science et le sentiment moral. Qui, effectivement, a attaché le remords au crime et la joie à la vertu? D'où nous vient cette conviction inébranlable, fondement de notre avenir immortel, que les mauvaises actions doivent être finalement punies, et les bonnes actions finalement récompensées? Qui autorise en nous cette certitude, invincible comme le principe sur lequel elle repose, sinon notre croyance en la divine Providence? Remarquons qu'il ne s'agit pas ici seulement d'un élan de l'âme, d'une aspiration, d'une espérance. C'est l'entendement qui parle, c'est la raison qui prononce. Ou il n'y a pas de loi morale, ou elle est la loi de Dieu en même temps que la loi de l'homme. Concevoir cette loi comme le résultat d'un décret arbitraire de la Divinité, c'est l'annuler. Dieu veut le bien parce qu'il est bien; mais le bien n'est pas bien, parce que Dieu le veut. Supposez que le bien puisse être changé par Dieu, et le bien, perdant le caractère d'absolu qui fait son essence, perdra du même coup son autorité. Ce pourra être encore une loi; ce ne sera plus une loi morale. L'homme subira cette loi en esclave, comme une force; il n'y obéira point avec la docilité d'un être libre. Le bien de l'homme est donc le bien de Dieu, ou plutôt le bien de l'homme est Dieu lui-même, n'y ayant rien en Dieu qui domine Dieu, et la loi divine étant adéquate à l'intelligence du législateur divin. Mais par cela même que le bien de l'homme est le bien de Dieu, le bien se trouve au regard de Dieu ce qu'il est au regard de l'homme, obligatoire. L'idée de l'obligation est inséparable de l'idée même de la loi. Que cette obligation disparaisse ou qu'elle puisse être éludée, et, avec la loi, l'idée morale s'évanouit. C'est pourquoi à l'obligation s'ajoute la sanction. L'infaillibilité de la sanction la rend d'ailleurs seule efficace, et l'homme en trouve dans les joies de la conscience ou le remords la première expression. N'est-ce pas là déjà une manifestation irrésistible de la Providence? II y a plus. Cette sanction n'est pas complete; incomplète, elle peut même momentanément manquer. D'où vient néanmoins que nous affirmons qu'en définitive elle ne manquera pas, sinon parce que reconnaître une loi morale obligatoire, c'est du même coup reconnaître un Dieu Providence, qui assure, et, en tout cas, saura bien assurer par l'immortalité l'exécution de cette loi? Auteur et conservateur de l'ordre physique qui charme nos regards, il ne se peut pas que Dieu ne soit pas aussi auteur et conservateur de l'ordre moral qui s'impose à notre raison. Et qu'on n'objecte point contre ce dogme de la divine Providence, que le mal abonde dans l'homme et dans l'univers. Entendu comme il doit l'être, l'optimisme se pose à priori; car Dieu, qui est infiniment puissant et infiniment sage, ne pouvait pas ne pas aller au meilleur. Mais est-il donc vrai qu'il n'y ait que du mal dans la vie? Et les joies de toute sorte qu'elle nous prodigue, depuis les joies naïves de l'enfance qui s'ignore, jusqu'aux joies austères de la réflexion mûrie par l'expérience, et de la conscience fortifiée. par la sagesse; depuis les plaisirs des sens jusqu'à ceux de l'entendement; depuis le spectacle incessant et splendide de la nature jusqu'à celui de l'âme qui s'immole au devoir; depuis les affections de la famille jusqu'aux passions héroïques du patriotisme, qu'en fait-on? L'optimisme, s'il peut être mal interprété, est, sans comparaison, beaucoup plus vrai que le désespoir. Il soutient du moins les courages en les rassurant; il élève l'esprit, au lieu de le dégrader; il lui donne certainement plus de lumière que la thèse contraire, puisque, dans la vie humaine et dans le monde, la somme du bien l'emporte sur celle du mal, aux yeux des juges impartiaux et des cœurs un peu virils (1). » (1) M. Barthelemy Saint-Hilaire, Le Bouddha, etc., p. 158, 159. D'ailleurs le mal, qui est dans la nature des choses, s'explique principalement par une observation attentive de la nature humaine. Êtres finis, comment pourrions-nous faire raisonnablement à la Providence un grief de ne nous avoir point égalés à l'infini, alors que nous trouvons en nous-mêmes les moyens de nous en rapprocher indéfiniment, et que dans ce rapprochement même consiste notre destinée ? Êtres moraux, comment voudrions-nous mériter sans être éprouvés? Enfin, êtres libres, ne savons-nous pas que des abus de notre liberté découlent la plupart des maux qui nous affligent? Dira-t-on que cette liberté même, par où on prétend amnistier la Providence, est incompatible avec la Providence? Car, si Dieu est Providence, il sait à l'avance ce que nous ferons, et dès lors nous ne sommes plus libres d'êtres vertueux ou criminels. Ou, au contraire, si nous sommes libres, ne semblet-il pas que Dieu ne puisse à l'avance savoir ce que nous ferons, et qu'ainsi l'idée d'un Dieu Providence implique une inévitable contradiction? A ce dilemme, où vient s'émousser toute la pointe du raisonnement, je pourrais opposer cette irréfragable maxime de Bossuet : « La première règle de notre logique, c'est qu'il ne faut point abandonner les vérités une fois con nues, quelque difficulté qui survienne, quand on veut les concilier; mais qu'il faut au contraire, pour ainsi parler, tenir toujours fortement les deux bouts de la chaîne, quoiqu'on ne voie pas toujours le milieu par où l'enchaînement se continue (1). » Je veux notamment y opposer le témoignage de la conscience, qui m'atteste invinciblement ma liberté. En effet, alors même que le dogme de la divine Providence ne reposerait pas sur des preuves en elles-mêmes inattaquables, loin de ruiner ou de compromettre ce dogme consolateur, je remarque que la considération de ma liberté est la donnée la plus solide qui serve à le fonder. De quoi dépend, avant tout, la notion de la divine Providence? De la conception de l'ordre moral. Mais comment concevoir l'ordre moral sans concevoir la liberté, et comment concevoir la liberté sans en constater en nous-mêmes la présence effective? A ce sentiment vif et interne de notre liberté, qui éclaire au lieu de l'obscurcir, l'idée de la divine Providence, la conscience ajoute toutes les suggestions du désir, toutes les aspirations enflammées de l'espérance. Si les mauvaises mœurs rendent im (1) OEuvres complètes, t. XXII, p. 284; Traité du libre arbitre, WV. |