Le jour que vous épouserez à votre tour une personne de qualité, me permettrez-vous de l'embrasser, comme si j'étais son égale? Défaites-vous de cette humilité, dit M. Bayern; c'est répondre mal aux volontés de vos bienfaiteurs. Vous êtes mon égale, et je vous prie de vous considérer comme telle. Pardonnez à ma niaiscrie, M. Bayern. Mes fonctions de lingère et de fille de confiance sont liées dans mes souvenirs avec votre amitié pour moi; c'est à cause de cela que je les aime, car je ne rougis point d'avoir été servante. J'excuse votre simplicité, Madelon. Maintenant, M. Bayern, ma reconnaissance ne pourra-t-elle jamais s'acquitter envers vous? -Cela ne dépend plus ni de vous ni de moi. Mais songeons હૈ vos amours et à vos inquiétudes. Il faut que je voie ce M. George, que je sache s'il a pour vous un attachement honnête, et nous allons d'abord réparer un de vos torts en faisant part de vos secrets à madame la supérieure. Je porterai la parole, et vous ne m'interromprez point. La supérieure pensa tomber de son haut en apprenant comment sa surveillance avait été en défaut. Elle s'attendait à des reproches terribles; mais M. Bayern eut le bon goût de ne point perdre son temps en récriminations inutiles. L'esprit droit du négociant avait déjà calculé les conséquences de cette affaire, accepté la situation, et placé sa générosité à la hauteur des circonstances. Madelon était bien honteuse pendant ces éclaircissements, qui faisaient ressortir l'énormité de ses fautes; sa confusion se dissipa quand on lui donna la permission de recevoir son amoureux au parloir. Cher M. Bayern, dit-elle, vous êtes mon bon ange. Mais avec tout cela vous ne m'avez pas encore fait ces confidences pour lesquelles vous étiez venu. Je vous ai assez ennuyé de mes peines; c'est à votre tour à me confier les vôtres. Il est tard, Madelon, répondit le jeune Allemand. Nous remettrons mes confidences à un autre jour. Le père de M. George, courbé sur son établi, regardait à la loupe l'intérieur d'une montre, lorsqu'un étranger vint interrompre son travail. Après une conférence fort longue, l'horloger reconduisit cet étranger jusqu'à la porte de la rue, en l'accablant de bénédictions et de témoignages de respect. Il appela ensuite son fils, et lui annonça sans doute quelque heureuse nouvelle, car M. George, fou de joie, courut au pensionnat; sa sœur descendit au parloir, accompagnée de Madelon, et ces trois jeunes têtes se donnèrent le passe-temps des projets de bonheur et des châteaux en Espagne. Lorsque M. Bayern revint le lendemain, son visage était pâle, son parler lent, son regard moins ferme qu'à l'ordinaire. -Madelon, dit-il, les difficultés sont levées. Tout est convenu. Voici vos papiers de famille que j'avais apportés 'dans un autre but. J'ai écrit à vos père et mère. Ils auront le temps d'arriver à Genève pendant le délai de la publication. Vous pouvez vous marier quand vous voudrez. Pour mon cadeau de noces, je vous donne la corbeille et le trousseau. Vous avez cent vingt mille livres de dot. Nous dresserons le contrat ce soir, car il faut que je parte demain pour la Provence. Quoi! s'écria la jeune fille, un jour a suffi à tant de choses! Vous êtes donc un magicien? Et le consentement de mes parents de Narbonne?... Je m'en charge. Vous l'aurez bientôt par écrit et en bonne forme. Ne vous étonnez de rien. Épousez votre amant; cela vaut mieux. L'avez-vous vu hier? A-t-il été bien tendre ? Vous plaît-il toujours? C'est un aimable jeune homme, répondit Madelon; il m'a parlé de vous avec tant d'admiration que je l'aime bien davantage. M. Bayern poussa un soupir plaintif. Ses yeux se fermèrent. Il essaya, par un effort extraordinaire, de surmonter le malaise qui l'accablait et voulut se lever du sofa où il était assis; mais les forces lui manquèrent, et il tomba de côté, la tête sur les genoux de Madelon. Grand Dieu ! qu'a-t-il donc? s'écria la jeune fille. - Eh! ne voyez-vous pas, dit la supérieure, que vous lui percez le cœur à chaque mot que vous prononcez? N'avez-vous rien deviné? Ces protecteurs de Narbonne, cette adoption ne sont qu'une fable. Vous n'avez d'autre protecteur, d'autre bienfaiteur, d'autre ami que lui. Le malheureux vous aime depuis le premier jour qu'il vous a vue! Mais vous ne comprenez pas un mystère si facile à pénétrer. Vous allez comme une étourdie. Vous écoutez les conseils d'une camarade aussi folle que vous, et quand vous êtes amoureuse d'un garçon que vous ne connaissez point, quand celui qui vous aime vous sacrifie son bonheur, vous comble de biens, et s'évanouit ensuite de douleur, vous demandez ce qu'il a! Fille évaporée, inintelligente que vous êtes! Allons; ôtez-vous de là, et laissez-moi soigner ce pauvre jeune homme. En parlant ainsi, la supérieure frottait les tempes de M. Bayern avec du vinaigre et le couchait sur le sofa. Il reprit ses sens, et ouvrit les yeux au bout de cinq minutes. Madelon, foudroyée par une révélation si subite, le regardait d'un air égaré. Qu'a-t-elle done? dit à son tour M. Bayern. Elle sait tout, répondit la supérieure. Ah! c'est à présent, s'écria Madelon en tombant à genoux, c'est à présent que je suis punie de mes fautes! Mais je les réparerai, cher M. Bayern. Hélas! pourquoi m'avoir caché votre amour? Pouvais-je concevoir seulement la pensée de votre préférence pour la fille d'un charbonnier, pour une servante? Si l'on m'eût dit cela, si vous m'eussiez fait part de votre envie, j'en aurais été plus heureuse qu'une reine. Mais vous me dissimulez toutes vos pensées; vous me traitez avec une froideur qui me désespère; vous me conseillez de partir, sans m'apprendre que c'est vous-même qui m'envoyez à Genève. Je n'ai point d'esprit. Je prends tout cela pour de l'indifférence, pour de la hauteur, et je jette mon cœur au premier qui me le demande. Heureusement, il est temps encore. Je suis à vous, M. Bayern; disposez de moi. J'en dispose, répondit M. Bayern, en vous mariant à celui que vous aimez. Tant pis pour moi si j'ai agi maladroitement! Je n'accepte point de sacrifice. - Il n'y a pas de sacrifice, reprit Madelon. Je vous dois mon éducation, ma condition nouvelle; sans vous, je ne saurais pas même parler; et après tant de bienfaits, tant de patience, tant d'argent dépensé, un autre viendrait s'emparer de moi, et ne vous laisser que des regrets et du chagrin ! Oh! non pas, cher M. Bayern. Si mon cœur était assez lâche pour hésiter, je me noierais plutôt dans le lac. Vous ne vous noierez point, et vous épouserez votre amant, parce que je le veux. Et moi, je vous déclare que je refuse votre dot, que je ne signerai point le contrat, que je ne verrai plus M. George, et que je resterai fille toute ma vie, si vous ne m'épousez. Bien, mon enfant ! dit la supérieure. Jamais entê tement ne fut mieux placé. M. Bayern vous aime; il se rendra. Je vois déjà dans ses yeux la joie et l'attendrissement. Allons, monsieur, embrassez votre femme. La supérieure poussa doucement Madelon. M. Bayern ouvrit les bras, et les deux jeunes gens se fiancèrent par un baiser. Peu de jours après, la foule amassée devant la porte du pensionnat des dames calvinistes s'écarta pour faire place aux carrosses de louage qui venaient chercher les époux. Quand la mariée parut, on admira fort sa beauté, sa jeunesse et sa riche toilette; mais les bonnes gens remarquèrent qu'elle avait les yeux rouges. Des habits de fête couvrent souvent un cœur en deuil, murmura une vieille femme. Ce sera bien autre chose demain, dit une voix lamentable. Attendez seulement que cette innocente connaisse tout ce qu'une fille donne en se mariant. Le soir, un bruit sinistre circula parmi les convives du souper de noces. On disait que le fils d'un horloger de la ville, à qui l'épousée avait été promise, venait de se faire sauter la cervelle d'un coup de pistolet. Le lendemain, vers dix heures du matin, les gens qui passaient sur le quai regardaient un cadavre que les mariniers tiraient de l'eau. On déposa le corps sur la rive : c'était une femme toute jeune. La mort n'avait presque pas altéré son visage. Une berline de voyage qui suivait les bords du lac s'arrêta devant l'attroupement. Un vieillard maigre et d'une figure étrange sortit la tête par la portière du carrosse. -Don Secondo! s'écria un jeune homme qui se trouvait parmi les curieux. Je vous cherche depuis deux jours dans toutes les auberges de la ville. Par charité, ne partez pas sitôt. Accordez-moi au moins une heure. - Mon fils, répondit le vieillard, ce que tu demandes |