Images de page
PDF
ePub

CHAPITRE VI

L'HISTOIRE

La science de l'homme n'est point complète, et. par conséquent, la tàche de la philosophie demeure inachevée, lorsqu'on a étudié dans l'homme ses facultés et leurs opérations, ses rapports soit avec lui-même, soit avec Dieu, soit avec ses semblables. Il reste à rechercher quels rapports il soutient avec le monde au sein duquel il est placé : de là la philosophie de la nature. Ce n'est pas tout. Si chaque homme est foncièrement semblable à chaque homme, de telle sorte que la connaissance d'un homme comprend la connaissance même de l'homme, on

découvre dans chaque homme un double élément un élément individuel et un élément collectif.

En effet, la pensée de chaque homme n'est point isolée comme elle résulte plus ou moins de la pensée de ceux qui l'ont précédé, elle contribue aussi plus ou moins à former la pensée de ceux qui viennent après lui. Et ce qui est vrai de la pensée de tout homme ne l'est pas moins de ses actions. Les faits que ses devanciers ont accomplis influent inévitablement sur ses actions, comme ses propres actes influeront, à leur tour, sur ceux de ses successeurs. Enfin, entre tout homme et ses contemporains s'exercent de perpétuelles et réciproques influences. De la sorte, indépendamment des pensées individuelles, se produit un courant de pensée générale; indépendamment des existences individuelles, se déploie une existence générale. En un mot, au-dessus de la vie des individus se manifeste la vie des peuples; au-dessus de la vie des hommes la vie de l'humanité. Cette vie collective est l'objet même de l'histoire, et très-expressément de l'histoire universelle. De là la philosophie de l'histoire.

Or quel est, dans la philosophie de l'histoire, le rôle de la psychologie?

Il convient, afin de mieux résoudre cette question, de la diviser.

Effectivement, la philosophie de l'histoire, comme l'histoire elle-même, offre, ce semble, deux parties qui, pour n'être point séparées, n'en sont pas moins fort distinctes. D'un côté se présente l'histoire de la pensée humaine, laquelle ne se doit pas confondre, malgré les liens étroits qui l'y rattachent, avec l'histoire de l'esprit humain, c'est-à-dire des institutions et des lois, des lettres, des sciences, des arts, des religions. C'est l'histoire des systèmes philosophiques. D'un autre côté, et d'une manière plus saisissante pour les imaginations, apparaît l'histoire des faits extérieurs, des événements humains. C'est l'histoire proprement dite.

Il appartient à la philosophie d'interpréter l'une et l'autre histoire, l'histoire de la pensée humaine et l'histoire des événements humains; d'en assigner l'origine, d'en rechercher les lois, d'en déterminer l'objet. Il y a donc, à mon sens, une philosophie de l'histoire de la philosophie, au même titre qu'une philosophie de l'histoire proprement dite.

Par conséquent, quel sera, tout d'abord, le rôle de la psychologie dans la philosophie de l'histoire de la philosophie?

«L'histoire de la philosophie, écrit M. Ancillon,

LA NATURE HUMAINE.

28

ne présente au premier coup d'œil qu'un véritable chaos; les notions, les principes, les systèmes s'y succèdent, se combattent et s'effacent les uns les autres, sans qu'on sache le point de départ et le but de tous ces mouvements, et le véritable objet de ces constructions aussi hardies que peu solides (1). » C'est cette mobilité, en apparence sans fond; ce sont ces vicissitudes, au premier aspect indéfinies et monotones; ce sont ces ténèbres et ces oppositions qui d'ordinaire rebutent les esprits et les détournent des spéculations philosophiques, comme d'autant d'erreurs ou d'inutiles abstractions.

L'étude de l'âme humaine suffit à guérir ces préjugés et à dissiper ces préventions. En effet, on l'a dit avec raison « Tous les problèmes agités par les philosophes, toutes les solutions qui en ont été données, tous les systèmes qui ont régné tour à tour ou se sont combattus dans le même temps sont, de quelque manière qu'on les juge, des faits qui ont leur origine dans la conscience humaine, des faits qui éclairent et qui complètent ceux que chacun de nous découvre en lui-même : car comment auraient-ils pu se produire, s'ils n'avaient

(1) Mélanges.

pas en nous, dans les lois de notre intelligence, leur fondement et leur raison d'être (1)? »

Voilà donc, par la psychologie, l'histoire de la philosophie légitimée. L'histoire de la philosophie n'est que l'histoire même des états de la conscience humaine. C'est au plus intime de l'àme qu'elle prend son origine.

Voici comment, par la psychologie, l'histoire de la philosophie entre en possession de sa méthode.

La première méthode qui semble s'imposer à quiconque entreprend de débrouiller le chaos des systèmes est la méthode chronologique. Suivre l'ordre des temps, n'est-ce pas effectivement suivre l'ordre même de la génération des doctrines? Et si l'on veut constater les lois d'après lesquelles se développe la pensée humaine, et non pas les imaginer, n'est-il pas nécessaire de se plier à leurs manifestations?

J'avoue qu'il importe extrêmement de tenir compte de l'ordre chronologique des théories. Mais j'ajoute que cet ordre néanmoins ne constitue pas une méthode, parce que c'est un ordre sans critique. A une même époque ont pu se produire des

(1) Dictionnaire des sciences philosophiques. 1844-52, 6 vol. in-8°, Préface.

« PrécédentContinuer »