psychologie bien faite. Admettez une psychologie qui réduise l'âme à la sensation : le moyen de distinguer le beau, sinon de l'utile, du moins de l'agréable? Supposez même une psychologie plus haute et qui, dans l'âme, ajoute à la sensation le sentiment: comment bannir de la science du beau l'arbitraire, et que devient ce caractère d'absolu, d'invariabilité, d'infinité, sans lequel le beau n'est pas? Il n'y a évidemment de science du beau, digne de ce nom, qu'à la condition de découvrir dans l'âme sous les sentiments les idées; au milieu des phénomènes de la conscience l'absolu; parmi les émotions de l'amour la raison. Car, sans la raison, il n'y a pas d'idéal, et, sans idéal, il n'y a point d'esthétique. Vainement de bruyants ou aventureux théoriciens se sont de tout temps rencontrés, qui, affectant de ne voir dans l'idéal qu'une chimère métaphysique (1), ont identifié toute beauté avec les beautés de la nature. Ainsi, tandis que la beauté par excellence est la beauté idéale, toute beauté s'est ramenée, dans leur doctrine, à la beauté réelle. D'où il suit qu'ils ont conclu, non sans rigueur, que 1) Cf. M. Cherbuliez: A propos d'un cheval; Conversations uthéniennes; Revue des Deux-Mondes, 15 août 1861. l'unique objet de l'art doit être d'imiter la nature. Doctrine déplorable, qui expose les arts à toutes les extravagances de la fantaisie! Doctrine irréfléchie, qui nous invite à reproduire le beau réel, sans nous enseigner à quels caractères nous démêlerons le beau de ce qui n'est pas le beau! Doctrine avilissante enfin, puisqu'elle abaisse, en certains cas, l'intelligence au-dessous de la machine, et l'art au-dessous de l'industrie; la peinture, par exemple, étant une reproduction de la nature beaucoup moins fidèle que la photographie! Lessing l'observait ingénieusement : « La nature est ce qu'il y a de plus nécessaire pour arriver au grand; cependant, si l'art ne prend soin de la conduire, c'est une aveugle qui ne sait où elle va. » L'idéal n'est donc point une gratuite illusion de l'esprit, mais la conception même du beau par l'esprit, laquelle, manifestée dans l'esprit, le surpasse infiniment. Rien n'est beau que par une participation avec cette idéale beauté, dont les beautés réelles ne sont jamais que de plus ou moins im parfaites images. A ce compte, loin de s'attacher aux beautés de la nature, l'artiste véritable n'y doit chercher que des degrés pour s'élever plus haut. Ce n'est point en considérant les objets du dehors qu'il composera son dessin; c'est d'après les idées qu'il porte en lui-même qu'il interprétera les beautés de la nature; c'est en se rendant attentif à un exemplaire intérieur de beauté, qu'il exécu'era son ouvrage. « J'affirme, écrivait excellemment Cicéron, j'affirme qu'il n'y a en aucun genre rien de si beau que ne surpasse la beauté, dont toutes les beautés ne sont que des copies, et qui est l'original de tout ce qui est beau; beauté qui ne peut être perçue ni par les yeux, ni par les oreilles, ni par aucun sens; beauté que nous embrassons seulement par la pensée et par l'esprit. C'est ainsi que nous pouvons imaginer des statues plus belles que celles de Phidias, quoique nous ne connaissions rien en ce genre de plus parfait. Ce merveilleux artiste lui-même, lorsqu'il travaillait à représenter Jupiter et Minerve, ne contemplait point quelqu'un pour en tirer la ressemblance; mais il trouvait dans son esprit un type éminent de beauté qu'il considérait avec application, sur lequel il attachait ses regards, à l'imitation duquel il accommodait et son art et sa main (1). » Et Cicéron n'était que l'écho de Platon, célébrant (1) L'Orateur, ch. 1er, § 2. par la bouche de Diotime « la beauté éternelle, non engendrée et non périssable, exempte de décadence comme d'accroissement, qui n'est point belle dans telle partie et laide dans telle autre, belle seulement en tel temps, dans tel lieu, dans tel rapport, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là; beauté qui n'a point de forme sensible, un visage, des mains, rien de corporel... beauté de laquelle toutes les autres beautés participent, de manière cependant que leur naissance ou leur destruction ne lui apporte ni accroissement ni le moindre changement; beauté souveraine et divine qui exciterait en nous d'incroyables amours, s'il nous était donné de la voir face à face, dans sa pureté et simplicité, non plus revêtue de chairs et de couleurs humaines, et de tous ces vains agréments destinés à périr (1). » L'amour et l'idée, l'expression de l'idée par la forme, voilà le beau; la conformité à l'idée suprême, à l'idéal, voilà le but vers lequel l'artiste doit diriger tous ses efforts. Or, le beau étant la force, la puissance, l'âme des choses, la beauté idéale est surtout la beauté morale. Sans doute l'objet propre de l'art n'est pas directement le sentiment moral religieux. L'objet immédiat de l'art consiste à produire l'idée et le sentiment du beau. Toutefois, cette idée et ce sentiment du beau, épurant, élevant l'àme par l'affinité du beau avec le bien, et par le rapport de la beauté idéale à son principe qui est Dieu, il en résulte que l'art n'a pas réalisé le beau tant qu'il n'a point qarlé à l'âme, et qu'il réalise d'autant plus la beauté qu'il exerce sur l'âme une influence morale plus considérable. Ni l'éclat ou la pureté des formes, ni leur fini ou leur magnificence ne valent que par l'idée qu'elles expriment. Comparez, pour vous en convaincre, le temple païen et le temple chrétien. Assurément, personne ne songera à contester tout ce qu'il y a d'exquis dans l'architecture des anciens. Aujourd'hui encore ils sont nos maîtres dans la science des lignes, de l'harmonie, des proportions. D'où vient pourtant que, somme toute, le gothique, par exemple, offre, à beaucoup d'égards, une beauté supérieure à celle du style grec? C'est que le gothique parle davantage à l'àme, excite dans les cœurs une émotion religieuse irrésistible, et parvient du moins à éveiller en nous la notion de Dieu tel que le Christianisme le conçoit; tandis que le temple païen, qui peut donner l'idée du mystère, reste impuissant à suggérer la pensée de l'infini. |