facilite beaucoup l'administration aux missionnaires. On ne peut retenir ses larmes de joie et de consolation. quand on voit l'empressement qu'ont ces peuples pour la parole de Dieu, le respect avec le quel ils l'écoutent, l'ardeur avec laquelle ils se portent à tous les exercices de piété, le zèle qu'ils ont pour se procurer mutuellement tous les secours nécessaires au salut, pour se prévenir dans leurs besoins, pour se devancer dans la sainteté, où il font des progrès merveilleux. Ils n'ont presque aucun des obstacles qui se trouvent parmi les autres peuples, parce qu'ils n'ont point de communication avec les Européens, dont quelques-uns ont gâté et corrompu par leurs débauches et par leurs mauvais exemples presque toute la chrétienté des Indes. Leur vie est extrêmement frugale, ils ne font point de commerce, se contentant de ce que leurs terres leur donnent pour vivre et pour se vêtir. La vie des missionnaires ne sauroit être plus austère ni plus affreuse, selon la nature. Ils n'ont souvent pour tout habit qu'une longue pièce de toile dont ils s'enveloppent le corps; ils portent aux pieds des sandales bien plus incommodes que les soques des récollets, car elles ne tiennent que par une espèce de grosse cheville à tête qui attache les deux premiers doigt de chaque pied à cette chaussure on a toutes les peines du monde a s'y accoutumer. Ils s'abstiennent absolument de pain, de vin, d'œufs et de toutes sortes de viandes et même de poisson. Ils ne peuvent manger que du riz et des légumes sans nul assaisonnement, et ce n'est pas une petite peine de conserver un peu de farine pour faire des hosties et ce qu'il faut de vin pour célébrer le saint sacrifice de la messe. Ils ne sont pas connus pour être Européens: si l'on croyoit qu'ils le fussent, il faudroit qu'ils quittassent le pays, car ils n'y feroient absolument aucun fruit. L'horreur des Indiens pour les Européens a plus d'une cause: on a fait souvent de grandes violences dans leur pays; ils ont vu des exemples affreux de toutes sortes de débauches et de vices; mais ce qui les frappe particulièrement, c'est que les Franquis, ainsi qu'ils les nomment, s'enivrent et mangent de la chair, chose si horrible parmi eux qu'ils regardent comme des personnes infâmes ceux qui le font. Ajoutez à la vie austère que mènent les missionnaires les dangers continuels où ils sont de tomber entre les mains des voleurs, qui sont là en plus grand nombre que parmi les Arabes mêmes. Ils n'oseroient tenir rien de fermé à clé de peur de donner du soupçon qu'ils cussent des choses précieuses: il faut qu'ils portent et qu'ils conservent tous leurs petits meubles dans |