paient. Je ne crois pas que les partisans les plus enthousiastes du socialisme, pourvu qu'ils se montrent sincères, puissent désormais un seul intant contester que cette doctrine, quelque apparence qu'elle prenne et quelques formules qu'elle invoque, ne soit au fond une radicale négation de la liberté humaine. La société que crée le socialisme ressemble, quoi que fassent ses promoteurs, à une ruche où les individus ne sont plus que des abeilles; à une machine où les individus ne sont plus que des rouages. L'homme n'est ni une abeille ni un rouage; il est un être libre. La société qui convient à sa nature est une société de libertés égales, qui se limitent, qui peuvent lutter les unes contre les autres, mais qui, finalement s'entr'aident en vertu de cette égalité même. C est pourquoi, tandis que la société des socialistes n'a jamais guère existé que dans leur imagination, ou ne s'est momentanément et partiellement établie que par une oppression effroyable; c'est grâce à la liberté que, dans tout l'univers, subsistent et grandissent les sociétés humaines. Je ne sais si je suis le jouet d'une illusion; mais à Socialisme, ou le Communisme jugé par histoire, 1849, in-18. M. Sure, Histo're du Communisme, 1856 -12. mesure que j'avance dans la tàche que je me suis proposée, les difficultés les plus graves paraissent s'évanouir, à la lumière d'une psychologie bien comprise. Je découvre dans la connaissance de l'âme humaine, sinon le dernier mot, du moins les éléments de solution de tous les problèmes humains. C'est ainsi que la nature humaine, attentivement interrogée, nous révèle en quelque façon, simultanément, avec l'origine des sociétés l'origine des gouvernements. La société humaine, ai-je dit, n'est point une institution surnaturelle, ni le résultat d'un contrat; non plus qu'on ne peut la considérer sans paradoxe comme un état de déchéance ou le produit d'une contrainte salutaire. La société est l'état naturel d'êtres libres, dont les libertés égales sont les unes pour les autres une limite tout ensemble et un secours. Égaux et sociables, les hommes trouvent dans la justice et la charité les liens de la société. Voilà les enseignements certains de la raison. Que les hommes se mettent complétement à la raison, et les sociétés n'auront pas besoin d'autre support qu'elles-mêmes. Fondées sur la justice, elles fleuri ront par la charité. On verra se réaliser cette situation idéale, que des sophistes contemporains ont préconisée sous la bizarre et équivoque dénomina tion d'anarchie. Tout gouvernement sera inutile, parce que, de soi, l'ordre sera parfait. Malheureusement, il n'en va pas de la sorte. Il n'est pas nécessaire d'avoir longtemps étudié l'àme humaine pour s'être convaincu que, si l'homme est un être raisonnable, il est, d'autre part, un être passionné. Un égoïsme incurable tend incessamment à paralyser, à détruire en lui le dévouement ou l'équité, et les désirs de son cœur triomphent trop aisément des conceptions de son esprit. De là vient qu'en s'aimant excessivement soi-même, non-seulement il cesse d'aimer ses semblables, mais encore qu'il oublie ses devoirs, pour ne plus se prévaloir que de ses droits. Ainsi ces libertés égales, qui devaient s'entr'aider, se repoussent; ces libertés égales, qui devaient se respecter, s'envahissent. Il le faut reconnaître ou les sociétés humaines. sont condamnées à périr presque en naissant, ou il est indispensable qu'elles parviennent à se prémunir contre l'abus des principes mêmes sur lesquels elles reposent. Car leurs passions réunissent les hommes autant que leur raison. Mais que leurs passions se pervertissent, aussitôt leur raison s'obscurcit et leur nature devient de sociable insociable. «Chacun tend à soi, remarquait Pascal. Cela est contre tout ordre il faut tendre au général; et la pente vers soi est le commencement de tout désordre, en guerre, en police, en économie (4). » « Là où tout le monde veut faire ce qu'il veut, écrivait de son côté Bossuet, nul ne fait ce qu'il veut; là où il n'y a point de maître, tout le monde est maître; là où tout le monde est maître, tout le monde est esclave (2). E prenant les hommes tels qu'ils sont, en consultant les données de la psychologie, quelle est la condition vitale des sociétés? Il importe, avant tout, que des libertés égales respectent la limite réciproque que leur impose cette égalité même. C'est ce qu'exige la justice. Or, cette observation de la justice, comment l'assurer pratiquement contre les entreprises des passions, filles de l'injustice? « Les hommes, disait Pascal, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, ont fait que ce qui est fort fût juste (3). » J'en demande pardon à ce sublime génie, que nos misères ont encore plus étonné que notre grandeur: sans la justice, la force est vraiment faiblesse. Ce n'est pas sur la force que l'on peut asseoir les sociétés, et le régime de la (1) Pensées. (2) OEuvres complètes, t. XXV, p. 181; Politique tirée de l'Écriture, liv. fer. (3) Pensées. violence ne saurait être qu'instable et passager. Le fondement des sociétés est la justice; car la justice est la force véritable. Mais à la force souveraine qu'elle porte en elle-même et par où elle agit irrésistiblement sur les intelligences, il faut qu'une force extérieure s'ajoute, qui mate les passions et ploie les volontés. Constituer cette force, c'est pour les hommes constituer un gouvernement. Qui ne comprend, dès lors, combien sont stériles les discussions sur l'origine, la fin et la meilleure forme du gouvernement? Vous demandez quelle est l'origine des gouvernements? Je réponds: La volonté des peuples qui s'arment contre leur propre faiblesse. Vous demandez quelle est la fin des gouvernements? Je réponds: Ils ont pour fin d'assurer le respect de la justice. Vous demandez quelle est la meilleure forme de gouvernement? Je réponds: Celle qui, en assurant le plus exactement possible le respect de la justice, assure ainsi de la manière la plus efficace le salut d'une société. Eh quoi! dira-t-on peut-être, est-ce là prendre nettement parti, relativement à l'origine des gouvernements, entre les deux théories qui, de tout temps, qui, de nos jours surtout, se disputent le monde? |