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entre l'espace et la solidité, puisque nous pouvons concevoir l'un sans songer à l'autre. Et par conséquent ceux qui disputent pour ou contre le vide, doivent reconnaître qu'ils ont des idées distinctes du vide, et du plein; c'est-à-dire, qu'ils ont une idée de l'étendue exempte de solidité, quoiqu'ils en nient l'existence, on bien ils disputent sur le pur néant. Car ceux qui changent si fort la signification des mots, qu'ils donnent à l'étendue le nom de corps, et qui réduisent, par conséquent, toute l'essence du corps à n'être rien autre chose qu'une pure étendue sans solidité, doivent parler d'une manière bien absurde lorsqu'ils raisonnent du vide, puisqu'il est impossible que l'étendue soit sans étendue. Car enfin, qu'on reconnaisse ou qu'on nie l'existence du vide, il est certain que le vide signifie un espace sans corps; et toute personne qui ne veut ni supposer la matière infinie, ni ôter à Dieu la puissance d'en annihiler quelque particule, ne peut nier la possibilité d'un tel espace.

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§ 23.

Le mouvement prouve le Vide.

Mais, sans sortir de l'univers pour aller au-delà des dernières bornes des corps, et sans recourir à la toute-puissance de Dieu, pour établir le vide, il me semble que le mouvement des corps que nous voyons, et dont nous sommes environnés, en démontre clairement l'existence. Car je voudrais bien que quelqu'un essayât de diviser un corps solide de telle dimension qu'il voudrait, en sorte qu'il fit que ces parties solides pussent se mouvoir librement en haut, en bas, et de tous côtés dans les bornes de la superficie de ce corps, quoique dans l'étendue de cette superficie il n'y eût point d'espace vide aussi grand que la moindre partie dans laquelle il a divisé ce corps solide. Que si lorsque la moindre partie du corps divisé est aussi grosse qu'un grain de semence de moutarde, il faut qu'il y ait un espace vide qui soit égal à la grosseur d'un grain de moutarde, pour faire que les parties de ce corps aient de la place pour se mouvoir librement dans les bornes de sa superficie; il faut aussi que, lorsque les parties de la matière sont cent millions de fois plus petites qu'un grain de moutarde, il y ait un espace vide de matière solide, qui soit aussi grand qu'une partie de moutarde, cent millions de fois plus petite qu'un grain de cette semence (74). Et si ce vide pro

(74) « Il est vrai que si le monde était plein de corpus<< cules, qui ne pourraient ni se fléchir ni se diviser, comme « l'on dépeint les atomes, il serait impossible qu'il yeût du

portionnel est nécessaire dans le premier cas, il doit l'être dans le second, et ainsi à l'infini. Or, que cet espace vide soit si petit qu'on voudra, cela suffit pour détruire l'hypothèse qui établit que tout est plein. Car, s'il peut y avoir un espace vide de corps, égal à la plus petite partie distincte de matière qui existe présentement dans le monde, c'est toujours un espace vide de corps, et qui met une aussi grande différence entre l'espace pur et le corps, que si c'était un vide immense μέγα χάσμα. Par conséquent, si nous supposons que l'espace vide, qui est nécessaire pour le mouvement, n'est pas égal à la plus petite partie de la matière solide, actuellement divisée, mais à ou à de cette partie, il s'ensuivra toujours également qu'il y a de l'espace sans matière.

§. 24.

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Les idées de l'Espace et du Corps sont distinctes l'une de l'autre.

Mais comme ici la question est de savoir, si l'idée de l'espace ou de l'étendue est la même que

« mouvement; mais, dans la vérité, il n'y a point de dureté << originale: au contraire, la fluidité est originale, et les << corps se divisent selon le besoin, puisqu'il n'y a rien qui l'empèche. C'est ce qui ôte toute la force de l'argument « tiré du mouvement pour le vide, »

celle du corps, il n'est pas nécessaire de prouver l'existence réelle du vide, mais seulement de montrer qu'on peut avoir l'idée d'un espace sans corps. Or, je dis qu'il est évident que les hommes ont cette idée, puisqu'ils cherchent et disputent, s'il y a du vide ou non. Car, s'ils n'avaient pas l'idée d'un espace sans corps, ils ne pourraient pas mettre en question si cet espace existe; et si l'idée qu'ils ont du corps n'enferme pas en soi quelque chose de plus que l'idée simple de l'espace, ils ne peuvent plus douter que tout le monde ne soit parfaitement plein. Et en ce cas-là, il serait aussi absurde de demander s'il y aurait un espace sans corps, que de demander s'il y aurait un espace sans espace, ou un corps sans corps; puisque ce ne seraient que différents noms d'une même idée.

§ 25.

De ce que l'étendue est inséparable du corps il ne s'ensuit pas que l'Espace et le Corps soient une seule et même chose.

Il est vrai que l'idée de l'étendue est si inséparablement jointe à toutes les qualités visibles, et à la plupart des qualités tactiles, que nous ne pouvons voir aucun objet extérieur, ni en toucher fort peu, sans recevoir en même temps

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quelque impression de l'étendue. Or, parce que l'étendue se mêle si constamment avec d'autres idées, je conjecture que c'est ce qui a donné occasion à certaines gens de décider que toute l'essence du corps consiste dans l'étendue. Ce n'est pas une chose fort étonnante, puisque quelques-uns se sont si fort rempli l'esprit de l'idée de l'étendue par le moyen de la vue et de l'attouchement (les plus occupés de tous les sens), qu'ils ne sauraient donner de l'existence à ce qui n'a point d'étendue, cette idée ayant, pour ainsi dire, rempli toute la capacité de leur ame. Je ne prétends pas disputer présentement contre ces personnes, qui renferment la mesure et la possibilité de tous les êtres dans les bornes étroites de leur imagination grossière: mais comme je n'ai affaire ici qu'à ceux qui concluent que l'essence du corps consiste dans l'étendue, parce qu'ils ne sauraient, disent-ils, imaginer aucune qualité sensible de quelque corps que cе soit sans étendue; je les prie de considérer (a)

(a) Lorsque je vins à traduire cet endroit de l'Essai concernant l'entendement humain, je m'aperçus de la méprise de M. Locke, et je l'en avertis: mais il me fut impossible de le faire convenir que le sentiment qu'il attribuait aux cartésiens, était directement opposé à celui qu'ils ont soutenu, et prouvé avec la dernière évidence, et qu'il avait adopté lui-même dans cet ouvrage. Quelque temps

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