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remplis de monde. J'ordonnai au sergent de rester dans la pirogue avec toute la troupe jusqu'à ce que j'eusse parlé au commandant, et je mis pied à terre. Le frère Pittet m'avoit reconnu avec une lunette à longue vue: il accourut pour me donner lui-même la main.

Ce fut un spectacle bien consolant, mon rẻvérend père, de voir tout Cayenne venir audevant de moi. Il y avoit dans les rues où je passois une si grande affluence de peuple que j'avois peine à me faire jour; les riches comme les pauvres, tous, jusqu'aux esclaves, s'empressèrent de me donner des marques de la joie que leur causoit mon élargissement. Plusieurs m'arrosoient de leurs larmes en m'embrassant. Je ne rougis pas de dire que j'en versai moimême de reconnoissance pour de si grandes démonstrations d'amitié. Une grande foule me suivit même jusque dans l'église, où je fus d'abord rendre grâces à Dieu de tant de faveurs qu'il venoit de me faire, et dont je vous prie, mon révérend père, de vouloir bien le remercier aussi.

Nos pères et nos frères se distinguèrent dans cette occasion et poussèrent la charité à mon égard aussi loin qu'elle puisse aller. Comme toutes mes hardes étoient dans un pitoyable état, on m'apporta avec empressement tout ce qui m'étoit nécessaire, de sorte que j'éprouvai à la lettre cette parole du Sauveur : Quiconque quittera son père, sa mère, ses frères pour l'amour de moi recevra le centuple en ce monde.

Nous nous entretenons quelquefois ensemble des malheurs qui pourroient encore nous arriver, et je suis toujours extrêmement édifié de voir leur sainte émulation, chacun voulant se sacrifier pour secourir les blessés en cas d'altaque; mais je pense qu'ayant déjà vu le feu et ne pouvant plus être fait prisonnier dans le cours de cette guerre, je dois avoir la préférence et commencer à servir pour les fonctions de notre ministère. Il faut néanmoins espérer que nous ne serons pas obligés d'en venir là, ni les uns ni les autres, et que les armes victorieuses du roi procureront bientôt une paix solide et durable.

D'abord que j'eus fait mon rapport et remis mes lettres à M. d'Orvilliers qui s'étoit retiré dans notre maison à l'occasion de la mort de Mme son épouse, il donna ses ordres pour que les cinq Anglois venus avec moi fussent

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conduits les yeux bandés, suivant l'usage en pareil cas, au grand corps-de-garde qui devoit leur servir de prison : après quoi il prit les arrangemens nécessaires pour les renvoyer à leur vaisseau avec les sept autres prisonniers dont nous avons déjà parlé, et qu'il voulut bien élargir tous en grande partie à ma considération. Dès le lendemain 28, ils partirent pendant la nuit dans leur chaloupe avec tous les agrès et vivres nécessaires.

Il est à souhaiter pour nous qu'ils soient arrivés à bon port, parce que nous avons écrit par eux au gouverneur de Surinam, et moi en particulier, pour tâcher d'avoir par son moyen ce qui a appartenu à mon église aux conditions. dont nous étions convenus avec le sieur Potter en nous séparant. Que si je ne réussis pas dans ce recouvrement, je me flatte que vous voudrez bien, mon révérend père, y suppléer en m'envoyant une chapelle complète, car tout a été perdu.

A mon arrivée à Cayenne, j'y ai trouvé l'officier qui étoit à Oyapoc quand il fut pris, et qui s'étoit déjà rendu ici avec le chirurgienmajor et une partie des soldats. Depuis ce temps-là le commandant lui-même est revenu avec le reste du détachement pour attendre les ordres que la cour donnera touchant Oyapoc. Ce fort, que nous venons de perdre, fut construit en 1725 sous feu M. d'Orvilliers, gouverneur de cette colonie: ainsi il n'a existé que dix-neuf ans on ne sait si la cour jugera á propos de le faire rétablir.

Je viens d'apprendre avec beaucoup de consolation que nos deux missionnaires, les pères d'Aurillac et d'Huberlant, étoient retournés chacun à son poste, après avoir essuyé bien des fatigues avant que de s'y rendre. Ils y auront encore beaucoup à souffrir jusqu'à ce que nous puissions leur fournir du secours.

On me mande que les Indiens, qui avoient été d'abord extrêmement effrayés, commencent à se rassurer et qu'ils continuent à rendre tous les services dont ils sont capables aux habitans qui restent dans le quartier jusqu'à nouvel ordre.

Voilà, mon révérend père, une lettre bien longue et peut-être un peu trop. Je m'estimerois heureux si elle pouvoit vous faire quelque plaisir, car je n'ai pas eu d'autre vue en l'écrivant. Je suis, avec respect, en l'union de vos saints sacrifices, etc.

LETTRE DU P. FAUQUE

AU P. ALLART.

Traite des négres. - Vente des esclaves. - Entreprise pour ramener les nègres fugitifs et adoucir les maux des travailleurs.

A Cayenne, le 10 mai 1751.

MON RÉVÉREND PÈRE,
La paix de N. S.

Le désir que vous paroissez avoir d'apprendre de moi des nouvelles de ce pays lorsqu'elles auront quelque rapport au salut des âmes m'engage à vous envoyer aujourd'hui une relation succincte d'une entreprise de charité dont la Providence me fournit, il y a quelque temps, l'occasion, et qui a tourné également à la gloire de Dieu et au bien de cette colonie.

Vous savez, mon révérend père, que les principales richesses des habitans de l'Amérique méridionale sont les nègres esclaves, que les vaisseaux de la compagnie ou les négocians françois vont chercher en Guinée et qu'ils transportent ensuite dans nos îles. Ce commerce est, dit-on, fort lucratif, puisqu'un homme fait, qui coûtera cinquante écus ou deux cents livres dans le Sénégal, se vend ici jusqu'à douze ou quinze cents livres.

Il seroit inutile de vous dire comment se fait la traite des noirs dans leur pays; quelles sont pour cela les marchandises que l'on y porte, les précautions qu'on doit prendre pour éviter la mortalité, le libertinage et les révoltes dans les vaisseaux négriens, Comment nous nous comportons, nous autres missionnaires, pour instruire ces pauvres infidèles quand ils sont arrivés dans nos paroisses. Sur tous ces points et sur plusieurs autres de cette nature, on a publié une infinité de relations qui sans doute ne vous sont pas inconnues; mais ce qui m'a toujours frappé et à quoi je n'ai pu encore me faire, depuis vingt-quatre ans que je suis dans le pays, c'est la manière dont se fait la vente de ces pauvres misérables.

Aussitôt que le vaisseau qui en est chargé est arrivé au port, le capitaine, après avoir fait les démarches prescrites par les ordonnances du roi, tant auprès de l'amirauté que de MM. les gens de justice, loue un grand ma

gasin où il descend son monde, et là, comme dans un marché, chacun va choisir les esclaves qui lui conviennent pour les emmener chez soi au prix convenu. Qu'il est triste pour un homme raisonnable et susceptible de réflexions et de sentimens, de voir vendre ainsi son semblable comme une bête de charge! Qu'avonsnous fait à Dieu tous tant que nous sommes, ai-je dit plus d'une fois en moi-même, pour n'avoir pas le même sort que ces malheureux ?

Cependant, les nègres, accoutumés pour la plupart à jouir de leur liberté dans leur patrie, se font difficilement au joug de l'esclavage, quelquefois même on le leur rend tout-à-fait insupportable, car il se trouve des maîtres ( je le dis en rougissant) qui n'ont pas pour eux, non-seulement les égards que la religion prescrit, mais les attentions que la seule humanité exige. Aussi arrive-t-il que plusieurs s'enfuient, ce que nous appelons ici aller marron, et la chose leur est d'autant plus aisée à Cayenne, que le pays est pour ainsi dire sans bornes, extrêmement montagneux et boisé de toutes parts.

Ces sortes de désertions (ou marronnages) ne peuvent manquer d'entraîner avec soi une infinité de désordres. Pour y obvier, nos rois, dans un code exprès qu'ils ont fait pour les esclaves, ont déterminé une peine particulière pour ceux qui tombent dans cette faute. La première fois qu'un esclave s'enfuit, si son maître a eu la précaution de le dénoncer au greffe et qu'on le prenne un mois après le jour de la dénonciation, il a les oreilles coupées et on lui applique la fleur-de-lys sur le dos. S'il récidive et qu'après avoir été déclaré en justice, il reste un mois absent, il a le jarret coupé; et à la troisième rechute il est pendu. On ne sauroit douter que la sévérité de ces lois n'en retienne le plus grand nombre dans le devoir; mais il s'en trouve toujours quelques-uns de plus téméraires, qui ne font pas de difficulté de risquer leur vie pour vivre à leur liberté. Tant que le nombre des fugitifs ou marrons n'est pas considérable, on ne s'en inquiète guère; mais le mal est quand ils viennent à s'attrouper, parce qu'il en peut résulter les suites les plus fâcheuses. C'est ce que nos voisins les Hollandois de Surinam ont souvent expérimenté et ce qu'ils éprouvent chaque jour, étant, à ce qu'on dit, habituellement menacés de quelque

irruption funeste, tant ils ont de leurs esclaves | position fut acceptée et la Providence permit errrans dans les bois. que le choix de celui qui feroit ce voyage tombåt sur moi.

Pour garantir Cayenne d'un semblable malheur, M. d'Orvilliers, gouverneur de la Guyane françoise, et M. Le Moyne, notre commissaire-ordonnateur, n'eurent pas plus tôt appris qu'il y avoit près de soixante-dix de ces malheureux rassemblés à environ dix ou douze lieues d'ici, qu'ils envoyèrent après eux un gros détachement composé de troupes réglées et de milice. Ils combinèrent si bien toutes choses, suivant leur sagesse et leur prudence ordinaire, que le détachement, malgré les détours qu'il lui fallut faire parmi des montagnes inaccesibles, arriva heureusement.

Mais toutes les précautions et toutes les mesures que put prendre cette troupe, ne rendirent point son expédition fort utile. Il n'y eut que trois ou quatre marrons d'arrêtés, dont un fut tué, parce qu'après avoir été pris, il voulait encore s'enfuir.

Au retour de ce détachement, M. le gouverneur, à qui les prisonniers avoient fait le détail du nombre des fugitifs, de leurs différens établissemens et de tous les mouvemens qu'ils se donnoient pour augmenter leur nombre, se disposoit à envoyer un second détachement, lorsque nous crûmes qu'il étoit de notre ministère de lui offrir d'aller nous-mêmes travailler à ramener dans le bercail ces brebis égarées. Plusieurs motifs nous portoient à entreprendre cette bonne œuvre. Nous sauvions d'abord la vie du corps et de l'âme à tous ceux qui auroient pu être tués dans le bois, car il n'y a guère d'espérance pour le salut d'un nègre qui meurt dans son marronnage. Nous évitions encore à la colonie une dépense considérable, et aux troupes une très-grande fatigue. Outre cela, si nous avions le bonheur de réussir, nous faisions rentrer dans les ateliers des habitans un bon nombre d'esclaves dont l'absence faisoit languir les travaux.

Cependant, quelque bonnes que nous parussent ces raisons, elles ne furent pas d'abord goûtées cette voie de médiation paraissoit trop douce pour des misérables dont plusieurs étoient fugitifs depuis plus de vingt ans et accusés de grands crimes, et d'ailleurs, ils pouvoient, disoit-on, s'imaginer que les François les craignoient, puisqu'ils envoyoient des missionnaires pour les chercher. Enfin, après deux ou trois jours de délibération, notre pro

Quelques amis que j'ai ici et qui pesoient la chose à un poids trop humain n'en eurent pas plutôt connoissance, qu'ils firent tous leurs efforts pour m'en détourner. Qu'allez-vous faire dans ces forêts, me disoient les uns, vous y périrez infailliblement de fatigue ou de misère! Ces malheureux nègres, me disoient les autres, craignant que vous ne vouliez les tromper, vous feront un mauvais parti. On me représentoit encore que je pouvois donner dans quelque piége, parce qu'en effet, les nègres marrons ont coutume de creuser, au milieu des sentiers, des fosses profondes dont ils couvrent ensuite adroitement la surface avec des feuilles, en sorte qu'on ne s'aperçoit point du piége, et si malheureusement on y tombe, on s'empale soi-même sur des chevilles dures et pointues dont ces fosses sont hérissées. Vous perdrez votre temps et vos peines, disoient les moins prévenus: très-sûrement vous n'en ramenerez aucun ; ils sont trop accoutumés à vivre à leur liberté pour revenir jamais se soumettre à l'esclavage.

Vous comprenez aisément, mon révérend père, que de semblables raisons ne devoient pas faire grande impression sur des personnes de notre état, qui n'ont quitté biens, parens, amis, patrie, et qui n'ont couru tous les dangers de la mer, que pour gagner des âmes à Dieu trop heureux s'ils pouvoient donner leur vie pour la gloire du Grand-Maître, qui, le premier, a sacrifiè lui-même la sienne pour

nous.

Je partis donc avec quatre des esclaves de la maison et un nègre libre qui avoit été du détachement dont j'ai parlé plus haut et qui devoit me servir de guide. Il me falloit tout ce nombre pour porter ma chapelle et les vivres nécessaires pour le voyage. Nous allâmes d'abord par canot jusqu'au saut de Tonne-Grande (c'est une des rivières qui arrosent ce pays) Nous y passâmes la nuit. J'y dis la sainte messe de grand matin, pour implorer les secours du ciel, sans lequel nous ne pouvons rien; ensuite nous nous enfonçâmes dans le bois. Malgré toute la diligence dont nous usâmes, nous ne pûmes faire ce jour-là qu'environ les deux tiers du chemin. Il nous fallut donc camper à la manière du pays, c'est-à-dire que nous fìmes à

la hâle, avec des feuilles de palmier, dont il y | tagnes. Enfin, après avoir long-temps attendu

a plusieurs espèces dans le pays, un petit ajoupa (c'est une espèce d'appentis qui sert à se mettre à couvert des injures du temps).

Dès qu'il fut jour, nous nous remimes en route, et, entre deux et trois heures après midi, nous aperçûmes la première habitation de nos marrons, qu'ils ont nommée la Montagne de Plomb parce qu'il s'y trouve en effet une quantité de petites pierres noirâtres et rondes, dont ces malheureux se servent en guise de plomb à giboyer. Comme je vis la fumée à travers le bois, je crus d'abord que ceux qui faisoient l'objet de mon voyage n'étoient pas loin. Mais je me trompois dans ma conjecture: cette fumée étoit un reste de l'incendie qu'avoit fait le détachement qui m'avoit précédé, l'usage étant de brûler toutes les cases ou maisons et de faire le plus de dégât que l'on peut quand on est à la poursuite de ces sortes de fugitifs.

Je me fis alors annoncer à plusieurs reprises par une espèce de gros coquillage qui a presque la forme d'un cône et dont on se sert ici, au lieu de cloche, pour donner aux nègres le signal 'du lever et des heures du travail. Mais voyant que personne ne paroissoit, je me mis à parcourir tout l'emplacement, où je ne reconnus les vestiges que de deux ou trois hommes, dont les pieds étoient imprimés sur la cendre. Je compris que ceux que je cherchois n'avoient pas osé paroître là depuis qu'on leur avoit donné la chasse. Il nous fallut donc encore loger comme nous avions fait le jour précédent, c'est-à-dire que nous construisîmes notre petit ajoupa pour passer la nuit.

Il me seroit impossible, mon révérend père, de vous exprimer tout ce que la crainte inspira å mes gens de me représenter. Ils appréhen doient qu'à chaque instant on ne tirât sur nous quelque coup de fusil ou qu'on ne décochât quelque flèche. J'avois beau les rassurer de mon mieux, ils me répondoient toujours qu'ils connoissoient mieux que moi la malignité du nègre fugitif. Cependant la Providence ne permit pas qu'il nous arrivât aucun accident fàcheux durant cette nuit, et m'étant levé à la pointe du jour, je fis encore sonner de mon coquillage, qui me servoit comme de cor de chasse et dont le son extrêmement aigu devoit certainement se faire entendre fort au loin, surtout étant au milieu des vallons et des mon

et m'être promené partout comme la veille, ne voyant venir personne, je résolus d'aller à l'emplacement où l'on avoit trouvé depuis peu de jours les marrons et où l'un d'eux avoit été tué. Je commençai par dire la sainte messe, comme j'avois fait à Tonne-Grande, après quoi nous entrâmes dans le bois. Je jugeai que d'un abatis à l'autre il n'y avoit guère que deux lieues, du moins nous ne mîmes qu'environ deux heures pour faire le chemin. (On appelle ici abatis une étendue de bois coupé auquel on met le feu quand il est sec pour pouvoir planter le terrain.) Les marrons ont appelé cet endroit l'abatis du Saut, à cause qu'il y a une chute d'eau. L'emplacement me parut beaucoup plus grand et bien mieux situé que le premier, qu'ils nomment, comme j'ai dit, la Montagne de Plomb. C'étoit là aussi qu'ils prenoient leurs vivres, qui consistent en manioc, bananes, patates, riz, ignames, ananas et quelque peu de cannes à sucre.

D'abord que nous fûmes à la lisière de l'emplacement, je m'annonçai avec mon signal ordinaire, et ensuite je fis le tour d'un bout à l'autre sans voir personne. Tout ce que je remarquai, c'est que depuis peu de jours on y avoit arraché du magrive et qu'on avoit enterré le corps de celui qui avoit été tué; mais la fosse étoit si peu profonde qu'il en sortoit une puanteur extrême. Je m'en approchai pourtant de fort près pour faire la prière sur ce misérable cadavre, dans l'espérance que si quelqu'un de ses compagnons m'apercevoit, cette action pourroit le toucher et l'engager å venir à moi. Mais toutes mes attentes furent vaines, et ayant passé le reste du jour inutilement dans cet endroit, nous revinmes coucher à la Montagne de Plomb, pour éviter la peine de faire là un nouvel ajoupa.

La nuit se passa, comme la précédente, sans inconvéniens, mais non sans peur de la part de mes compagnons de voyage. Ils étoient surpris de ne voir sortir personne du bois pour se rendre à nous. Je ne savois moi-même qu'en penser. Cependant, comme il me restoit encore un abatis à visiter, qu'ils nomment l'abatis d'Augustin, parce qu'un des chefs du marronnage qui porte ce nom y faisoit sa demeure ordinaire avec sa bande, je m'imaginois que tous les marrons s'étoient réfugiés là comme à l'endroit le plus éloigné. Mon embarras étoit

que mon guide n'en savoit pas le chemin. Après l'avoir bien cherché, nous découvrîmes un petit sentier que nous enfilâmes à tout hasard, et après environ quatre heures de marche, toujours en montant et descendant les montagnes, nous arrivâmes enfin au bord d'un abatis dans lequel nous eûmes beaucoup de peine à pénétrer, parce que les bords étoient jonchés de gros troncs d'arbres. Nous franchimes pourtant cet obstacle en grimpant de notre mieux, et le premier objet qui se présenta à nous fut deux cases, ou carbets. J'y cours et j'y trouve du feu, une chaudière et de la viande fraîchement bouillie, quelques feuilles de tabac à fumer et autres choses semblables. Je ne doutai point, pour lors, que quelqu'un ne sortit du bois pour venir me parler; mais après avoir bien appelé et m'être promené partout à mon ordinaire pour me bien faire connaître, ne voyant paraître personne et ayant encore assez de jour, je voulus passer plus loin pour tâcher de trouver enfin l'établissement d'Augustin, me persuadant toujours que ceux que je cherchois s'y étoient retirés.

Mes compagnons de voyage n'étant pas animés par des vues surnaturelles, comme je devois l'être, et toujours timides, auroient bien souhaité que nous retournassions sur nos pas. Ils me le proposèrent même plus d'une fois, mais je ne voulois pas laisser ma mission imparfaite. Ce n'est pas que je ne ressentisse moimême au fond du cœur, pour ne vous rien déguiser, une certaine frayeur : l'abandon total où je me voyois, l'horreur des forêts immenses. au milieu desquelles j'étois sans aucun secours, le silence profond qui y régnoit, tout cela, ainsi qu'il arrive en pareille occasion, me faisoit faire, comme malgré moi, de sombres réflexions; mais j'avois grand soin d'étouffer ces sentimens involontaires, et je n'avois garde d'en rien laisser paroître, de peur de troubler davantage ceux qui m'accompagnoient. Ainsi, après leur avoir fait prendre quelques rafraîchissemens, nous entrâmes encore dans le bois, sans savoir ni les uns ni les autres où aboutissoit le petit chemin que nous tenions.

La divine Providence, qui nous guidoit et qui veilloit sur nous, permit qu'après avoir franchi bien des montagnes et des vallons, nous arrivâmes enfin à notre but, n'ayant guère marché qu'environ deux heures. Je n'en fus pas plus avancé, car je ne trouvai qu'un aba- |

tis nouvellement fait, comme celui que je venois de quitter, mais sans que personne daignât se faire voir à nous. On avoit cependant arraché des racines bonnes à manger, et cueilli des fruits le jour même dans cet endroit, comme il nous parut par les traces toutes fraîches que nous reconnumes.

Ce qui me fit le plus de peine, c'est que les marrons, s'imaginant peut-être qu'il y avoit toujours un détachement à leurs trousses, avoient eux-mêmes mis le feu aux cases depuis peu de jours, afin sans doute que ceux qui les poursuivroient ne pussent s'y loger. Je ne pouvois pas douter que de la lisière du bois ils ne me vissent et ne m'entendissent. Aussi je criais de toutes mes forces qu'ils pouvoient se rendre à moi en toute sûreté, que j'avois obtenu leur grâce entière, que mon état, me défendant de contribuer à la mort de qui que ce soit, ni directement ni indirectement, je n'avois garde de les venir chercher pour les livrer à la justice; que du reste ils étoient maîtres de moi et de mes gens, puisque nous n'étions que six en tout et sans armes, au lieu qu'eux étoient en grand nombre et armés. Souvenez-vous, mes chers enfans, leur disais-je, que, quoique vous soyez esclaves, vous êtes cependant chrétiens comme vos maîtres; que vous faites profession depuis votre baptême de la même religion qu'eux, laquelle vous apprend que ceux qui ne vivent pas chrétiennement tombent après leur mort dans les enfers: quel malheur pour vous si, après avoir été les esclaves des hommes en ce monde et dans le temps, vous deveniez les esclaves du démon pendant toute l'éternité! Ce malheur pourtant vous arrivera infailliblement, si vous ne vous rangez pas à votre devoir, puisque vous êtes dans un état habituel de damnation, car, sans parler du tort que vous faites à vos maîtres en les privant de votre travail, vous n'entendez point la messe les jours saints, vous n'approchez point des sacremens, vous vivez dans le concubinage, n'étant pas mariés devant vos légitimes pasteurs. Venez donc à moi, mes chers amis, venez hardiment, ayez pitié de votre âme, qui a coûté si cher à Jésus-Christ.... Donnez-moi la satisfaction de vous ramener tous à Cayenne; dédommagez-moi par là des peines que je prends à votre occasion, approchez-vous de moi pour me parler, et si vous n'êtes pas contens des assurances de pardon

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