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nière obscure, et n'est connu qu'après l'événement.

Voilà donc un nouvel et indéclinable élément de la nature humaine, la notion du devoir. Y conformer les déterminations de son libre arbitre est pour l'homme une loi; avoir accompli son devoir est pour l'homme un bien.

Par conséquent, il y a deux biens pour l'homme, parce qu'il y a deux lois : la loi de la sensibilité et la loi de l'entendement; la loi du plaisir, de l'utile, et la loi du devoir, de l'honnête. Telle est la complexité de sa nature.

Ce n'est pas tout. Cette complexité trop souvent devient opposition; et tandis que le devoir nous commande, les passions nous tirent en quelque sorte, comme parle saint Augustin, par le vêtement de notre chair. Et ce conflit, à chaque instant renouvelé, croît en violence à chaque instant. Troublés, divisés en nous-mêmes, éperdus entre les envahissements de la sensibilité et les prescriptions de l'entendement, qui nous décidera? Qui apaisera ces orages du cœur, où les plus fermes courages se trouvent ébranlés? La liberté.

Voyez cette barque légère; le vent gonfle ses voiles, les flots enveloppent ses flancs, qu'ils heurtent et caressent tour à tour. Cependant, sous

l'effort des muscles qui se roidissent, la rame fend les ondes, conjure l'ouragan, lutte contre la tempête, et les muscles eux-mêmes obéissent à l'action de la volonté. Image de notre condition! Nous sommes comme des embarcations fragiles que menacent mille accidents terribles,

Ut cymba instabiles, fluctu jactante...

Les désirs nous pressent en tumulte; les passions nous enlacent; le monde nous fascine et nous attire. C'est un océan aux vagues perfides et sans cesse agitées. Mais, plus heureux que le rameur, que son habileté, sa prévoyance et son courage ne suffisent pas toujours à sauver du péril, ce nous est assez d'avoir voulu !

Toutefois n'y a-t-il pas dans cette assignation du but de la liberté une contradiction? Êtres intelligents, c'est pour nous une loi d'obéir à l'honnête, et cette obéissance devient pour nous un bien. Mais quoi! êtres sensibles, n'est-ce pas pour nous une loi de rechercher le plaisir, et la possession du bonheur n'est-elle pas pour nous un bien? Entre une loi et une loi, entre un bien et un bien, ne sommes-nous pas pleinement libres d'une pleine liberté d'indifférence? Nous l'avons remarqué :

c'est une fausse et illusoire liberté que la liberté d'indifférence; car nous nous déterminons toujours en vertu de certains mobiles ou de certains motifs. Or, les mobiles appartiennent à la sensibilité; les motifs relèvent de l'entendement. Les mobiles, qui tous se ramènent au plaisir, constituent plutôt une tendance qu'une loi; car ils n'offrent aucun des caractères de la loi, ni l'évidence, ni l'immutabilité, ni l'obligation. Les motifs, qui tous se résolvent dans la notion du devoir, fondent seuls proprement une loi. Car cette notion du devoir présente tous les caractères de la loi. Elle est évidente, immuable, obligatoire.

La loi de l'homme est donc le devoir, non le plaisir; ou si l'on affirme que le plaisir est une loi de l'homme, il faut du moins reconnaître que ce n'est qu'une loi subalterne et que le devoir est sa loi suprême.

Il résulte de là encore que, si la possession du plaisir est un bien de l'homme, l'accomplissement du devoir est son bien suprême.

Mais la loi suprême de l'homme n'est pas sa loi souveraine, ni son bien suprême son souverain bien.

En effet, je continue à consulter l'expérience, j'interroge de nouveau les faits de la nature humaine, et voici ce que j'y découvre.

Entre le plaisir et le devoir se rencontre fréquemment une flagrante opposition. De cette opposition naît une lutte, où se manifestent l'égoïsme et la vertu. Qui décline cette lutte ou y succombe est égoïste; qui la soutient et y triomphe est vertueux; qui ignore cette lutte ou ne peut la soutenir n'est ni égoïste ni vertueux. Ainsi l'enfant, chez qui l'intelligence et la liberté ne sont point encore développées, n'est ni égoïste ni vertueux; il est innocent. L'intelligence et la liberté sont les conditions de la vertu, et leur accord la réalise; tandis que l'accord de la sensibilité et de la liberté produit le bonheur.

L'homme serait-il donc réduit à cette alternative incompréhensible, de renoncer au bonheur afin d'être vertueux, ou de poursuivre le bonheur au mépris de la vertu? Plusieurs l'ont pensé; mais la nature n'a cessé de condamner leurs maximes.

«La guerre intérieure de la raison contre les passions, écrivait Pascal, a fait que ceux qui ont voulu avoir la paix se sont partagés en deux ectes. Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes. Mais ils ne l'ont pu ni les uns ni les autres; et la raison demeure toujours, qui accuse la bassesse et l'injustice des passions, et

trouble le repos de ceux qui s'y abandonnent; et les passions sont toujours vivantes dans ceux qui y veulent renoncer (1). »

Effectivement, comment concevoir que l'homme vive contrairement et non point conformément à sa condition? Et comment admettre qu'il accomplisse sa destinée en dérogeant à sa nature et non point en la suivant?

C'est pourquoi, si la loi de l'homme consiste essentiellement à pratiquer la vertu, et si c'est là son bien suprême, le bonheur par la vertu constitue son souverain bien. Car alors seulement toutes ses facultés sont satisfaites, et les éléments complexes de son être ramenés par un juste équilibre à l'ordre qui fait la vie.

Opposés par leurs conditions, la vertu et le bonheur ne sont pas d'ailleurs inconciliables; et quand on cherche la vertu sans égard au bonheur, il advient que le bonheur est donné par surcroît. Cela est si vrai, que les préceptes qu'indiquent les théoriciens du bonheur sont identiques à ceux qu'enseignent les théoriciens de la vertu. L'art d'être heureux ne diffère point de l'art d'être vertueux (2).

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(2) Voyez Buffon, Essai d'Arithmétique morale; - Franklin,

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