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LA

NATURE HUMAINE

CHAPITRE PREMIER

LA SCIENCE

Boerhaave avait jeté sur la nature humaine un regard profond lorsqu'il écrivait : « Animal simplex in vitalitate, homo duplex in humanitate (1). » Et Buffon, commentant cette savante parole, ajoutait éloquemment :

Homo duplex! L'homme intérieur est double; il est composé de deux principes différents par leur

(1) De Morbis nervorum.

nature, et contraires par leur action. L'àme, ce principe spirituel, ce principe de toute connaissance, est toujours en opposition avec cet autre principe animal et purement matériel; le premier est une lumière pure qu'accompagnent le calme et la sérénité, une source salutaire dont émanent la science, la raison, la sagesse; l'autre est une fausse lueur qui ne brille que par la tempête et par l'obscurité, un torrent impétueux qui roule et entraîne à sa suite les passions et les erreurs. Le principe animal se développe le premier (1). »

Effectivement, tel est l'homme, indivisiblement un et double néanmoins; corps et âme; esprit et matière; mêlé à l'univers et distinct de tout ce qui l'entoure; assujetti comme les animaux à mille nécessités qui l'accablent et ne méditant rien que d'infini; aussi débile, à sa naissance, que pas un d'entre eux, et bientôt, par ses inventions, maîtrisant la nature entière; être complexe qui échappe à ses propres regards par sa complexité même, et qu'on mutile en le simplifiant.

C'est réaliser une abstraction que.de ne voir en lui qu'un pur esprit.

(1) Discours sur la nature des Animaux. Voir M. Lélut, Physiologic de la Pensée. Paris, 1861; 2 vol. in-8°; t. Ier, p. 1, l'Homme, ses deux natures et leurs rapports.

C'est réaliser une abstraction que de ne voir en lui qu'une masse organisée.

Mais, de ces deux abstractions, l'une, sans contredit, se reproduit plus fréquemment que l'autre et entraîne après soi de bien plus graves dangers. Car, si les philosophes ont souvent erré touchant la nature de l'esprit humain, rarement ils en sont venus à prétendre que l'esprit fût tout l'homme, et ceuxlà mêmes qui ont fait à l'intelligence une trop large part n'ont pu s'empêcher de reconnaître l'existence et l'influence des organes auxquels elle est unie. Qu'importent, d'ailleurs, les systématiques exagérations d'un méditatif, ou les rêveries folles de quelques mystiques abusés? Sans vraisemblance et sans application, corrigée à chaque instant et de la façon la plus humiliante, cette erreur offre à peine le prestige d'un paradoxe. M. de Biran remarque même à bon droit que c'est se méprendre étrangement sur la nature de l'homme que de le définir une intelligence servie par des organes. Comme si les organes n'étaient point souvent rebelles à l'esprit qui leur commande, et que l'homme y trouvat toujours des instruments sans jamais y rencontrer des obstacles! Ce serait, par conséquent, une science de l'homme assez vaine que celle qui, dans l'homme, ne tiendrait aucun compte du corps. II

LA NATURE HUMAINE.

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n'y aurait guère du reste, dans de telles chimères, qu'innocuité.

Il n'en est pas ainsi de l'erreur contraire, qui consiste à mettre tout l'homme dans le corps. Autorisée par des apparences, suggérée par les sens, confirmée par les passions, c'est l'erreur ordinaire des philosophies naissantes et des philosophies en décadence. Les sages, en y succombant, y perdent leur raison, et les multitudes s'y laissent facilement séduire par le double et trompeur appât de la liberté et de la volupté.

Cette seconde erreur serait-elle donc plus permise que la première?

Voici mon corps: il occupe une portion de l'espace extrêmement circonscrite; mes membres sont immobiles, tous mes sens fermés; et cependant je parcours et les terres et les mers; je mesure l'immensité des cieux; je me transporte dans les lieux qui m'agréent; exilé, je revois la patrie; prisonnier, je vis hors des murs d'un cachot; je converse avec les absents; j'entends leur voix; je m'attendris à leur sourire; j'évoque ce qui n'est plus; j'imagine ce qui n'est pas; des sommets du présent, je ressaisis le passé et j'atteins l'avenir; être d'un jour, je conçois l'éternel; ètre de toute part limité, je conçois ce qui n'admet pas de limites.

Le moi où s'accomplissent ces merveilles, ce n'est donc pas le corps!

Voici mon corps: tous les organes en sont dispos; j'éprouve la plénitude du bien-être qui accompagne la plénitude de la santé. D'où vient cependant que je me sens oppressé par le chagrin, abattu par la tristesse, troublé par le regret, ému par l'espérance, tourmenté par la crainte, aiguillonné par le remords, consumé par l'amour, agité par la haine? Le moi qui gémit, qui soupire, qui attend, qui frémit, qui s'accuse, qui brûle de désir ou qui déteste, ce n'est donc pas le corps!

Voici mon corps on le charge de chaînes, on le torture, on le déchire, on lui applique les supplices les plus douloureux ; ou bien on va le livrer à toutes les horreurs du cirque; une multitude est là, menacant et hurlant. Que je consente à prononcer un mot, une syllabe, et je serai sauvé! Et cependant ce mot, cette syllabe, il n'y a pas de violence qui puisse me l'arracher. Le moi qui résiste de la sorte, malgré la défaite du corps, ce n'est donc pas le corps!

Les langues, les faits les plus irrécusables comme les plus journaliers, s'opposent à ce qu'on méconnaisse chez l'homme un principe distinct des organes et de leurs fonctions, lequel pense, veut et ne veut pas, souffre ou jouit.

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