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ÉDIFIANTES ET CURIEUSES

ÉCRITES PAR LES MISSIONNAIRES.

MISSIONS D'AMÉRIQUE.

LETTRE

D'UN MISSIONNAIRE DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS ÉCRITE DE LA CAYENNE EN L'ANNÉE 1718 1.

Mort du P. Creuilly.

C'est avec une sensible douleur que je vous apprends la perte que nous venons de faire du père de Creuilly. Il a passé trente-trois années dans cette mission, et, ce qu'on a de la peine à comprendre, c'est qu'avec une complexion aussi délicate que la sienne, il ait pu fournir une carrière si pénible et se livrer à des travaux continuels et qui étoient beaucoup audessus de ses forces.

Aussitôt qu'il arriva dans cette île, son premier soin fut d'instruire les peuples et de les porter à la pratique des vertus chrétiennes. Il ne se contentoit pas des instructions générales qu'il faisoit les dimanches, il partoit tous les lundis et s'embarquoit dans un canot avec quel

'La lettre est datée de La Cayenne, c'est-à-dire de la rivière sur laquelle était située la ville chef-lieu de la colonie française.

Presque tous les établissemens européens, en Amérique, étaient fondés sur les cours d'eau ou à leur embouchure.

Ces villes prenaient le nom de la rivière ou du fleuve et l'on datait indifféremment ou de l'établissement même ou du cours d'eau qui lui donnait son

nom.

La Cayenne est une des branches par laquelle l'Oyak se jette dans l'Atlantique.

ques negres. Comptant pour rien les périls qu'il avoit à courir sur une mer souvent orageuse et l'air étouffé qu'on respire en ce climat, il faisoit le tour de l'île, il parcouroit les habitations qui y sont répandues, et portant partout la bonne odeur de Jésus-Christ, il instruisoit chacun plus en particulier des devoirs de son état. Il ne revenoit d'ordinaire de cette course que sur la fin de la semaine, épuisé de fatigues, mais se soutenant par son courage et par la douce consolation qu'il avoit d'avoir rempli les fonctions de son ministère.

Bien que sa charité fût universelle, il s'employoit encore, ce me semble, avec plus d'ardeur et d'affection auprès des pauvres, et pour s'attirer davantage leur confiance, il entroit dans leurs cases, il les consoloit dans leurs souffrances et il étoit ingénieux à trouver des moyens de soulager leur indigence. Pour cela, il faisoit cultiver leurs terres par les nègres qui l'accompagnoient, il travailloit à réparer leurs cabanes à demi ruinées, il abattoit lui-même le bois nécessaire pour ces sortes de réparations et il en chargeoit ses épaules comme auroit fait un esclave. Une charité si vive et si agissante ne manquoit pas de lui gagner tous les cœurs; chacun l'écoutoit avec docilité, et il n'y avoit personne qui ne le respectât comme un saint et qui ne l'aimât comme son père.

La conversion des Indiens fut le second objet de son zèle. Rien ne le rebuta, ni les difficultés qu'il avoit à vaincre ni les dangers auxquels il falloit continuellement s'exposer. Il commença d'abord par appendre leur langue, dont on n'avoit jusque là nulle connoissance. C'est lui qui, le premier, l'a réduite à des principes généraux et qui, par un travail aussi pénible qu'ingrat, en a facilité l'étude aux autres missionnaires.

Il vivoit de même que ces sauvages, de poisson et de cassave (c'est un pain fait de la racine de manioc): il logeoit avec eux dans un coin de ce qu'ils appellent le carbet, (c'est une espèce de longue grange faite de roseaux, exposée aux injures de l'air et remplie d'une infinité d'insectes très-importuns), mais il étoit moins sensible à ces incommodités, qu'au peu de disposition qu'il trouvoit dans ces peuples à pratiquer les vérités qu'il leur annonçoit. Leur extrême indolence et leur inconstance naturelle s'opposoient au désir qu'il avoit de leur conversion. C'est pourquoi il ne conféra le saint baptême qu'à un petit nombre d'adultes sur la persévérance desquels il pouvoit compter, et il borna son zèle à baptiser les enfans qui étoient en danger de mort. Mais par ses sueurs et par ses travaux il fraya le chemin à d'autres missionnaires qui ont achevé son ouvrage, et l'on a aujourd'hui la consolation de voir plusieurs peuplades d'Indiens qui ont reçu le baptême et qui mènent une vie édifiante et conforme å la sainteté du christianisme.

Toutes ses vues se tournèrent ensuite du côté des nègres esclaves. L'humiliation de leur état excita sa charité : il a travaillé près de vingt ans à leur sanctification. Il étoit presque toujours en course, exposé aux ardeurs d'un soleil brûlant ou à des pluies continuelles, qui sont très-incommodes en certains temps de l'année. S'il se trouvoit dans un canot avec les nêgres, il ramoit souvent en leur place, et quand quelques-uns d'eux étoient incommodés, il leur distribuoit ses provisions, se con

'Jatropha manioc, la racine de cette plante, mangée sans préparation, est un poison mortel pour les hommes et pour les animaux. Le suc de rocou en est le contre-poison, mais il faut le prendre aussitôt, car si on tarde une demi-heure le remède est sans effet. Pour enlever le suc corrosif du manioć on presse fortement cette racine, puis on la réduit en farine et on en fait du pain d'une qualité excellente. Le suc exprimé du manioc a la blancheur et l'odeur du lait d'amande : on en fait de l'amidon.

Le rocou ou roucou, est un petit arbrisseau; sa graine infusée et macérée donne une pâte rouge dont les peintres font usage. Elle a l'odeur de violette, mais cette odeur se perd dans la traversée d'Amérique en Europe.

Le rocou de la Guyane est très-estimé, et indépendamment de ses heureux effets contre l'empoisonnement par le manioc, il fortifie l'estomac et on l'emploie avec succès dans les inflammations d'entrailles.

tentant pour vivre de quelques morceaux de cassave qu'il recevoit d'eux en échange. Lorsque, après s'être bien fatigué tout le jour, il arrivoit le soir dans quelque pauvre habitation, son plaisir étoit d'y manquer de tout, jamais plus gai ni plus content que quand il se voyoit accablé du travail de la journée et dans la disette des choses les plus nécessaires à réparer ses forces.

Parmi plusieurs traits extraordinaires de son zèle, je n'en choisirai qu'un seul, qui vous en fera connoître l'étendue. Il apprit qu'un esclave s'étoit blessé et étoit en danger de mourir sans confession. La cabane de ce malheureux étoit fort éloignée de la maison : le père de Creuilly, suivant les mouvemens ordinaires de sa charité, partit sur l'heure à pied, et après avoir long-temps erré dans un bois où il s'égara, il se trouva à l'entrée d'une prairie toute inondée, remplie d'herbes piquantes et de serpens dont la morsure est très-dangereuse, et aperçut alors une misérable cabane qu'il crut être la demeure de ce pauvre esclave. Aussitôt, sans hésiter un moment, il se jette dans la prairie et la traverse ayant de l'eau jusqu'aux épaules. Lorsqu'il en sortit, il se trouva tout ensanglanté et il eut le chagrin de ne rencontrer personne dans la cabane, qui étoit abandonnée. Tout trempé qu'il étoit, il ne laissa pas de continuer sa route, avec la même ardeur vers l'endroit qu'on lui avoit désigné. Enfin il arrive å la cabane du nègre, qu'il trouva dans un état digne de compassion. Il le confessa, il le consola et fournit à ses besoins autant que sa pauvreté pouvoit le lui permettre. Lorsqu'il retourna le soir à la maison, à peine pouvoit-il se soutenir.

Personne ici ne doute qué ces sortes de fatigues jointes à ses jeûnes et à ses continuelles austérités n'aient abrégé ses jours et hâté le moment de sa mort. Nous n'oublierons jamais les grands exemples de vertu qu'il nous a laissés. Bien qu'il fût d'une complexion vive et pleine de feu, il s'étoit tellement vaincu lui-même qu'on l'eût cru d'un tempérament froid et modéré. Son visage et son air ne respiroient que douceur. Tous les emplois lui étoient indifférens, et il ne marquoit d'inclination que pour les plus humilians et les plus pénibles, s'estimant toujours inférieur à ceux qu'on lui confioit. Comme il se croyoit le dernier des missionnaires, il les regardoit tous avec une sin

gulière vénération. Ces bas sentimens qu'il la Providence vous avoit chargé du soin de nos missions de l'Amérique méridionale. La Guyane', dont l'endroit le plus connu est l'île de Cayenne, en est une portion qui doit vous être chère. Vous y avez travaillé pendant quelques années, et le zèle que vous y avez fait paroître nous répond de l'attention et des mouvemens que vous vous donnerez pour avancer l'œuvre de Dieu dans ces terres éloignées.

avoit de lui-même lui ont fait refuser constamment la charge de supérieur de cette mission, dont il étoit plus digne que personne, son humilité lui suggérant toujours des raisons plausibles pour le dispenser d'accepter cet emploi. La délicatesse de sa conscience le portoit à se confesser tous les jours quand il en avoit la commodité.

Enfin, son union avec Dieu étoit intime; tout le temps qui n'étoit pas rempli par les fonctions de son ministère, il l'employoit à la prière, et il s'en occupoit non-seulement pendant le jour, mais encore durant une grande partie de la nuit. Une vie si pleine de vertus et de mérites ne pouvoit guère finir que par une mort précieuse aux yeux de Dieu. Il reçut les derniers sacremens de l'église avec une piété exemplaire, et ce fut le dix-huitième jour du mois d'août, vers les huit heures du matin, que Dieu l'appela à lui pour le récompenser de ses travaux.

Ce fut à ce moment qu'on connut mieux que jamais l'idée que nos insulaires avoient conçue de sa sainteté. On accourut en foule à ses obsèques, on se jetoit avec empressement sur son corps, on le baisoit avec respect, on lui faisoit toucher des médailles et des chapelets, et on se croyoit heureux d'avoir attrapé quelques lambeaux de ses vêtemens.

Les guérisons miraculeuses dont il a plu à Dieu de favoriser plusieurs personnes qui implorèrent l'assistance du missionnaire, augmentèrent de plus en plus la vénération à son égard et la confiance qu'on a en son intercession. Plusieurs viennent prier sur son tombeau, d'autres lui font des neuvaines, tous le regardent comme un puissant protecteur qu'ils ont dans le ciel.

LETTRE DU P. CROSSARD,

SUPÉRIEUR DES MISSIONS DE LA COMPAGNIE de Jésus en L'ILE
DE CAYENNE.

AU P. DE LA NEUVILLE,
PROCUREUR DES MISSIONS DE L'AMÉRIQUE,

Origine et progrès de la mission et de la colonie des Guyanes.
De l'île de Cayenne, ce 10 novembre.

MON RÉVÉREND PÈRE,

La paix de N. S.

Vous n'ignorez pas, mon révérend père, qu'il y a environ dix-huit ans que le père Lombard et le père Ramelte se consacrèrent à cette mission, et qu'ayant appris à leur arrivée que le continent voisin étoit peuplé de quantité de nations sauvages qui n'avoient jamais entendu parler de Jésus-Christ, ils demandèrent avec instance la permission de leur porter les lumières de la foi. A peine leur fut-elle accordée qu'à l'instant, sans autre guide que leur zèle, sans autre interprète que le Saint-Esprit, ils pénétrèrent dans la Guyane et se répandirent parmi ces Indiens.

Ils mirent plus de deux ans à parcourir les différentes nations éparses dans cette vaste étendue de terres. Comme ils ignoroient tant de langues diverses, ils étoient hors d'état de se faire entendre; tout ce qu'ils purent faire dans ces premiers commencemens fut d'apprivoiser peu à peu ces peuples et de s'insinuer dans leurs esprits en leur rendant les services les plus humilians: ils prenoient soin de leurs enfans, ils étoient assidus auprès des malades et leur distribuoient des remèdes dont Dieu bénissoit d'ordinaire la vertu; ils partageoient leurs travaux et prévenoient jusqu'à leurs moindres désirs; ils leur faisoient des présens qui étoient le plus de leur goût, tels que sont des miroirs, des couteaux, des hameçons, des grains de verre coloré, etc.

Ces bons offices gagnèrent peu à peu le cœur d'un peuple qui est naturellement doux et sensible à l'amitié. Pendant ce temps-là, les missionnaires apprirent les langues différentes de ces nations; ils s'y rendirent si habiles et en prirent si bien le génie qu'ils se trouvèrent en état de prêcher les vérites chrétiennes, même avec quelque sorte d'éloquence.

Ils ne retirèrent néanmoins que peu de fruit de leurs premières prédications. L'attachement de ces peuples pour leurs anciens usages, l'inconstance et la légèreté de leur esprit, la faci

Nous avons appris avec une joie sensible que lité avec laquelle ils oublient les vérités qu'on

leur a enseignées, à moins qu'on ne les leur rebatte sans cesse; la difficulté qu'il y avoit que deux seuls missionnaires se trouvassent continuellement avec plusieurs nations différentes, qui occupent près de deux cents lieues de terrain, tout cela mettoit à leur conversion un obstacle presque insurmontable. D'ailleurs, les fatigues continuelles auxquelles ils se livroient, et les alimens extraordinaires dont ils étoient obligés de se nourrir, dérangèrent tout-à-fait le tempérament du père Ramette de longues et de fréquentes maladies le réduisirent à l'extrémité et m'obligèrent de le rappeler dans l'île de Cayenne.

Cette séparation fut pour le père Lombard une rude épreuve et la matière d'un grand sacrifice. Son zèle, néanmoins, loin de se ralentir, se ranima et prit de nouveaux accroissemens; une sainte opiniâtreté le retint au milieu d'une si abondante moisson; il résolut d'en soutenir le travail et d'en porter lui seul tout le poids. Il sentit bien que son entreprise étoit au-dessus des forces humaines : il y suppléa par une invention que son ingénieuse charité lui suggéra. Il forma le dessein d'établir une habitation fixe dans un lieu qui fût comme le centre d'où il pût avoir communication avec tous ces peuples. Pour cela, il parcourut les diverses contrées, et, enfin, il s'arrêta sur les bords d'une grande rivière où se jettent les autres rivières qui arrosent presque tous les cantons habités par les différentes nations des Indiens.

Ce fut là qu'à la tête de deux esclaves nègres qu'il avoit amenés de Cayenne, et de deux sauvages qui s'étoient attachés à lui, la hache à la main, il se mit à défricher un terrain spacieux. Il y planta du manioc, du blé d'Inde, du maïs et différentes autres racines du pays, autant qu'il en falloit pour la subsistance de ceux qu'il vouloit attirer auprès de lui. Ensuite, avec le secours de trois autres Indiens qu'il sut gagner, il abattit le bois dont il avoit besoin pour construire une chapelle et une grande case propre à loger commodément une vingtaine de personnes.

Aussitôt qu'il eut achevé ces deux bâtimens il visita toutes les différentes nations et pressa chacunes d'elles de lui confier un de leurs enfans. Il s'était rendu si aimable à ces peuples et il avait pris un tel ascendant sur leurs esprits qu'ils ne purent le refuser. Comme il connois

soit la plupart de ces enfans, il fit choix de ceux en qui il trouva plus d'esprit et de docilité, un plus beau naturel et des dispositions plus propres au projet qu'il avoit formé. Il conduisit comme en triomphe ces jeunes Indiens dans son habitation, qui devint pour lors un séminaire de catéchistes destinés à prêcher la loi de JésusChrist.

Le père Lombard s'appliqua avec soin à cultiver ces jeunes plantes et se livra tout entier à une éducation qui devait être la source de la sanctification de tant de peuples. Il leur apprit d'abord la langue françoise et leur enseigna á lire et à écrire. Deux fois le jour, il leur faisoit des instructions sur la religion, et le soir étoit destiné à rendre compte de ce qu'ils avoient retenu. A mesure que leur esprit se développoit, les instructions devenoient plus fortes. Enfin, quand ils avoient atteint l'âge de dix-sept à dix-huit ans et qu'il les trouvait parfaitement instruits des vérités chrétiennes, capables de les enseigner aux autres, fermes dans la vertu et pleins du zèle qu'il leur avoit inspiré pour le salut des âmes, il les renvoyoit les uns après les autres, chacun dans leur propre nation, d'où il faisoit venir d'autres enfans qui remplaçoient les premiers.

Quand ces jeunes néophytes parurent au milieu de leurs compatriotes, ils s'attirèrent aussitôt leur admiration, leur amour et toute leur confiance. Chacun s'empressait de les voir et de les entendre. Ils profitèrent, en habiles catéchistes, de ces dispositions favorables pour civiliser les peuples qui formoient leur nation et travailler ensuite plus efficacement à leur conversion.

Après quelques mois d'instructions purement morales, ils entamèrent insensiblement les matières de la religion. Les jours entiers et une partie des nuits se passoient dans ce saint exercice, et ce fut avec un tel succès qu'ils en gagnèrent plusieurs à Jésus-Christ et qu'il ne se trouva aucun d'eux qui n'eût une connoissance suffisante de la loi chrétienne et qui ne fût persuadé de l'obligation indispensable de la suivre.

Toutes les fois que ces jeunes catéchistes faisoient quelque conquête, ils ne manquoient pas d'en donner avis à leur père commun. Ils lui rendoient compte tous les mois du succès de leurs petites missions et lui marquoient le temps auquel il devoit se rendre dans leurs

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