Entre la théorie de la légitimité et la théorie de la souvera neté du peuple, laquelle choisissez-vous? Je réponds: Il n'y a de gouvernement légitime que celui qui est consenti par un peuple; mais un peuple ne fait réellement acte de souveraineté que lorsqu'il proclame la souveraineté de la justice (1). On insiste et on ajoute: Les publicistes se sontils donc consumés en vaines recherches et en discussions oiseuses, lorsqu'ils se sont évertués à déterminer la meilleure forme de gouvernement? Et, en définitive, pour ne rappeler que la division (1) Si par souveraineté du peuple on entend, comme trop souvent il arrive, la souveraineté du grand nombre parce qu'il est le grand nombre, qui voudrait reconnaître une telle souveraineté ? «La souveraineté du peuple, écrivait M. de Biran, correspond en politique à la suprématie des sensations et des passions dans la philosophie et la morale. » « Il n'y a rien de plus difficile, disait éloquemment M. RoyerCollard, que de se bien dégager de la souveraineté du peuple; elle reste dans l'esprit de la plupart de ceux qui la combattent; elle est implicitement reconnue par tous ceux qui ne savent en sortir que par le pouvoir absolu ou le privilége. Le privilége, le pouvoir absolu, la souveraineté du peuple, c'est, sous des formes diverses et plus ou moins malheureuses, l'empire de la force sur la terre. « Il y a deux éléments dans la société : l'un matériel, qui est l'individu, sa force et sa volonté; l'autre moral, qui est le droit résultant des intérêts légitimes. « Voulez-vous faire la société avec l'élément matériel, la majorité des individus, la majorité des volontés, que les qu'elles célèbre qu'a donnée Montesquieu (1): Lequel préférez-vous, du gouvernement monarchique, du gouvernement républicain, du gouvernement despotique? je réponds: Celui qui convient le mieux à la nature humaine et l'honore davantage. « La Constitution de 1795, tout comme ses aînées, écrivait M. Joseph de Maistre, est faite pour l'homme. Or il n'y a point d'homme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc.; je sais même, grâce à Montesquieu, qu'on peut être Persan; mais, quant à l'homme, je déclare ne l'avoir rencontré de ma vie; s'il existe, c'est bien à mon insu. Y a-t-il une seule contrée de soient, est le souverain. Voilà la souveraineté du peuple. Si, volontairement ou malgré elle, cette souveraineté va se déposer dans la main d'un seul ou de plusieurs sans changer de caractère, c'est une force plus savante et plus modérée, mais c'est toujours la force. Voilà l'origine et la racine du pouvoir absolu et du privilége... « Voulez-vous, au contraire, faire la société avec l'élément moral, qui est le droit, le souverain est la justice, parce que la justice est la règle du droit. Les constitutions libres ont pour objet de détròner la force et de faire régner la justice. » Loi des Elections. M. de Baran'e, Vie politique de M. RoyerCollard, 1861; 2 vol. in-8°, t. II. p. 33. (1) Esprit des Lois; liv. II, chap. 1. « Il y a trois espèces de gouvernements: le républicain, le monarchique et le despotique. Pour en découvrir la nature, il suffit de l'idée qu'en ont les hommes les moins instruits. » l'univers où l'on ne puisse trouver un Conseil des Cinq-Cents, un Conseil des Anciens et cinq Directeurs? Cette Constitution peut être présentée à toutes les associations humaines, depuis la Chine jusqu'à Genève. Mais une Constitution qui est faite pour toutes les nations n'est faite pour aucune; c'est une pure abstraction, une œuvre scolastique, faite pour exercer l'esprit d'après une hypothèse idéale, et qu'il faut adresser à l'homme dans les espaces imaginaires où il habite. Qu'est-ce qu'une Constitution? N'est-ce pas la solution du problème suivant: « Étant données la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes et les mauvaises qualités d'une certaine nation, trouver les lois qui lui conviennent? « Or ce problème n'est pas seulement abordé dans la Constitution de 1795, qui n'a songé qu'à l'homme (1). » Légèreté regrettable! Erreur frivole d'un esprit tourné pourtant vers les grandes vues! Il est vrai qu'il faut << respecter dans chaque peuple le gouvernement que l'usage y a consacré et que l'expérience (1) Critique de la Constitution de l'an III. a fait trouver le meilleur (1). » Et ainsi le meilleur gouvernement pour un peuple est celui qui est le mieux approprié à ce peuple; car tout gouvernement étant un moyen, il n'y a rien d'absolu en fait de moyens. Mais tous les peuples, en dépit des diversités qu'ils présentent, des influences particulières qu'ils subissent, ne sont-ils pas, après tout, des collections d'hommes? Qu'est-ce qu'un Français, qu'est-ce qu'un Italien, qu'est-ce qu'un Russe, qu'est-ce qu'un Persan, sinon un homme? Le costume et la langue, la latitude et la couleur ne changent pas le fond de l'homme. Mieux inspiré, M. de Maistre lui-même écrivait ailleurs : « Personne n'a de plus hautes idées que moi de la puissance royale; cependant il est certain qu'elle a, comme la puissance paternelle, des bornes qu'elle se donne à elle-même, et l'une de ces bornes, c'est de ne pas employer les hommes comme la pierre et le bois; elle doit se rappeler que ce sont des êtres sensibles qui ont une tête, un cœur et des entrailles (2). » A ce compte, il y a donc un meilleur gouvernement, un gouvernement idéal, quel que soit le pays, quel que soit le peuple auquel il (1) OEuvres complètes, t. XIV, p. 310; Cinquième Avertissement sur les lettres de M. Jurieu. (2) Considérations sur la France. s'agisse de l'appliquer; car c'est toujours et en tout cas l'homme qu'il faut gouverner. Ce meilleur gouvernement, par conséquent, est celui qui ne convient pas seulement à tel peuple, mais à tout peuple, et qui n'est point uniquement approprié à telle réunion d'hommes, mais à la nature humaine. C'est celui « sous lequel l'homme trouve le plus de moyens de perfectionner sa nature intellectuelle et morale, et de remplir le mieux sa destination sur la terre. » Or, évidemment, ce gouvernement ne saurait être ni le despotisme d'un seul ou la monarchie absolue, ni le despotisme de la multitude ou la démocratie. «Le despotisme tyrannique des souverains, en effet, est un attentat aux droits de la fraternité humaine; le despotisme de la multitude est une puissance folle et aveugle qui se tourne contre elle-même; un peuple gâté par une liberté excessive est le plus insupportable des tyrans : « Bellua multorum capitum. » Monarchique ou démocratique, le despotisme va contre la fin même de tout gouvernement. Tandis que tout gouvernement n'a d'autre fin que la liberté, le despotisme, sous toutes les formes, est la négation de la liberté. Serait-il donc si déraisonnable, parmi toutes les infirmités des choses humaines, et tout en gravitant de plus en plus vers l'idéal d'une pleine et vraie |